La Vie ambiguë

II

La nuit vint. Je fus étendu sur la table, dansle grand salon, qu’on avait tendu de noir ; les meublesétaient enlevés, les stores baissés, les tableaux cachés sous unvoile noir. Une couverture de brocart d’or me couvrait les jambes.Dans de hauts chandeliers d’argent, des bougies de cire brûlaient.À ma droite, contre le mur, immobile, se tenait Savieli ; avecses pommettes jaunes en saillie, son crâne poli, sa bouche sansdents, et ses yeux mi-clos cerclés de rides, il avait plus que moil’air d’un cadavre. À ma gauche, devant le lutrin, un homme pâle, àlongue redingote, lisait, d’une voix monotone qui résonnait dans lasalle vide : « Ma bouche est muette et fermée, et sur tonordre j’ai disparu. »

Il y a juste deux mois, cette même salle étaitpleine des musiques, du tournoiement des amabilités et desmédisances d’un bal. J’ai toujours détesté cette sorte d’exerciceet d’ailleurs, depuis la mi-novembre, ma santé n’était pas trèssolide : aussi avais-je protesté contre ce bal ; mais mafemme tenait absolument à le donner, car elle espérait, et avecraison, que de très hauts personnages y viendraient. C’est toutjuste si nous ne nous sommes pas querellés ; enfin elle eutgain de cause… Au gré de tous, le bal fut brillant : pour moi,il fut insupportable. Ce soir-là, je sentis pour la première foisles fatigues de la vie et, nettement, qu’il me restait peu de tempsà vivre.

Toute ma vie a été une série de bals, et cefut là le tragique de mon existence : J’aimais la campagne, lalecture, la chasse, la vie calme et familiale, et cependant j’aipassé toute ma vie dans le monde ; d’abord, ce fut pourcomplaire à mes parents, puis, pour complaire à ma femme. J’aitoujours pensé que l’homme naît avec des goûts absolus et avec tousles germes de son caractère futur ; son but est précisément deréaliser son caractère. Tout le mal vient de ce que lescirconstances mettent parfois des obstacles à cette réalisation. Jepassais en revue toutes mes mauvaises actions, tous les actes quiautrefois troublaient ma conscience, et je pus constater que tousprovenaient du désaccord entre mon caractère et la vie que j’aimenée.

Mes pensées furent interrompues par un légerbruit à droite : Savieli, qui dormait depuis déjà longtemps,chancela et faillit tomber. Il fit le signe de la croix, passa dansl’antichambre et en rapporta une chaise, puis il s’endormitfranchement dans un coin du salon. Le chantre psalmodiait plusparesseusement et plus bas ; enfin il se tut et suivitl’exemple de Savieli. Il y eut alors un silence de mort.

Dans ce silence, toute ma vie se déroula commeune chose inévitable, terrible par sa sévère logique. Je ne voyaispas de faits distincts, mais une ligne droite qui allait du jour dema naissance au soir d’aujourd’hui. Elle ne pouvait aller plusloin : c’était clair. Mais j’ai déjà dit que, deux mois avant,j’avais senti l’approche de la mort, et tous les hommes la sententde même. Le pressentiment a son rôle dans la vie de chacun de nous,et il ne déçoit pas. Le poète parle avec une admirable justessequand il dit : « Les événements futurs jettent une ombredevant eux. » Si les hommes se plaignent quelquefois d’avoirété trompés par le pressentiment, c’est parce que leurs sensationsleur restent obscures : toujours ils désirent ou appréhendent,et ils prennent leur peur ou leur espoir pour le pressentiment.

Sans doute, je ne pouvais discerner avecprécision le jour et l’heure de ma mort, mais je les savaisapproximativement. J’ai eu toute ma vie une santé florissante, ettout à coup, au commencement de novembre, sans aucune cause, j’aicommencé à être indisposé ; je n’avais encore aucune maladie,mais je me suis senti appelé à la mort aussi clairement que je mesuis senti parfois appelé au sommeil.

D’habitude, au commencement de l’hiver, mafemme et moi faisions nos plans pour l’été ; cette année, jene pouvais rien combiner ; le tableau de l’été ne se dessinaitpas ; d’une manière générale, il me semblait qu’il n’y auraitpas d’été. La maladie cependant ne se précisait pas. Comme unehôtesse cérémonieuse, il lui fallait quelque occasion ; maisbientôt les occasions abondèrent. À la fin de décembre, je devaispartir pour la chasse à l’ours : le temps était très froid, etma femme, qui, sans nulle raison, commençait à s’inquiéter de masanté (c’était sans doute, pour elle aussi, le pressentiment), mesupplia de n’y pas aller. J’étais un chasseur passionné, aussi jerésolus d’aller quand même à la chasse ; mais au moment dudépart je reçus un télégramme : les ours s’étaient enfuis etla chasse était ajournée. Cette fois, l’hôtesse cérémonieusen’entra pas dans ma maison. Une semaine plus tard, une dame avecqui je fleuretais organisa un pique-nique avec troïkas, tziganes etmontagnes russes ; un rhume était inévitable ; maisinopinément ma femme tomba malade et me demanda de passer la soiréeà la maison ; peut-être était-ce une feinte, car, lelendemain, elle était au théâtre. Quoi qu’il en fût, l’hôtessecérémonieuse passa encore une fois. Deux jours après, mon oncleVassili Ivanovitch mourut ; mon frère, très vain de sonorigine, disait quelquefois de lui : « C’est notre comtede Chambord. » Cette considération à part, j’aimais beaucoupl’oncle : comment ne pas aller à ses funérailles. Je suivis lecercueil à pied, le temps était affreux, je me refroidis :l’hôtesse cérémonieuse, ravie de l’occasion, vint chez moi le mêmesoir…

Le troisième jour, le médecin diagnostiquaitune pneumonie avec toutes les complications possibles et déclaraitque je ne vivrais pas plus de deux jours ; mais le 20 févrierétait encore loin, et je ne pouvais mourir avant. Et alors acommencé une lente agonie qui embarrassa fort l’homme descience ; j’allais un peu mieux, puis je m’affaissais ;je souffrais beaucoup ; je cessais absolument desouffrir ; et, en dépit de toutes les règles, je ne suis pasmort avant le jour fixé dès ma naissance. Comme un acteurconsciencieux, j’ai joué mon rôle, sans ajouter ni retrancher unmot à ce qui m’était prescrit par le dramaturge. Cette comparaisonsi banale de la vie avec un rôle a pour moi un sens profond. Si jeremplis mon rôle en acteur consciencieux, c’est probablement quej’ai joué d’autres rôles, que j’ai pris part à d’autres pièces. Sije ne suis pas mort au moment où il était évident pour tous que jemourais, c’est que probablement je ne mourrai jamais et vivrai tantque durera le monde. Ce que j’ai perçu hier si vaguement s’estcomme solidifié en une certitude ; mais quels étaient cesrôles et dans quelles pièces les ai-je donc joués ?

Je me mis à chercher dans ma vie passée laclef de ce problème. D’abord je poursuivis tels rêves où vivaientdes pays et des personnages qu’avaient ignorés mes veilles… Je meremémorai telles rencontres qui m’avaient ému profondément,insolitement, et, soudain, je me rappelai le château de laRoche-Maudin.

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