La Vie ambiguë

6 novembre.

Hier, j’ai ressenti quelque chose d’étrange.Voilà déjà huit jours que je suis souffrant. Sans doute, ce n’estrien de sérieux ; mais enfin je ne me sens pas bien :j’ai mal à la tête, je tousse, la nuit je ne dors pas, et dans lajournée, je suis excessivement faible. Je me suis donc décidé àfaire appeler ce médecin que je rencontre souvent chez MariaPétrovna. Il a fait ce que font en pareil cas tous lesmédecins : il m’a ausculté, a pris ma température, et s’estpréoccupé de la langue et du pouls ; puis, trouvant tout enbon état, il s’est assis, pensif, devant le bureau. Avant de fairel’ordonnance, il se leva et de nouveau approcha son oreille de moncœur, puis hocha la tête d’un air peu satisfait. Jel’interrogeai :

– Voyez-vous…, commença-t-il, en hésitantet en cherchant ses mots, votre cœur est bon…, mais, comment vousdire ?… Regardez vos pantoufles, vous les portez depuislongtemps et pourrez les porter longtemps encore ; pourtant lebout commence à s’user, elles ont fait de l’usage. C’est bien commevotre cœur, il peut servir encore. Quel âge avez-vous ?

– Quel âge, moi ?

– Oui, vous. Qu’y a-t-il donc qui vousétonne ?

– C’est que je ne pense jamais à mon âge.J’ai plus de quarante ans.

Le docteur sourit.

– Je ne doute pas que vous ayez plus dequarante ans ; mais combien au juste ? Peut-être plutôtcinquante ?

– Si vous voulez. À peu près.

– Eh bien, voyez-vous, à cinquante ans,il faut bien se dire qu’on est un vieillard et ne pas s’étonner quele cœur n’ait plus la vigueur de la jeunesse.

Le docteur s’approcha de la table, l’airrésolu, et écrivit trois ordonnances.

– Pourrai-je au moins sortir aujourd’hui,demandai-je timidement d’une voix qui suppliait.

– Mais non, pas du tout. Demain, d’heureen heure, vous prendrez alternativement les deux potions ;pour la nuit, frictionnez-vous avec l’onguent. Je reviendraiaprès-demain.

– Mais j’ai promis à Maria Pétrovna dedîner chez elle ; vous savez qu’elle attend sa nièce,aujourd’hui ?

– Cela ne fait rien. En sortant d’ici,j’irai chez Maria Pétrovna, et je lui dirai que je vous ai défendude sortir ; la nièce, vous aurez le temps de la voir :elle passera tout l’hiver chez Maria Pétrovna.

Et, serrant négligemment le billet que je luiavais glissé à la dérobée, comme si je faisais quelque chose dehonteux, le docteur s’éloigna, l’air grave.

Cette visite du médecin m’a conduit aux plustristes réflexions. Jusqu’ici je m’étais toujours cru jeune, ettout à coup je suis un vieillard. Hier encore, je buvais, mangeais,dormais, faisais la cour aux femmes, comme un jeune homme ; àprésent, voilà tout changé.

Tout à l’heure, en fouillant dans ma table detravail, j’ai trouvé un vieux cahier jauni portant, commetitre : « Notes sur ma vie, Dresde ». J’ai commencéces pages, il y a de longues années déjà ; je vivais àl’étranger, l’âme profondément troublée. Voici les dernières lignesque j’y avais écrites : « Il est temps de finir, je voisque je ne comprends ni moi ni la vie qui m’environne ; letemps viendra où mon âme sera tranquillisée, le temps de la tristevieillesse ; ce jour-là, peut-être reprendrai-je cesnotes… » Évidemment le moment est venu : il y a longtempsque mon âme est tranquille, la route de la vie est presque achevée,il est temps d’établir mon bilan.

Toute ma vie je n’ai pas que mangé, dormi, etfait l’amour, mais j’ai encore observé, réfléchi ; et je veuxexaminer le résultat de ces « froides observations de l’espritet mécomptes douloureux du cœur ».

Je ne sais s’il sortira quelque chose de cesnotes ; mais, en tout cas, je suis content d’avoir enfintrouvé une occupation à ma portée.

Mais pourquoi donc serais-je unvieillard ? C’est pure sottise : mon visage est jeune, jen’ai pas une ride, au bal je danse, et les mamans me considèrentcomme un parti possible ; enfin tout le monde m’appelle PavlikDolsky. Seules les personnes qui me connaissent très peum’appellent Pavel Matvéiévitch, sinon toujours Pavlik,Pavlik ; et on n’appelle pas un vieillard Pavlik.

Récemment encore, au club, j’ai entendu unmonsieur dire à un vieillard qui cherchait un partenaire pour lewhist : « Eh ! voilà Pavlik Dolsky qui fera votreaffaire… » Cette familiarité me blessa un peu, car je connaisà peine ce monsieur ; mais à présent je lui donne tout à faitraison. Il n’y a pas à dire… Tout le monde m’appelle ainsi.Oh ! le stupide docteur qui se rajeunit et fait les yeux douxà Maria Pétrovna et veut que je sois un vieillard. C’est idiot,idiot, idiot.

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