La Vie ambiguë

IX

Et soudain j’ai crié, crié à pleins poumons,crié de toutes mes forces ; une joie folle m’a empoigné à cescris ; mais le son de ma voix m’a étonné : ce n’était pasma voix ordinaire, c’était un cri faible, grêle. J’ai ouvert lesyeux, la lumière cruelle d’un matin glacial m’a presque aveuglé. Jeme trouvais dans la chambre de Nastasia. Sophie Franzovna me tenaitdans ses mains. Nastasia était au lit, toute rouge, entourée decoussins et respirait péniblement.

– Écoute, Vasutka, prononçait la voix deSophie Franzovna, grimpe comme tu le pourras dans le salon etappelle Séméon pour un moment.

– Mais comment pourrais-je passer, petitetante ? répondit Vasutka. On est sur le point d’emmener leprince : c’est plein d’invités.

– Vas-y quand même. Après tout, c’est lepère.

Vasutka disparut, et, un instant après, revintavec Séméon : il était en frac noir, avait un crêpe au bras,et tenait à la main une grande serviette.

– Quoi ? demanda-t-il de l’air d’unhomme fort pressé.

– Tout va bien, je vous félicite,prononça triomphalement Sophie Franzovna.

– Grâce à Dieu ! dit Séméon qui,sans me regarder, s’éloigna en courant. Un garçon ou unefille ? demanda-t-il, déjà dans le couloir.

– Un garçon, un garçon.

– Grâce à Dieu ! répéta Séméon, etil disparut.

À ce moment Judichna achevait sa toilettedevant une commode sur laquelle était une vieille glace dans uncadre de cuivre. Tout en se couvrant la tête d’un mouchoir noirpour aller à la levée du corps, elle jeta un regard indigné surNastasia :

– Tu as bien pris ton temps, il n’y a pasà dire… On emmène le prince et, juste à ce moment, elle se décide àaccoucher. Que le diable…

Judichna cracha avec mépris, et, faisant lesigne de la croix, sortit dans le corridor.

Nastasia ne répondit rien, mais elle souritd’un sourire heureux. Et moi, on me lava dans une bassine, onm’emmaillota et l’on me mit au berceau. Je m’endormis immédiatementcomme un voyageur fatigué d’une route longue et pénible. Au bout dequelques heures je m’éveillai. J’étais un être sans force, sansraison, dévolu à la souffrance.

J’étais entré dans une nouvelle vie.

(Fin d’Entre la mort et la vie.)

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