L’Illustre Maurin

Chapitre 27Où l’on aura des documents authentiques et officiels surl’admirable et tonitruante coutume des bravades deSaint-Tropez.

Chaque année, le 15 du mois de juin, on voit,dès le matin, suspendue dans un cadre et sous verre, à la porte dela maison commune de Saint-Tropez, la copie suivante d’unedélibération municipale de ladite ville :

 

Au nom de Dieu soit-il. L’an mil six centtrente-sept et le cinquième jour de juillet, dans la maison deville, par-devant maître Honoré Marquès, lieutenant juge duditlieu, s’est rassemblé le conseil vieux et nouveau, à la manièreaccoutumée, à son de cloche, voix de trompette et cri public, pourdélibérer aux urgentes affaires de la communauté, où ont étéprésents les susnommés et premièrement : Jacques Antiboul,François Fabre et Antoine Augier, consuls ; capitaine FrançoisCocorel ; maître Jacques Marquesy, notaire ; capitaineAbel Peyre ; Antoine Martin d’Honoré, marchand ;Barthélémi Aubert, bourgeois ; capitaine CharlesAntiboul ; capitaine Jean Croust ; BalthazarTaurel ; André Gattus ; Joseph Cocorel ; nobleAntoine Antibert ; Jean Augier ; capitaine SébastienMartin ; noble Balthazar Raimondy, coseigneur d’Allons ;Honoré Martin d’Antoine, marchand ; et Jean Peyronnel,bourgeois.

Les sieurs consuls ont remontré au conseil quela communauté et les habitants de Saint-Tropez ont sujet deremercier le souverain Dieu de la grâce et faveur qu’il nous fit,le quinzième jour du mois de juin dernier au matin, denous avoir donné la force de nous défendre de l’attaque que nousfirent vingt et une galères d’Espagne qui nous combattirent environtrois heures ; sur quoi, requis le conseil de vouloirdélibérer qu’à l’avenir ce jour-là on fera fête à la ville et sefera procession générale en actions de grâces.

Lequel conseil, d’un commun accord, a délibéréque M. le prieur Antiboul sera prié, s’il lui plaît, enconsidération de la grâce et faveur que le souverain Dieu nous fit,ledit jour quinze juin dernier, de nous avoir préservé de l’attaquedes Espagnols, de vouloir faire, quand bon lui semblera, uneprocession générale à Saint-Tropez notre Patron, et qu’à l’avenirtoutes les années et le quinzième jour de juin, jour de laditeattaque, ferait faire une procession générale en actions degrâces.

Signé : MARQUÈS, lieutenant du juge,

ANTIBOUL-SENGLAS, greffier.

 

Le 24 juin 1558 fut nommé à Saint-Tropez, avecle titre de capitaine de la ville, un commandant général chargé,aux termes de la délibération municipale, de garder la ville dejour et de nuit contre les ennemis, avec pouvoir de prendre leshommes nécessaires à la défense, de faire mettre en étatl’artillerie, d’acheter de la poudre pour les bombardes etde la poudre fine, et de faire commandement à chacun de tenir sesarmes en ordre, etc.

En 1562, ses pouvoirs furent renouvelés ;le conseil municipal lui donne en plus le pouvoir « de prendretous les hommes qui lui sont nécessaires pour faire le guet, allercontre les Turcs et les ennemis du Roi, notre sire, du pays et duprésent lieu ».

On lit dans la vie de saint Tropez, racontéepar l’abbé Espitalier (Saint-Tropez, 1876) :

 

Les pouvoirs qui lui avaient été reconnus (aucapitaine de ville) par ladite ville de Saint-Tropez furentconfirmés par les lettres patentes de tous les rois, jusqu’à LouisXIV.

Mais sous le règne de ce puissant monarque,les armées permanentes ayant été créées, les habitants ne furentplus tenus à un service militaire obligatoire et régulier ; ladéfense de la ville fut confiée aux soldats du roi établisdans la citadelle ; et le capitaine de ville perdit l’autoritéqu’il avait jusqu’alors possédée.

