La Vie ambiguë

19 novembre.

Aujourd’hui, Maria Pétrovna est venue me voiren compagnie du docteur. Maria Pétrovna est une femme trèsremarquable. Je crois avoir été amoureux d’elle tout enfant.J’eusse peut-être oublié cette circonstance depuis longtemps déjàsi elle-même ne me la rappelait parfois avec sa façon dedire : « Vous qui m’avez tant aimée… » Nous sommesdu même âge ; mais, l’an passé, il s’est trouvé qu’àl’entendre j’ai cinq ans de plus qu’elle.

Je fus son témoin quand elle se maria avec legénéral Kounistchev, déjà âgé, et qui mourut au bout de six ans,lui laissant l’hôtel qu’elle habite l’hiver et une grande propriétéprès de Riazan où elle passe l’été.

C’est à présent une grosse blonde assezfraîche et très bien conservée, non seulement pour l’âge qu’elle a,mais encore pour celui qu’elle se donne. C’est une femme qui estloin d’être sotte, mais elle serait beaucoup plus sage si ellen’était pas si distraite. Elle se tient attentivement au fait de lalittérature, lit la Revue des Deux Mondes d’un bout àl’autre, s’y attarde longuement, et sa conversation révèle toujoursl’article qui l’a plus spécialement retenue. Un jour, à un dîner oùl’on parlait d’une actrice française nouvelle, elle interrompit laconversation pour m’apostropher : « N’est-ce pas, Paul,que l’impératrice byzantine Zoé était une femmeétrange ? » Une autre fois, elle demanda à un parentéloigné de feu son mari Nicolas Kounistchev, élève d’une écolemilitaire, qui passait chez elle les vacances : « Quepensez-vous, Nicolas, de la situation des fellahs enÉgypte ? »

Pour toute réponse, l’autre fit sonner seséperons.

Je vois Maria Pétrovna presque tous les jours.Le plus souvent je m’ennuie avec elle ; mais je me sens attiréchez elle comme dans un havre calme, sûr, coutumier. Parfois nouspassons ensemble des soirées entières à parler de poésie et d’amouret aussi des potins de la ville. Elle aime la musique et joue trèsvolontiers les Nocturnes de Chopin, mais elle les joueavec tant de sentiment et si lentement qu’on ne les reconnaît plus,et quelquefois, par distraction, elle s’embrouille.

J’ai remarqué que, dans ses jours demélancolie, elle joue les Cloches du Monastère ; auxpremières notes de ce morceau lugubre, le sommeil me gagne. MariaPétrovna n’admet que l’amour platonique. Avec ce NicolasKounistchev, dont je viens de parler, il lui est même arrivé, l’andernier, une histoire très caractéristique. Quand il fut promuofficier, Maria Pétrovna prit grand soin de lui ; ellel’invitait sans cesse et organisait pour lui des soirées, malgré sahaine des réceptions. Je me réjouissais pour elle et pensaisqu’après avoir médit toute sa vie de l’amour, elle était enfinamoureuse pour de bon. Mais voici la fin : un matin, on meremit ce billet laconique : « Mon cher Paul, venez mevoir, j’ai à vous parler. » Je trouvai Maria Pétrovna dans leslarmes et entourée de potions.

– Je vous ai prié de venir,commençât-elle d’une voix faible, parce que je vous crois un amivéritable ; vous n’imaginez pas combien il est triste deperdre ses illusions, et je suis tout à fait désillusionnée sur lecompte de Nicolas : il ne m’a pas comprise !

– Mais qu’a-t-il fait ?

– Je ne puis vous le dire ; je nepuis dire qu’une seule chose : il ne m’a pascomprise !

Ne comprenant rien moi-même, je suis allé chezNicolas. Celui-ci reçut d’abord mes questions assez froidement.

– Mais comprenez bien, Nicolas, luidis-je, que je ne suis pas du tout venu faire une enquête ; àvrai dire, cette affaire ne me touche pas du tout ; seulement,comme ami de Maria Pétrovna et le vôtre, je veux faire cesser lemalentendu qu’il y a entre vous. Qu’est-il arrivé ?

– Mais absolument rien, répondit-il enriant. J’ai passé toute la soirée chez ma tante ; tout letemps elle a joué des Nocturnes,puis on a servi àsouper ; après, je ne sais trop pourquoi, j’ai peut-être baisésa main une fois de trop, elle s’est fâchée et s’est retirée.

– Je suis persuadé que vous n’avez pasvoulu offenser Maria Pétrovna ; mais néanmoins pourquoi ne luiprésenteriez-vous des excuses ?

– Mais, si vous voulez, je suis prêt à enfaire cent mille.

Aussitôt je me suis rendu avec le coupablechez Maria Pétrovna ; il s’excusa respectueusement et reçutson pardon ; mais de ce jour il cessa ses visites. Cette fois,il l’avait tout à fait comprise.

Aujourd’hui, Maria Pétrovna est venue me voirtout de noir vêtue et avec un visage d’enterrement. À ma vue, elles’égaya.

– Mais, Paul, je ne vous trouve pas simal que me l’a dit Féodor Féodorovitch.

Le docteur lui lança un regard très expressif,mais qui fut vain ; elle ne le vit pas ; seul je leremarquai.

– C’est vrai, Paul est un peuabattu ; mais regardez : il a des couleurs et, dans tousles cas, Féodor Féodorovitch, il me semble qu’il ne faut pas letraiter par des moyens violents ; on pourrait lui donnerpulsatilla ou mercurius solubilis, qu’en pensez-vous ?

– Maria Pétrovna, vous savez ce que jepense de l’homéopathie, répondit très sèchement le docteur.

– Pardon, j’oubliais… Cependant je croisque pulsatilla ne peut pas faire de mal.

– Si elle ne peut pas faire de mal, ellene peut pas faire de bien, et si elle peut faire du bien, elle peutaussi faire du mal, c’est un cercle vicieuse de laquellevous ne sortirez pas.

– Féodor Féodorovitch, combien de foisvous ai-je dit que cercle est du masculin et qu’il fautdire cercle vicieux et non vicieuse !remarqua d’un ton de doux reproche Maria Pétrovna.

Le docteur, piqué d’avoir été repris pour sonfrançais dont il était entiché et surtout de l’allusion àl’homéopathie, annonça qu’il avait à voir sur l’heure un clientgravement malade. Malgré mes instances Maria Pétrovna ne consentitpas à rester seule et partit en même temps. Peut-êtreredoutait-elle de ma part une incartade du genre de celle deNicolas Kounistchev. D’ailleurs elle put donner de son départ unmotif excellent, sa nièce. De cette nièce qui, depuis quelquesjours, était sortie de pension, j’ai les oreilles rebattues. Elles’est imaginé l’aimer beaucoup, bien qu’il y ait fort longtempsqu’elle ne l’ait vue. Elle dit à présent que sa nièce estcharmante, elle l’appelle « l’enfant de mon cœur » etregrette beaucoup que je ne la connaisse pas encore. Moi, je ne leregrette nullement : ce doit être une pensionnaire blonde etsentimentale comme sa tante.

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