L’Illustre Maurin

Chapitre 18Brededex – coax – coax ! Où l’on verra deux grenouilles se mettreune paille sur l’épaule et se disputer comme deux charretiers.

À peine prononçait-il ces mots, que deuxgendarmes se présentèrent à la porte et forcèrent l’entrée.

Que voulaient-ils ? Sandri étant l’un desdeux, il n’est pas difficile de croire que la curiosité seulen’amenait pas ces gendarmes. Maurin était visé ! Il le compritet sourit. Il était séparé des gendarmes par toute l’assembléecompacte qui ne leur ouvrait aucun passage…

« Citoyens, dit Maurin, d’une voixéclatante et ferme, c’est pour moi certainement que ces deuxmessiés se sont dérangés… Eh bien, j’ai des amis intimes dans lasalle. Ils ont prévu le cas, et ils savent ce qu’ils ont à faire.Adonc, quoi qu’il arrive en ce moment je vous demande à tous degarder le plus complet silence, afin qu’on puisse entendre lesparoles qui vont s’échanger entre mes amis, quand les lumièresseront éteintes. »

On éteignit brusquement les deux quinquets.Une nuit noire se fit. La voix de Maurin continua dans lesténèbres :

« C’est maintenant que je vous pried’écouter avec la plus grande attention. »

Alors une chose bizarre se produisit. Unevoix, du fond de la salle, dit :

« Chois ? » (prononceztchois, comme tch dans l’éternuement).

Chois est le diminutif de François. Et cediminutif est en Provence une interpellation populaire et comique.Ce mot seul évoque pour les Provençaux un type plaisant, commeGnafron pour les Lyonnais ou Pulcinella pour les Napolitains.

« Tchois ? »

Ce monosyllabe fut prononcé de telle sorte,qu’il donnait juste l’impression du premier appel d’une grenouilleisolée qui s’ennuie dans un marécage à demi desséché, au moment oùla lune disparaît derrière un nuage.

Une seconde voix répondit à l’autre bout de lasalle :

« Oou ? (ehbien ?) »

Il n’y avait pas à s’y méprendre :c’était un dialogue de grenouilles.

« Qué vouàs ? (que veux-tu ?)répliqua un troisième batracien, car tout en émettant ces paroles,chacun des acteurs de cette comédie parvenait à leur donnerexactement la tonalité des appels et des réponses de plusieursgrenouilles qui conversent dans une mare.

– Iou ? (moi ?) répliquait unevoix aiguë.

– O (oui) », faisait une voixdescendante.

La dernière répondit avec un creux profondinimitable :

« Ren ! (rien). »

Cela fut d’une justesse si parfaite, sinature, qu’on eût cru entendre croasser tout l’Almanarre d’Hyèresou toute la plaine de Fréjus, par la fenêtre ouverte.

L’art du comédien ne va pas plus loin, nicelui du musicien.

Alors, l’âme artiste de tous ces Provençauxoublia toutes les dissensions, toutes les luttes politiques dans unélan d’admiration vers la nature et l’art confondus ; lecongrès poussa un seul éclat de rire énorme, tels ceux de l’Olympe.On ralluma les lampes : Maurin n’était plus dans la salle. Ettout le monde commença à se retirer avec lenteur, en s’entretenant,non pas de politique ni des candidats Vérignon ou Poisse, mais dutalent qu’avaient montré de modestes inconnus en imitant ledialogue des grenouilles au naturel.

Et Marlusse, dans un coin de la salle,s’attardait pour dire à M. Labarterie, sous le nez desgendarmes captifs de la cohue :

« Moi, il me semblait voir les luisantsde la lune sur l’eau du marécage, entre les ajoncs… et, sur uneplaque de mousse verte, les grosses grenouilles avecque leurs grosyeux à lunettes d’or ! »

Il ajouta, d’un air sincère et comme perdudans une vision :

« Coquin de bon sort ! si j’avais euun morceau de quelque chose de rouge, au bout d’une ficelle, jet’en aurais pêché au moins une demi-douzaine !

– Ces gens-là sont idiots », murmuraM. Labarterie à l’oreille de Caboufigue.

