La Vie ambiguë

2 décembre,

Suis-je intelligent ou bête ? On medemanderait à l’improviste de le dire de n’importe lequel de mesamis que je serais très embarrassé de répondre sur-le-champ. Je neparle pas des hommes de génie, ni des purs idiots ; les unssont d’ailleurs aussi rares que les autres. Il m’est encore plusdifficile de me prononcer sur mon compte. On se fait généralementde l’esprit les idées les plus différentes ; dans le monde, ondit le plus souvent d’un homme qu’il est intelligent quand il saitpar cœur beaucoup de calembours français, ou qu’il critique tout lemonde ; chez les savants, on tient pour intelligent celui quia la patience ou le temps de lire la plus grande somme de chosesinutiles ; pour les gens d’affaires, c’est celui qui est leplus retors. Dire de quelqu’un qu’il a de l’esprit ou que c’est unebête ne signifie absolument rien : cela dépend uniquement del’état où l’on se trouve. J’ai dit, par exemple, que MariaPétrovna, malgré ses distractions, n’est pas une sotte ; mais,quand je l’ai écrit j’étais de très bonne humeur. Mal disposé, jepouvais dire absolument le contraire, et je n’aurais pas été loinde la vérité. Hier, elle m’a envoyé des pilules homéopathiques avecla recommandation la plus sévère de n’en pas parler au docteur.Aujourd’hui, Féodor Féodorovitch est entré chez moi en medemandant :

– Eh bien, et la pulsatille vous a-t-elleréussi ?

– Qui vous a dit… ?

– Maria Pétrovna naturellement.

Pour moi, ce n’est qu’en logique que l’espritdonne sa mesure. Or, de ce point de vue je ne puis pas dire que jesois un sage. Souvent je n’ai pas fait ce que j’avais résolu, etnéanmoins je puis jurer n’avoir jamais menti avec préméditation.Dans mon enfance, ma vieille tante Avdotia Markovna me grondait unjour pour une espièglerie : « Toi tu es sage, medit-elle, mais ta tête ne l’est pas. » Je crois qu’elle avaitraison.

J’appartiens à une vieille famille noble,conservatrice, et l’éducation autant que la vie militaires n’ontfait qu’aggraver mon conservatisme. Le principal, l’unique roman dema vie, dont je parlerai plus tard me fit prendre maretraite ; je m’installai à la campagne où je fus choisi commearbitre territorial.

Notre province était réputée pour lalibéralité de ses arbitres, et parmi eux je fus l’un des pluslibéraux. Comment cela s’est-il fait, je ne me chargerai pas del’expliquer à présent ; mais, dans ce temps-là, toutes lesopinions étaient mêlées jusqu’au ridicule ; chacun pouvait sedire ce que bon lui semblait. Dans mon enfance, on m’apprenait quele conservateur doit suivre les impulsions du gouvernement, et ilarrivait que le gouvernement était plus libéral que la société.Notre gouverneur, jadis l’un des propriétaires les plus cruels,pleurait d’attendrissement au mot d’émancipation. Il est probableque si le gouvernement avait décidé de remettre les paysans enesclavage, ses larmes auraient coulé encore plus abondamment.

Étais-je absolument sincère ? Oui et non,comme dit une dame de ma connaissance, qui veut donner à entendrequ’elle sait tout, mais sans se mettre dans l’embarras.

Il m’arrivait de m’abandonner à de gravesréflexions. Prenons, pensais-je, mon oncle Platon Markovitch :jusqu’à l’âge de soixante-dix ans, il fut le plus parfait honnêtehomme qu’on pût voir, les paysans l’adoraient ; mais il est duvieux temps, il lui est difficile de se faire aux idéesnouvelles : il a peur de la ruine pour ses enfants ; qu’ya-t-il donc d’extraordinaire qu’il défende de son mieux sesintérêts ? peut-on dire qu’il soit malhonnête ? Mais cesréflexions étaient étouffées par le bruit des assemblées générales,les articles de journaux et surtout par la mode, et nous étions laterreur de la province et ne faisions pas de différence entre leshommes comme Platon Markovitch et les vrais suppôts du servage.Cette conduite passionnée et évidemment injuste était peut-êtrenécessaire pour le rôle historique que nous avions à jouer, et,quand il fut fini, nous descendîmes de scène, et je retournai toutnaturellement dans le cercle ancien des hommes et des idées.L’année dernière, j’ai rencontré à Pétersbourg quelques anciensterroristes avec lesquels j’avais gardé des relations amicales.Nous convînmes de dîner ensemble au restaurant. Il y eut toutd’abord un peu de gêne ; mais, sous l’influence du vin et desvieux souvenirs, cette sensation se dissipa et, à la fin du dîner,on discourut des « planteurs », de « la lutte contreles planteurs », et l’on brandit combien de mots jadisterribles, maintenant sans vertu. Pour quelques heures encore nousnous crûmes redevenus des kalifes.

Cette fois étais-je sincère ? Je vousrépondrai encore comme cette dame de ma connaissance : oui etnon. Les idées que ces mots représentent sont depuis longtempspassées de mode ; autrefois ils suscitaient en foule desconceptions neuves, la rupture de tout le passé ; ce n’estplus à présent que des clichés.

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