La Vie ambiguë

6 mars.

Un savant de jadis professait que le plusgrand ennemi de l’homme, c’est l’homme même. J’ai fourni hier unevérification de cet aphorisme, en consignant dans mon journal quej’étais amoureux de Lydia. Tant que ce sentiment n’existe que dansla conscience, on peut lutter contre lui, mais une fois qu’il estformulé clairement, exprimé par des paroles ou écrit sur le papier,la lutte devient impossible ; cela équivaut à reconnaître paracte notarié sa toute-puissance. Déjà l’on ne se possède plussoi-même, on agit sous l’influence des forces sombres, inconnues.Aujourd’hui, par exemple, j’avais décidé très fermement de ne pasaller chez Maria Pétrovna, et j’ai dîné au club. Ce club quej’aimais tant autrefois m’a semblé un désert : toujours lesmêmes personnes, toujours les mêmes conversations, toujours lesmêmes menus. Autrefois cette monotonie traditionnelle meplaisait ; aujourd’hui, elle m’ennuie affreusement. Après ledîner, au billard, j’ai vu le vieux Troutniev qui jouait avec lemarqueur. Autrefois je ne faisais guère attention à ceTroutniev ; je suis content de le voir à présent, carTroutniev est parent des Zebkine et va souvent chez eux ;aussi je pus, en causant avec lui, parler de Lydia Lvovna.

Comme je causais avec Troutniev un peu surprisde mon extrême amabilité, à la porte parut l’estimé administrateurAndré Ivanovitch. J’eus aussitôt le pressentiment qu’il allait medire quelque chose de désagréable. Je ne me trompais pas.

– Qu’avez-vous, mon cher PavelMatvéiévitch ? me demanda-t-il avec quelque pitié et en meserrant la main. Quelle mine ! Comme vous avezvieilli !

– Eh, oui, André Ivanovitch, c’est lavieillesse.

– C’est ce qui s’appelle une bellevieillesse ! exclamait Troutniev. L’autre jour. PavelMatvéiévitch a si bien dansé qu’il a fatigué tous les jeunes…D’ailleurs Pavel Matvéiévitch n’est pas si vieux…

– Je vous demande pardon, répondit AndréIvanovitch. Je connais beaucoup de cas analogues : on se croittoujours jeune, et un beau matin on s’éveille et on est unvieillard. C’est comme au piquet, on compte 28, 29 et, le coupd’après, 60.

Très content de son mot, André Ivanovitchcourut le colporter à travers le club.

À ce moment, neuf heures sonnaient à la grandehorloge. Je me levai et descendis en hâte, comme si je craignais demanquer un train. – « Serguevskaïa et vite ! »criai-je au cocher, en montant en traîneau. Je ne sais pourquoi uneenvie irrésistible m’était venue tout à coup de voir Lydia, de lavoir, rien de plus ; je ne songeais pas à lui parler, mais àrester avec Maria Pétrovna. Quel plaisir, en effet, pouvait luiprocurer la vue de ma vieille figure fatiguée, quand brillaientautour d’elle tant de jeunes et joyeux visages ? Mais elle, onpeut la regarder, il n’est défendu à personne de regarder lesoleil, les étoiles, la coupole de Saint-Isaac, voilà lesréflexions que je faisais en traîneau. Mais, si modeste que fût mondésir, je ne pus le réaliser : le concierge m’apprit qu’il n’yavait pas trois minutes les jeunes gens étaient partis en troïka etque Maria Pétrovna était chez elle. Le sort voulait me prouverqu’il n’est pas toujours permis de regarder la coupole deSaint-Isaac.

Maria Pétrovna était dans ses jours detristesse, et la conversation ne parvenait pas à s’établir entrenous.

– Naturellement, Lydia Lvovna n’estjamais à la maison, dis-je non sans aigreur.

– Comment, jamais ? Hier, elle n’estpas sortie de la journée.

– Avoir cent personnes chez soi, voilà ceque vous appelez rester à la maison ? Savez-vous, MariaPétrovna, que vous m’étonnez : vous aimez beaucoup votrenièce, et cependant avec ces troïkas tous les jours, ces soirées,ces baraques, vous ne la voyez presque jamais.

– Il est vrai que je la vois peu ;mais que voulez-vous, Paul… il faut que jeunesse se passe.

– Oui, jeunesse, jeunesse, tant qu’onvoudra ; mais il y a limite à tout, et il me semble que lamanière de vivre de Lydia Lvovna ne laisse guère à l’esprit et aucœur le temps de se développer, et peut-être n’est-il pas trèsconvenable…

– Pour le coup, Paul, si quelqu’un devaits’étonner, c’est bien moi. J’ai toujours dit ce que vous dites àprésent, et vous m’avez toujours contredit. Je désapprouvais lestroïkas et vous les prôniez. La société qui se réunit chez lesZebkine me déplaît tout à fait ; je voulais que Lydia n’yparût que le moins possible, vous m’avez prouvé que j’avais tort,Sonia Zebkina ayant été élevée avec Lydia. Et pour ces baraquesenfin, vous vous rappelez que nous nous sommes querellés parce queje ne voulais pas que Lydia s’y rendît. J’ai eu confiance dansvotre tact et votre usage du monde, et vous me reprochez maintenantde vous avoir écouté ! Vraiment, Paul, vous êtes injuste.