Mais Caboufigue était du pays, ilprotesta :

« Idiots ! pas moinss, dit-il, ilsse f… de vous… comme de moi ! Croyez-vous-le ! »

Cependant le départ du nombreux publics’effectuait lentement. La porte, à tout instant, se trouvaitobstruée et, sur le seuil, personne ne s’impatientait sincèrement.On eût dit qu’un mot d’ordre dirigeait les mouvementscontradictoires de certains groupes : ils ne se ruaient versle portillon que pour l’encombrer aussitôt, si devant eux il setrouvait libre un moment. Il était évident qu’on voulait retarderla sortie des deux gendarmes qui se trouvaient sans cesse refoulés,comme par hasard, sous la poussée d’une vague humaine, versl’intérieur de la salle.

Au-dehors, l’apparition de chacun desprincipaux personnages était saluée par les gens du pays assemblésen demi-cercle.

« Celui-là c’est Poisse. – Celui-ci c’estM. Rinal qui a fait un discours magnific, monhomme ! – Ce gros-là, c’est Caboufigue leriche ! »

Marlusse parut enfin, et longtemps,complaisamment, demeura immobile dans l’encadrement du portillonouvert au milieu de la haute et large porte fermée… Il avait l’aird’un tableau…

Un murmure aussitôt courut parmi lesspectateurs. Tous connaissaient déjà le succès de sa harangue etquelle était sa puissance sur les masses électorales. Mais, dans cemurmure d’un peuple, tout n’était pas encore sympathique ;quelques attardés en étaient restés à la légende d’un Marlusseimbécile, du radoteur empêché de retrouver le mot plan… Enoutre, son nom de Marlusse (morue) le désignait à l’humeurgouailleuse des gamins qui se mirent à chanter tous ensemble ;« O Marlusso ! O Marlusso ! » Et, excités sansdoute par quelqu’un de ses ennemis politiques, ils firent pleuvoiravec ensemble autour de lui des navets et des carottes enlevés àl’étalage de l’épicerie voisine…

Aucun des projectiles n’atteignitMarlusse ; il sourit, salua de la main la troupe hostile et,se tournant vers ses amis les plus rapprochés de lui, il prononça,tranquille, de l’air d’un ambitieux satisfait qu’effleure enfin lepremier rayon d’une gloire longtemps attendue :

« Eh bé ! té, ze suis content !Ze vois que ze commence à devenir un type ! »

Cela dit, il enfonça ses deux mains dans leslarges goussets de son gilet bedonnant, sur lequel s’étalait unechaîne d’or d’une grosseur surnaturelle, et il alla, d’une démarchedigne, se mêler à un groupe de politiciens en train de discuterviolemment… Il faut croire que la querelle l’intéressait, car il netarda guère à y prendre une part active…

Cependant les deux gendarmes étaient toujourscaptifs de la foule. Vainement ils essayaient de se dégager, ilsn’y parvenaient point, et on les plaisantait ferme :

« Nous sommes chez nous,gendarmes !… Vous êtes entrés sans carte, qué ? vousn’aviez pas le droit… Ceux qui n’ont pas de cartes à l’entréedoivent sortir les derniers… c’est le règlement ! »

Et le flot toujours reformé leur coupanttoujours la route, ils hésitaient à le rompre de vive force,incertains en effet de leur droit en pareille aventure.

Les groupes du dehors se ressoudaient parmoments, venaient de nouveau barrer la sortie.

Ceux qui n’étaient pas du complot restaientpar curiosité.

Et les conversations faisaient unbourdonnement au-dessus duquel ne s’entendaient que des répliquessans aucun rapport entre elles :

« Il paraît que sa femme est beaucoupfatiguée : elle ne passera pas la nuit ! »

En Provence, on dit d’un homme près de la mortqu’il est beaucoup fatigué.

« Viens ici ! mon beau petitMoustapha ! »

Moustapha ! mot de gentillessedes Maures provençaux à l’adresse de leurs enfants !

« Remonte-toi ta taïole (longue et largeceinture) que ton ventre va te tomber !

– Je le connais beaucoup… Quand je disque je le connais, je ne l’ai jamais vu !… Et d’ailleurs ilest mort !

– Quand j’ai entendu crier au secours, jeme suis vite caché, n. d. D. !

– Le sanglier était blessé à mort et Ponsl’aîné m’a dit que le sang lui sortait rouge et raide comme unporte-plume d’un sou !

