L’Illustre Maurin

Chapitre 4Maurin fait deux visites dont il retire grand contentement.

Maurin savait maintenant, par les bavardagesde Saulnier, que dans le cœur de Tonia il tenait plus de placequ’il n’aurait cru.

Pendant huit jours il y pensa joyeusement etfinit un beau matin par se rendre à la maison forestière… Il avaitpris une résolution dont il s’étonnait lui-même…

« Grand Dieu ! s’écria Tonia. Quandje pense que je t’avais cru mort !… C’est égal, va bien qu’iln’est pas là, mon père !

– Eh ! dit Maurin, à cette heure oùde la loi je n’ai plus rien à craindre, que craindrais-je de tonpère ? »

Elle s’approcha de Maurin, posa une main surchacune de ses épaules et lui mit ses yeux dans les yeux. Beaucoupplus petite que lui, elle était obligée de lever son visage et illa voyait bien ainsi, et comme sa poitrine battait lachamade !

Elle le regardait amoureusement et ses yeuxs’emplirent d’eau brillante.

« Tu pleures ? fit-il. Réjouis-toi,au contraire.

– La joie aussi fait pleurer, dit-elle.Je vois bien que je t’aime, mon pauvre Maurin… Veux-tu boire etmanger ?… Et si mon père vient vous vous expliquerez.

– Non, dit-il, ni manger ni boire. Où ensont ici les affaires ?

– Nous avons eu des mots avec Sandri, àcause de toi. Il n’est plus revenu, mais il nous a fait dire qu’aupremier jour il reviendrait sans rancune. Je me suis trop moqué delui qui t’avait laissé échapper, et il s’est un peu fâché. Vois-tu,Maurin, rien que de te savoir prisonnier, j’en serais tombéemalade, j’en serais devenue folle. Tu es une bête libre, mon beauMaurin ! tu en mourrais toi-même, d’être dans uneprison ! »

Il l’embrassa longtemps, doucement, sur toutson joli visage. Elle répétait :

« Vaut tout de même mieux que mon père nete voie pas. Va-t’en, maintenant.

– Si tu préfères… mais alors, viens mevoir un peu tout à l’heure, à la cantine du Don.

– Je veux bien, dit-elle, va. Nous yserons plus libres. »

Il y alla. Elle le rejoignit et, là, toutheureuse de le voir, sans plus rien demander, elle se tint unmoment debout dans ses bras, immobile et muette. Non, vraiment,elle ne songeait plus à lui demander autre chose, ni mariage nifidélité ! La raison était partie d’elle. Elle l’aimait. Et,heureuse, elle eût quitté, à cette heure, la maison paternelle siMaurin lui avait dit : « Viens. » Elle aurait suivison loup sauvage partout où il aurait voulu, quand elle aurait dûen mourir.

Ils causèrent longtemps.

« Tout un soir je t’ai cru mort, monbrave Maurin !… J’aurais tué Grondard, si Grondard t’avaittué !

– Et tu aurais eu bien tort, déclaraMaurin.

– Tort ! s’écria-t-elle, tu necomprends donc pas la vengeance ? tu ne comptes donc pas sil’occasion s’en présente, lui tirer un coup de fusil ?

– Pour me défendre contre lui, je leferai au besoin, dit Maurin ; mais pour ce qui est de le tuerpour me venger de son coup de fusil de l’autre nuit, certes, je neferai pas cela. »

Tonia eut une jolie moue :

« Tu n’es qu’un Français, dit-elle. Je nepeux pas demander à un du continent d’avoir le sang des gens denotre île.

– La vie d’un homme, dit Maurin, ça nepeut pas se refaire ; il faut donc bien réfléchir avant de ladétruire. Grondard est une brute et c’est son excuse, – mais ilfera bien de ne pas m’attaquer en face ! »

À ces mots, le brave Maurin eut une telleflamme dans les yeux que Tonia lui sauta au cou : « Queje t’aime ! cria-t-elle.

– Et, questionna-t-il, quand sereverra-t-on en cette saison froide ?

– Ici, des fois, si tu veux, dit-elle,dans cette petite salle où les clients de passage n’entrent pas etd’où je peux voir, à travers les vitres, en écartant le rideau, simon père ne vient pas pour nous surprendre… Et s’il le fallait, tuas, de l’autre côté, la porte sur la forêt.