Mais, en cessant de faire usage de leursarmes pour la défense de leur ville, les Tropéziens lesconservèrent pour honorer leur saint patron. Le capitaine deville, suivi du major et du porte-enseigne, continua à semettre en tête de la bravade, et les habitants, dépouillés deleur ancien prestige militaire, ne furent que plus zélés àreprendre, le jour de la fête patronale, le costume et lesarmes qu’ils avaient jusqu’alors portés.

 

Hélas ! le capitaine de ville se dispenseparfois d’assister à la bravade !… Alors, en 1759, le conseilmunicipal décide que désormais on donnera tous les ans au capitainede ville une épée d’argent, à la condition expresse qu’il se mettraà la tête de la bravade le jour de la fête.

Plus tard l’épée d’argent de cent livres estremplacée par une pique d’honneur « moins coûteuse ».

Le capitaine de ville est nommé par le conseilmunicipal, chaque année, le lundi de Pâques ; il reçoit despouvoirs spéciaux, la pique et trois cents francs d’indemnité.C’est seulement depuis 1806 que la pique remplace l’épée.

Voici, d’après le Guide de la Bravadede MM. Lally et Condroyer, le cérémonial de la nomination ducapitaine de ville (imprimé à Saint-Tropez en 1888) :

 

Le lundi de Pâques, quand le conseil municipala choisi le capitaine de ville, une délégation de trois membres serend immédiatement chez l’élu pour lui annoncer la bonne nouvelle.S’il accepte, celui-ci se rend aussitôt devant le conseil qui lenomme alors officiellement.

Le maire se présente avec l’élu sur le perronde l’Hôtel de ville, devant la population assemblée. Les tamboursroulent, puis battent aux champs. Alors le maire proclame lecapitaine de ville.

Une décharge de mousquets, suivie d’unroulement, accompagne les vivats approbateurs de la population. Aumême instant le capitaine de ville, accompagné du maire, desadjoints et des conseillers municipaux, parcourt triomphalement lesprincipales rues de la ville, au pas accéléré, au bruit du tambouret des décharges de mousquets jusqu’à son domicile.

Il est d’usage que la sonnerie des vêpres n’alieu qu’à la rentrée du capitaine de ville.

À partir de ce jour, la direction de la fête,avec toutes ses charges, incombe au capitaine deville.

Les jeux et divertissements lui sontfacultatifs ; il en règle l’ordre et lescombinaisons…

Le 16 mai, les joies (trophées deprix, écharpes, couverts, etc., suspendus à un cerceau horizontalporté au bout d’une hampe) parcourent la ville. Les tamboursbattent les aubades à toutes les autorités civiles et religieuses,à tous les fonctionnaires de l’État, aux chefs de corps de laBravade et à leur porte-enseigne, ainsi qu’à l’état-major del’année précédente.

À trois heures, le capitaine de ville, avecson état-major et toute son escorte, se rend sur la place de lamairie où il va faire halte même devant la maison Lavagne, formantl’angle de la rue Sainte-Anne.

PRISE DE LA PIQUE ET DU DRAPEAU

« Lorsque le maire, ceint de son écharpe,la pique à la main, apparaît sur le seuil de la porte de la mairie,le major commande : « Roulement ! » et ordonnede battre aux champs.

« On entend par battre auxchamps la marche du capitaine de ville et par battre audrapeau celle du porte-enseigne. Ces marches de circonstanceviennent de nos ancêtres.

Le capitaine de ville et son major viennent seplacer en face du maire. Le major seul s’avance vers celui-ci, et,à trois pas de distance, le salue de son épée.

Après l’avoir remise au fourreau, il prend lapique que le maire lui présente, recule de trois pas, et, tournantà gauche, il s’avance vers le capitaine de ville, s’arrête à troispas devant lui pour recevoir son salut et lui remet la pique qu’ilsalue à son tour. Après avoir rallié le capitaine de ville, il sedirige avec lui vers le maire.

À une distance proportionnelle, le capitainede ville, laissant son major en arrière, s’avance seulmajestueusement vers le maire et exécute en son honneur son premiersalut traditionnel, suivi d’une décharge générale de mousquets.

Le major s’avance à son tour, salue de sonépée le maire et vient avec le capitaine de ville reprendre saplace primitive.

 

L’excellent Guide de la Bravade, d’oùsont tirés ces renseignements, donne avec figures « les dixtemps qu’exige le salut du capitaine de ville. Le numéro 1 seul estapplicable au saint ».