– Tu me croiras si tu veux, mais ils sontlà, dans cette ville, douze gros réactionnaires qui ont fondé unjournal socialiste parce qu’il leur rapporte du quinze pourcent !… Alors ? ils ne la craignent pas toujours, lasociale !

– Figùro-ti qu’aqueoù couyoun déParisien… il met du fumier dans son parc au pied des pinsparasols !… c’est comme de donner de la confiture à descochons !… qué couyoun ! »

Ce dernier mot était celui qui dominait tousles autres parce qu’il était le plus souvent et le plusénergiquement prononcé. Ce mot, c’est à vrai dire le fond de lalangue d’amour (du provençal) comme goddam est le fond dela langue de Shakespeare.

Tout à coup, on vit deux jeunes hommes, auxbras et aux mains solides (un charpentier et un forgeron) seprendre de querelle violente. Les éclats de leurs voix firentbientôt taire toutes les conversations :

« Tais-toi, je te dis ! je te dis dete taire, espèce de rien-du-tout !

– Rien-du-tout ! tu disrien-du-tout ! répète-le pour voir !

– Ô, ô, rien-du-tout ! quim’empêcherait de le répéter ? Rien-du-Tout :voilà ce que tu es.

– Et toi tu es-t-un pasgrand-chose !

– Un pas grand-chose ! répète-lepour voir !… Tu n’oseras pas le répéter.

– Je n’oserai pas le répéter ?

– Non ! tu n’oseras pas lerépéter ! que si tu le répètes, je t’empaume !

– Je le répéterai, si je veux !

– Mais tu ne voudras pas ! répète-lepour voir, si tu es-t-un homme ! »

Les yeux ardents, les visages rapprochés, lespoings fermés, ils semblaient décidés à s’entre-dévorer.

« Et qu’est-ce que tu veux que jerépète ?

– Je le sais, moi ! je le saisplus !… mais tu ne le répéteras pas. »

On s’amassait à flots autour d’eux. Toute lavoie publique était maintenant emplie par une foule curieuse.

« Séparez-les ! ils vont se fairemal !

– Non, laissez-y faire !

– Répète-le, féna, marrias,màoùfatan !

– Eh qué, couyoun ?

– Que je suis-t-un pas grand-chose.

– Un pas grand-chose, o, je lerépéterai !

– Mais tu n’oseras pas dire que c’est àmoi que tu le dis ! tu n’oseras pas le dire que c’est àmoi !… Dis-le, si tu es-t-un bon !

– Oh ! je le dirai !

– Mais dis-le, que jet’attends !

– O ! je le dirai.

– Dis-le donc, alors ! zou !dépêche-toi !

– Je le dirai, si ça me plaît… je n’aipas d’ordre à recevoir de toi, d’abord !

– Espèce de mendiant !

– Mendiant ! tu as ditmendiant ?

– O ! je l’ai dit,mandrin !

– Mandrin ! tu as ditmandrin ?

– O, je l’ai dit, bougre defainéant !… »

On cria :

« Empoignez-vous ! Et que çafinisse !… Vous voyez pas que jamais ils s’attraperont !…Et pourquoi vous disputez-vous ?

– Pourquoi nous se disputons ? çavous aregarde, vous ? mêlez-vous des vôtres,d’affaires !

– Il faut appeler les gendarmes.

– Les gendarmes sont encorededans !

– Alors, jamais ils ne rattraperontMaurin, les gendarmes. »

Les deux antagonistes continuaient à semesurer du regard : « Tout à l’heure je lève laveste.

– Lève-la ! »

On cria de nouveau :

« Mais enfin pourquoi vousdisputez-vous ? »

L’un des deux lutteurs répliqua en criantcomme un forcené :

« Je le sais, moi ! je le sais mêmeplus ! il m’a dit de pas grand-chose, de rien-du-tout, àpropos de rien !… C’est pour politique, quoi ! »

L’autre hurla :

« Tu m’as dit de mendiant, toile premier.

– C’est pas vrai.

– Tu en as menti.

– Je ne sais pas qui me retient det’arracher les tripes, bourreau ! tout à l’heure je te mandepar terre sur tes échines, et je te monte sur le ventre, mauvaisemine, et alors tu verras !

– Toi, tu me monterais sur leventre ?