– Le rabà (blaireau), dit-il, a toujoursdeux trous à sa tanière. »

Et il alla voir M. Rinal. Il entra dansle village fièrement, le fusil non chargé, son chien sur sestalons, salué çà et là par des gens qui le rencontraient.

Étant dans le corridor de la maison ouverte,chez M. Rinal, il frappa discrètement à la porte du petitsalon, où il entendait parler le maître du logis.

« Entrez », dit la voixaccueillante.

Le petit de Maurin, assis, très attentif à soncahier étalé sur la table devant lui, tournait le dos à la porte.Ses yeux ne quittèrent pas le papier. Il ne se retourna pas, ne fitpas un mouvement, il n’avait pas entendu la porte s’ouvrir.

Maurin n’osait plus la refermer.M. Rinal, par-dessus la tête de l’enfant, fit signe au père des’asseoir sans rien dire.

« Chut ! » signifiait son doigtposé sur ses lèvres.

Doucement, Maurin repoussa la porte ; ilavait, d’un geste, commandé à son chien de rester dans le jardin,et le brave animal veillait sur le fusil et le carnier déposés aupied d’un arbre.

En silence, Maurin s’assit, son chapeau entreses mains et ses mains entre ses genoux.

Un nouveau signe de M. Rinal luirecommanda de ne pas parler.

Puis tout haut, le vieux docteur s’adressantau petit :

« Maintenant que tu as lu ce chapitre etque je te l’ai expliqué, répète-moi toutes ces choses, comme tu lesas comprises. »

Alors l’enfant, quittant des yeux son cahier,dit lentement :

« Au commencement, l’homme était unsauvage. Il était nu. Il se faisait des armes grossières avec desbâtons et des pierres. Il habitait des cavernes ; il ensortait pour aller à la chasse, et il allait à la chasse pournourrir sa femme et ses petits qui, pendant ce temps, restaientdans la caverne. Quand il rencontrait d’autres hommes à la chasse,il était en colère, parce qu’ils poursuivaient la même bête quelui-même il désirait avoir pour nourrir sa famille. Et quelquefois,quand deux hommes se rencontraient ainsi, ils se battaient l’uncontre l’autre pour se disputer la proie.

« Un jour, cependant, contre un animalsauvage, plus fort que lui, un homme demanda le secours d’un autrehomme. Et s’étant aidés, ils furent à eux deux plus forts que labête.

« Et alors ils pensèrent qu’au lieu de sebattre entre hommes pour avoir chacun sa proie tout entière, ilstrouveraient un bien plus grand avantage à se la partager et àrester unis pour être toujours les plus forts contre toutes lesbêtes.

« Et ce fut là la première société.

« Puis ces deux hommes s’allièrent à untroisième, à un quatrième et ainsi de suite, jusqu’à fonder desvillages, puis des villes.

« Et tous ceux qui avaient formé alliancese devaient l’un à l’autre secours mutuel, et se payaient l’unl’autre en divisant le produit de leur travail.

« Ce traité continue. Chaque homme doitson travail à tous les hommes et tous les hommes doivent travaillerà la sûreté et au bien-être de chacun. C’est ainsi qu’on a desdroits et des devoirs.

« Ce traité lie tout le monde, car chacuncomprend que s’il se refusait à travailler pour tout le monde, lajustice voudrait que celui-là fût remis, seul et nu, dans l’étatsauvage où était le premier homme ; et pas un n’yconsentirait.

« Car le plus misérable est encore bienheureux qu’il y ait des maisons toutes construites, et du blé semé,et de la farine, et du pain, et des feux allumés et de lalumière.

« Et si quelqu’un meurt de faim sansqu’il y ait de sa faute, tout le monde est coupable, car chaqueindividu a le droit de vivre et il faut changer les lois quipermettent qu’un homme meure de faim faute de travail.

« Et les lois seront changées si lepeuple, instruit à l’école, connaît son intérêt et apprend à bienchoisir ceux qu’il envoie faire les lois.

« Tant que les lois ne sont pas changées,il faut leur obéir parce qu’elles représentent la volontéintelligente du peuple lui-même, opposée à ses instincts et à sespassions de sauvage.