 

Les dispositions sont les mêmes, ajoute leGuide, pour la prise du drapeau que pour celle de lapique.

Cette cérémonie terminée, le major commande ledéfilé.

Les corps nouvellement constitués passenttoujours après les mousquetaires qui sont lesgardes du capitaine de ville.

Le défilé passe devant le maire et vas’arrêter au bas de la place, où chaque corps de bravade prend saposition. Le capitaine de ville, son état-major à gauche, occupe lemilieu de la place, ayant à droite la rue Blanche.

Ainsi fixés, le major se détache, vient aviserle clergé que tout le corps de bravade est réuni, prêt à recevoirla bénédiction des armes, et il revient à son poste.

Le clergé, croix en tête, escorté desgardes-saint, se rend sur la place par la rue de l’Horloge. À sonapparition, le major fait porter et présenter les armes.

Il accompagne le célébrant pendant tout letemps de la cérémonie.

Les prières terminées, il commande un feugénéral.

Depuis quelques années, des navires de l’Étatviennent dans le port de Saint-Tropez saluer le saint aupassage.

 

Rien ne saurait mieux que ces citations donnerune idée du cérémonial de la bravade. Mais ce que rien, ni paroleni écriture, ne peut rendre, c’est l’extraordinaire, l’inouïspectacle que présente la ville de Saint-Tropez durant sa fêteannuelle. L’imagination reste impuissante à se représentercertaines choses, si on ne les a pas vues : impuissante lamémoire, quand on les a vues.

Et rien n’est touchant comme la vénération etl’amour de la ville pour son antique tradition.

Malheureusement pour Maurin et pourSaint-Tropez, la majesté des fêtes devait être troublée, cetteannée-là, par un absurde incident.

C’était le 15 juin 19… Le capitaine de villeSouventy, un ami de Maurin, avait exercé déjà deux fois dans sa viela haute fonction qu’il remplissait à la satisfaction de tous. Ildevait effectuer la reddition de la pique et du drapeau, le soirmême, avec les ordinaires cérémonies qui accompagnent la prise.Maurin était très fier d’adresser de temps à autre, du haut de soncheval, la parole à son ami Souventy ; car les fonctions decapitaine de ville sont une distinction réelle et considérable,comme on vient de le voir et comme on en jugera par cedétail : le jour de la Fête-Dieu, le capitaine de ville a lepas sur le maire. C’est lui qui tient le premier cordon du dais, etle maire en personne ne peut y prétendre. Souventy portait un habitbrodé d’amiral et le claque à plume blanche.

Le capitaine de ville, il y a un quart desiècle, portait quelquefois l’armure complète des Montmorency quela ville de Draguignan, qui la possède, prêtait à la ville deSaint-Tropez. Mais à figurer dans les bravades, l’armure s’abîmait,se rayait, se bossuait… Draguignan a fait river les articulationsdes jambières et des brassards, et désormais la garde jalousementdans son musée.

Or, c’était une chose étrange que de voirSouventy en costume d’amiral moderne, entouré de sa garde demousquetaires, les uns à pied, les autres à cheval, au nombre d’unecentaine.

Souventy maniait la pique avec une dextéritéet une élégance parfaites.

Tous les mouvements de la pique exigent unelongue et difficile étude. Mais Souventy était un humble servant dela tradition et un véritable capitaine, de ceux qui saventcommander parce qu’ils ont su obéir. C’était une joie de le voirsaluer ceux à qui il rendait hommage.

Tantôt il élevait la pique au-dessus de sonfront : un tour sur la tête repos sur l’épaule. Tantôt il laprésentait « par la main gauche », la main droite sur lacouture du pantalon ; puis il en renversait la pointe à terre« en avant, repos sur les doigts de la main gauche ».

À côté des mousquetaires à cheval, dansaientles chivaous frux, sous la conduite des élèves de Lougeon.Ce sont, comme on sait, chevaux de carton, dont les robesflottantes cachent les jambes du cavalier qui les anime, lesexcite, les fait évoluer, galoper, caracoler, bondir et secabrer.

Les mousquetaires avaient vraiment haute mine,Maurin en tête, sur leurs chevaux du golfe aux harnachementsenrubannés.