– O ! moi, moi, o !

– Eh bé, monte-z-y !… que je veux levoir !

– Ne dis plus rien… ou c’est tamort ! »

Et se tournant vers les spectateurs endésignant son adversaire :

« Un fifi ! que si je le prendscomme ça… »

Et il faisait le simulacre de tenir très hauten l’air une menue pincée de tabac… ou les ailes d’un papillon.

« Si je le prends comme ça et que jesouffle dessus, pechère ! il n’en reste rien !

– Eh bé, prends-moi comme ça !Essaie ! »

De nouveau ils se regardèrent nez à nez, d’unair féroce.

« Voici les gendarmes !… Eh !gendarmes ! »

Les gendarmes, enfin délivrés, s’approchaienten criant :

« Allons, voyons, séparez-vous !qu’est-ce qu’il y a donc ?

– Ça vous regarde, vous ? c’est pourpolitique… nous sommes libres de nous disputer, peut-être, si çanous fait plaisir… Nous sommes un peuple libre ! »

Brusquement un des pseudo-combattants lâchapied, fit trois pas en arrière, regarda autour de lui, se baissa,ramassa une paille sur le chemin, la rompit, se la mit sur l’épaulegauche et hurla :

« Té ! il faut en finir. Lève-moiseulement la paille !… Si tu me la lèves, la paille, je tepaie un merle blanc ! »

Son ennemi n’hésita pas : il fit troispas en arrière, regarda à terre tout autour de lui, se baissa,ramassa une paille, la rompit, se la mit sur l’épaule gauche ethurla :

« Lève-la-moi, toi, la paille !… situ me la lèves, je te paie une merlate verte ! »

Marlusse, amusé, dit à Labarterie :

« Regardez-les bien. Je vous dirai tout àl’heure pourquoi ils se chamaillent comme ça. »

Les lutteurs, à distance, continuaient à semesurer du regard et ils crièrent ensemble :

« Mendiant ! fainéant ! bougrede pas-de-chose ! o, je l’ai dit ! tu vois, que je l’aidit. »

Alors, le plus grand, les yeux hors de latête :

« Oh ! couquin dé padisqui !oh ! marrias dé sort ! Vé… si j’y vais, je l’estripe, jele pile… je me le mange ! »

Et se tournant vers les gendarmes :

« Vé ! je ne réponds plus demoi !… Vous ne le voyez pas, que je ne réponds plus demoi ?… Tenez-moi vite ! Tenez-moi bien, qu’autrement jele supprime ! »

Les gendarmes saisirent le forcené. Il y eutentre eux et lui un interminable débat.

Pendant ce temps son adversaire lui criait àtue-tête :

« Tu me la lèves, la paille ? ou tume la lèves pas, lâche ! »

Le lâche se débarrassa des gendarmes et courutà son insulteur, en maintenant avec soin, de sa main droite, lapaille sur son épaule gauche ; puis, quand il se fut campédevant son ennemi, il retira sa main et se croisant les bras, ildit tout à coup avec un grand calme, sur le ton de la pitié quidésarme :

« Pauvre de toi… Tu as des enfants,pechère !… alors je t’épargne ! »

Il haussa les épaules, la paille tomba àterre, et tournant le dos au champ de bataille, il s’éloigna avecdignité.

L’autre lui courut après :

« O Chois ! lui dit-il, je ne t’enveux pas. Qu’est-ce que tu paies ?

– O Mariu ! répliqua l’autre, jet’en paie une, tu m’en paies une ; et comme ça nous sepaierons rien ! »

Ils s’en allèrent bras dessus bras dessous,amis comme devant – car cette comédie, parfaitement imitée desscènes que se jouent fréquemment les portefaix et les nervi, avaitété convenue à l’avance.

Et Marlusse dit à Labarterie.

« Vous n’avez encore pas compris,qué ? vous les avez pris pour deux ridicules, pas vrai ?Eh bé, c’est les deux grenouilles de tout à l’heure. Ils ont faitsemblant de se disputer pour occuper un moment les gendarmes etdonner à Maurin le temps de se mettre dans quelque cachette. Je lesconnais : c’est deux amis qui se tiennent comme les doigts dela main… Et vous avez pu voir, pas vrai, qu’ils font la grenouillecomme des anges !… »

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