Maria Pétrovna avait tout à fait raison, maisje ne m’en irritai que davantage.

– Eh bien, admettons. Puisque vous voulezque toute la faute soit à moi, je le veux aussi, j’en accepte laresponsabilité. Mais, dites-moi, Maria Pétrovna, quand vous ai-jeconseillé de permettre à votre nièce d’être familière avec lesjeunes gens, de les appeler par leurs prénoms, de passer avec euxdes journées entières ?…

– Vous parlez de Michel Kozielsky ?mais c’est un parent…

– Ah, pardon ! j’oubliais cettefameuse parenté. La mère de la princesse Kozielsky était la cousineissue de germaine de la grand’mère de Lydia. Que voilà donc uneparenté étroite !… Croyez bien qu’elle n’empêche rien.

« Assez, arrête-toi », me disaittimidement une voix intérieure ; mais j’étais fâcheusement entrain et je déversai la bile qui bouillait dans mon âme depuis unmois.

Maria Pétrovna se contenta de s’éventer.

– Cette fois, Paul, cette fois je ne suispas du tout de votre avis. Michel est un jeune homme de bonnefamille qui ne se permettrait rien de répréhensible. Mais vous avezune dent contre lui, voilà longtemps que je l’ai remarqué. Lui-mêmele sait et, hier encore, il disait : « Je ne saispourquoi Melchissédec m’en veut… »

Je bondis comme si une guêpe m’eut piqué.

– Tiens ! tiens ! il a dit ça.Ce Melchissédec… c’est moi ?

– Oui, c’est un sobriquet que la jeunessevous a donné, je ne sais trop pourquoi.

– C’est le comble ! criai-je enparcourant la chambre, et je manquai de renverser la table à théqui se trouvait sur mon passage. Je vous remercie, MariaPétrovna : ce n’est pas assez d’avoir fait de votre maison unasile pour les jeunes gens les plus fous, vous leur permettezencore d’offenser vos amis, d’offenser un homme qui vous connaîtdepuis votre enfance… qui… qui était témoin à votre mariage…

– Mais qu’avez-vous, Paul ?calmez-vous, balbutiait Maria Pétrovna, qui courait à mes trousseset finit par tomber assise sur le divan. Je ne comprends pas dutout ce qui a pu vous offenser tant. Si Melchissédec eût été unmalfaiteur, un assassin, je comprendrais encore ; mais je vousassure que c’était un homme très respectable, un saint, je crois.Je serais très flattée qu’on m’appelât Melchissédec ; l’annéedernière, dans la Revue des Deux Mondes, il y avait surlui un article : je vais vous le retrouver si vous voulez, àl’instant.

– Non, c’est inutile ! (Je criaiscomme un fou.) Non, je vous jure que je ne lirai pas,l’article ; les ducs de Bourgogne me suffisent, et puis vousne savez pas, Maria Pétrovna ? J’ai horreur de votre Revuedes Deux Mondes ; je la hais de toute mon âme : cen’est pas une Revue, mais un somnifère, quelque chose comme cesCloches du Monastèreque vous aimez tant.

– Oh ! prenez garde, Paul…Qu’avez-vous ! Vous commencez à dire des sottises.

Je me mis à réfléchir.

– Pardonnez-moi, Maria Pétrovna, je nesais vraiment plus ce que je dis ; mais, voyez-vous, je mesens mal, ma tête n’est pas très solide.

– C’est vrai, oui, vous êtes pâle commeun mort… Je vais vous chercher ignatium : cela vous soulageraimmédiatement.

J’avalai cinq granules d’ignatium, puisquelques autres granules, mais cela ne me soulagea pas ; lafièvre me gagnait. Maria Pétrovna donna l’ordre d’atteler et fitprévenir le médecin. On m’a reconduit à la maison, mis au lit, etdonné du thé. Deux heures après, j’étais réchauffé, mais je nepouvais dormir. Je me levai donc, et, en manière de mortification,j’ai relaté en détail ma conversation avec Maria Pétrovna : cemorceau me rappellera toujours combien j’ai été sot, insolent etgrossier.

Pour toi, petit lâche, qui donnes dessobriquets à des hommes trois fois plus âgés que toi et quicomposes sur eux des vers idiots, parce que tu te dandines etcambres ta poitrine, tu te crois tout permis ; mais moi aussij’ai été page : je me dandinais en cambrant la poitrine ;je n’étais pas plus mal que toi, et j’avais assurément plusd’esprit. Mais voilà, à présent, je suis délaissé et paraisridicule ! Le même sort t’attend : insensiblementpasseront les années et, quand ta bouche édentée bégaiera, un autrepage, qui n’est pas encore né, cambrera la poitrine et composerasur toi des vers imbéciles. Aujourd’hui, c’est toi qui me piétines,et je n’ai nul moyen de me venger : mais patiente : jeserai vengé par le temps. On t’a dit souvent sans doute, et toi,comme un stupide perroquet, tu le répètes, que le temps, c’est del’argent ; mais, parvenu à mon âge, tu reconnaîtras que letemps est beaucoup plus que l’argent : le temps, c’est le jugele plus équitable et le plus implacable bourreau.

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