« Mais si un individu refuse à la sociétésa part de travail, il est indigne et plus traître que les ennemisde la cité, car la société a le droit d’avoir confiance en ceux quisont liés par le traité des droits et des devoirs.

« La patrie est une grande association,qui comprend beaucoup de cités, de villages, de provinces.

« L’humanité a des devoirs et des droitsqui sont communs à toutes les patries et qui sont plus beaux etplus grands.

« Il faut être le plus fort pour défendrele droit du plus faible.

« Il faut chercher, avant tout, danstoutes les patries, la justice, qui est la meilleure garantie del’intérêt, et avoir dans son cœur l’amour des hommes qui est plusgrand que la justice elle-même, parce qu’il la contient. »

L’enfant se tut et aperçut enfin son père,mais il demeura sagement assis devant son livre.

« Il apprend ça, dit M. Rinal, dansun petit cahier que j’ai arrangé pour lui ; il y apprend aussique la vraie justice est un idéal, une idée réalisable, mais dontla réalisation se fait attendre, car bien des hommes sont méchants,faux, violents, et ceux-là oublient que si tous se doivent àchacun, c’est à la condition que chacun travaille pour tous, de sonmieux. Et si les parts sont inégales, c’est que les bonnes volontésne sont pas égales, et les intelligences non plus. Et l’on nepourra pas faire qu’elles le deviennent. Il faut donc souhaiter,dans l’intérêt de tous, que les meilleurs et les plus intelligentsguident tous les autres : le gouvernement doit appartenir àl’expérience et à la science. Les bêtes elles-mêmes choisissentleurs chefs d’après cette loi. »

Quand M. Rinal, qui s’adressait àl’enfant, leva les yeux sur Maurin, il vit que, le regard fixe,sans un mouvement des paupières, l’homme pleurait.

Tout à coup, Maurin se levant et se mettant àgenoux à côté de son fils, le prit à pleins bras et le serra et lebaisa, disant :

« Toi, oui, tu seras un homme !Travaille bien, fisto, travaille, que « le travail c’est laliberté » !

Et avant que le vieux savant eût pu s’endéfendre, Maurin avait saisi une de ses mains fines et ridées, quipendait dans la manchette de batiste au-dessous du bras de sonfauteuil, et, malgré les efforts de M. Rinal, il la baisaviolemment, sans qu’il y eût la moindre humilité dans ce gested’enthousiasme et d’amour.

Lorsque cette effusion fut calmée :

« Si je parlais comme ça, dit Maurin, jeme ficherais pas mal du tiers et du quart. Alors, oui, je serais unhomme. Je sais bien que de connaître son devoir, ça n’empêche pastoujours de mal faire… Mais tout en faisant mal, alors on fait aumoins pour le mieux. »

Il se tut un moment, puis, secouant sonémotion :

« Vous avez à m’annoncer quelque chose,monsieur Rinal ?

– Nous vous attendions pour causer desélections qui s’avancent. Le jour que vous voudrez,M. Cabissol sera ici. Il lui a été impossible de refuser àM. Labarterie une rencontre avec vous.

– Ce Labarterie, dit Maurin, c’est celuiqui a une si jolie femme ?

– Il paraît, fit M. Rinal.

– Et à qui j’ai expliqué comment onchasse les merles ?

– C’est ce que m’a contéM. Cabissol.

– Et il n’en a pas assez, de mesmerles ? Il veut donc maintenant des grives, legourmand ? C’est des fayots (haricots) qu’il aura. »

Il riait.

« Eh bien, ajouta M. Rinal, c’estentendu, on se rencontrera ici, à Bormes. Nous arrangerons un dînerchez Halbran. On fêtera votre réconciliation avec la magistratureet la gendarmerie !

– Ça va ! » s’écria Maurin.

Le jour du rendez-vous fut fixé.

« Ah ! dit encore M. Rinal,j’ai également appris par M. Cabissol que M. Caboufiguedésire vous voir.

– Le père ou le fils ? demandaMaurin goguenard.

– Je ne sais lequel.

– Eh bien, qu’il vienne le même jour, àvotre convenance.

– J’écrirai à M. Cabissol, ditM. Rinal, pour qu’il arrange tout cela. »

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