Tous ces mousquetaires, ainsi que les nouveauxcorps de bravade, sont armés non de mousquets mais de tromblons,formidables escopettes dont le canon s’évase comme le pavillon d’uncor de chasse, et que la ville de Saint-Étienne fabrique toutspécialement « pour la consommation de la ville deSaint-Tropez ».

De temps à autre, à l’ordre muet de la pique,les escopettes des gardes-saint se renversent sur les avant-bras,leurs énormes bouches obliquement braquées vers le sol. Un signal.Vingt tromblons chargés jusqu’à la gueule vomissent ensemble deséclairs et de la foudre.

À peine cette décharge a-t-elle retenti quecelle d’un autre corps de bravade la suit… Déjà les premiers ontrechargé… et c’est un roulement continu de coups de feu, sinourris, tellement d’ensemble, qu’à chaque décharge on croiraitentendre le coup unique d’un canon… de Titans !

Les bravadeurs suivent l’itinéraire tracé, ettous les dix pas s’arrêtent pour de nouvelles salves.

La fumée couvre la ville. L’odeur du salpêtre,mêlée à l’odeur de l’encens, enivre cette population tout entière.Tout le monde est aux fenêtres ou dans la rue.

La ville tremble, murs et pavés. Si un notablepasse, ou un étranger à qui on veut faire honneur ou malice, sur unsignal il est entouré par un corps de bravade qui forme autour delui un cercle parfait. Il en est le centre avec quatre pas de rayonà peine ; les tromblons abaissés autour de lui n’attendentqu’un nouveau signe. Le tintamarre formidable de trente coups detromblon partant ensemble retentit, rrran ! La terre sembles’entrouvrir ! Les gueules de toutes ces armes obliquesfrappent le sol de leur souffle d’enfer, et les cailloux soulevésvolent, blessant au visage celui en l’honneur de qui est tirée lasalve ! Faute d’emplir leurs oreilles d’énormes tampons deouate, on a vu des bravadeurs subitement devenir sourds, à jamais…Rrrrran !… Le Vésuve aux jours de fureur détone moinsformidablement. Il n’est pas d’années où une jupe de femme neprenne feu, le 15 juin, à Saint-Tropez, et ne nécessitel’intervention des pompiers.

Qui voudrait se dérober aux honneurs des corpsdes bravades serait considéré, avec raison, comme malappris, etd’ailleurs s’y dérober ne lui serait pas possible. Lesmousquetaires entourent le citoyen qu’il s’agit d’honorer ; ilest captif d’un cercle de fer et de feu… et rrrrran ! leséclairs et les tonnerres le saluent à ses risques et périls.

Parfois un bravadeur se détache de son groupe,pénètre dans le corridor d’une maison amie et, là… rrrran !…le tromblon gronde et crache !… Les vitres des cagesd’escalier s’écroulent à grand fracas, à moins que les habitantsaient pris la précaution d’ouvrir d’avance portes et fenêtres.

Et durant des heures, ces grondements, cestremblements, ces roulements, ces tintamarres, ces pétarades, cesécroulements inouïs, incroyables, invraisemblables, font sursauterles nerfs, bondir le sang, tressaillir les entrailles et les cœurs,et de minute en minute la ville entière se soûle davantage del’odeur irritante de la poudre, du retour rythmique des décharges,de la vision ou du souvenir des ancêtres, de leurs croisades, deleurs combats contre l’Espagnol et le Turc, contre le Sarrasin donttout homme du Var a pourtant dans les veines un peu de sanghérité.

Et là-bas les montagnes des Maures, patrie deMaurin, se haussant sur leur base le plus qu’elles peuvent,regardent Saint-Tropez par-dessus le golfe de Grimaud ; et LaGarde-Freïnet s’émeut, et tous les nids d’aigle, où si longtempsnichèrent les Sarrasins vainqueurs, reconnaissent dans la grandevoix des bravades, qui domine le ronflement des vagues et dumistral, la voix même de leur passé, l’évocation de leur histoire,quelque chose comme un appel de race montant du fond des siècles,batailles forcenées, mêlées retentissantes, fêtes de victoire, joieet terreur, gloires et fumées parfaitement inutiles !

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