L’Illustre Maurin

Chapitre 24Comment Parlo-Soulet comprend les droits de l’homme et où l’onverra qu’il ignorait les plus simples rouages de la machinesociale, bien qu’il eût figuré dans maintes réunions électorales etvoté pour la sociale à la suite de son Roi ou, si l’on veut, de sonami Maurin.

Dès que Victorin fut mort, Parlo-Soulet allumades chandelles et s’assit près de lui.

Un chasseur passa devant sa porte. Ill’appela, lui offrit à boire et le pria de faire prévenir, si celase pouvait, son fils et Maurin d’avoir à le rejoindre le lendemainvers midi à Roquebrune, puisqu’ils n’avaient sans doute pas reçuson premier message.

Quand vint la nuit il se coucha sur de vieuxsacs jetés à terre, et près de lui dormirent les deux chiens,Pan-pan et César.

Le lendemain matin, avant jour, il mit lecheval, nommé Loubùou (le bœuf), à la charrette toute bleue, peintede neuf, attela le petit âne en flèche, s’assit sur le brancard, lapipe à la bouche, et hue, Loubùou ! La charrette grinçantes’ébranla…

Sur la charrette, Parlo-Soulet avait jeté lalimousine toute neuve de son frère, et, par les durs chemins demontagne, le lourd véhicule, cahotant et grinçant, allait sesoulevant sur le dos des roches, comme un bateau sur la vague, pourretomber dans les creux.

Quand le choc était trop rude, Parlo-Soulet seretournait et arrangeait soigneusement les plis de la limousineneuve, craignant sans doute de la perdre.

Aux descentes, il suivait la charrette,prenait en main la corde de la mécanique, et il se rejetait enarrière pour serrer le frein, en criant, à l’adresse del’âne :

« Hu, laï ! hi ! gia !hue ! gia, l’aï. »

Les bois autour d’eux faisaient un bruit demer sous les étoiles vives. Puis, devant lui, au levant,Parlo-Soulet vit de longues bandes horizontales, jaunes et rouges,rayer le ciel, coupées par les mille jambes noires des pins quisemblaient des bataillons de géants immobiles ; puis le levantdevint rose, puis blanc ; le soleil éblouit le charretier, etpeu à peu tout se fit chaud. Alors, des mouches et des guêpes semirent à suivre l’attelage, et, avec un rameau de bruyère,Parlo-Soulet les chassait quand elles se posaient sur la limousineneuve de Victorin.

Quand il eut pris la route plate, qu’ilatteignit par un circuit, et qui le menait à Roquebrune, il serassit sur le brancard et ralluma sa pipe éteinte. Mais il garda enmain sa longue tige de bruyère et tantôt il caressait la croupe deson cheval, tantôt il en touchait la limousine que suivaientobstinément des mouches mordorées.

Et Parlo-Soulet, pour l’heure, ne disait mot,bien qu’il fût seul.

Arrivé à Roquebrune, il alla droit chez lemenuisier et, devant la boutique, il s’arrêta.

« Oou ! c’est toi, Pastouré ?Qu’il y a pour ton service ?

– Je viens te commander la caisse.

– Quelle caisse ?

– De mort, donc.

– Et qui est mort ?

– Victorin, mon frère !

– As-tu pris les mesures ?

– Non, je te l’ai apporté.

– Quoi. Qu’as-tu apporté ?

– Mon frère, donc ! »

Parlo-Soulet souleva la limousine. Dessous,dormait son frère, la tête relevée par un sac d’avoine, et ildit :

« Fais ton travail et dépêche. Les mortsveulent la terre. »

Le menuisier se récria :

« On ne trimbale pas les mortsainsi ! Avait-il appelé le médecin des morts ? avait-ilaverti le maire ? »

Parlo-Soulet secoua la tête.

« Je sais qu’on ne peut pas enterrer lesgens dans leur bien et c’est pourquoi j’ai fait venir mon frère iciavec moi. Mais que me parles-tu de médecin des morts ? Depuisquand les morts ont-ils besoin de médecin ? Ce n’est pasl’heure de plaisanter avec moi. Les morts n’ont besoin de personneet de médecin encore moins que de tout le reste. Pour quant aumaire, mon frère ne l’a jamais vu et le maire se moque bien de monfrère. Mon frère ne regarde que moi. Fais la caisse, que jel’enterre ; je te paierai ici même.

– Oou ! dit le menuisier. Tu parlesraide et serré. Je ne t’ai jamais vu ainsi !

– Il faut l’occasion, répliqua Pastouré.On ne perd pas tous les jours le seul frère que l’onait. »

En vain le menuisier tâcha de lui fairecomprendre quelles formalités il avait à remplir.

Parlo-Soulet, têtu, dix fois, vingt fois,répéta :

« Mon frère est à moi. C’est mon frère.Il ne regarde personne. Seul il a vécu, seul il meurt. Sa mort neregarde que la nature ! Et je l’enterrerai à moi tout seul,comme je lui ai promis. Qu’on me montre l’endroit, et je ferai letrou, selon son commandement, avec Pico-fouart, que j’ai là près delui, sous la limousine. Zou ! fais ton travail, que je puissefaire le mien ! »

Apprenant de quoi il était question, les genss’attroupaient :

« C’est ton frère qui est mort ?

– Oui.

– Il est là ?véritablement ?

– Il est là. »

Le menuisier fit prévenir le maire quiaccourut en personne, et qui, renonçant à faire entendre raison àPastouré, prit le parti de remplir d’office les formalitésnécessaires, sur-le-champ. Le médecin arriva, écrivit chez lemenuisier un bulletin de décès.

Pastouré, assis sur son brancard, fumant sapipe, haussa les épaules et lui dit :

« De médecin, vous êtes le premier qu’ilvoit. Il n’en a jamais vu et il est mort quandmême ! »

Il fumait en silence, entouré des badauds quilui montraient tout le respect compatible avec l’indiscrétion, etlui, très calme, sur le bruit du marteau qui clouait la caisse,machinalement rythmait les jets de fumée qui, sortant de seslèvres, jouaient dans le soleil.

Parfois il reprenait sa branche verte etchassait encore les mouches bourdonnantes :

« Les sottes bêtes ! disait-il touthaut. Comme de juste, il y en a plus au village que dans lesbois. »

La caisse terminée, on la mit sur le véhiculeà côté du mort, puis on y coucha le mort, et on la cloua. Pastouréaida, pour que cela fût fini plus vite et mieux.

Alors, assis sur son brancard, il remit enmarche son attelage, suivi d’une foule toujours grossie, curieusemais sympathique, car lui, Parlo-Soulet, était connu de tous.

« Sans reproche, vous êtes beaucoupnombreux, mes braves gens, dit-il, mais pardon, excuse ! ceuxque j’aurais voulu voir c’est Firmin, mon fils, et aussi mon braveMaurin, car j’ai pensé à les faire avertir. Qu’un des petits quisont là aille voir s’ils arrivent et leur dise que nous sommes aucimetière, mon frère et moi. »

Au cimetière, le fossoyeur, prévenu par lemaire, avait commencé à creuser une fosse.

« Voilà le trou pour ton frère,Pastouré.

– Mon trou à moi, je me le ferai, etpersonne autre ! Ainsi l’a commandé mon frère. Zou !écartez-vous, braves gens ! »

Il avait pris soin d’apporter aussi une pelle.Il fit le trou.

Tout le village était maintenant rassemblé là,venu pour le voir faire.

Et dans la fosse Parlo-Soulet parlait de tempsen temps, non pas aux gens mais à lui-même, car dans la fosse ilétait seul :

« Que de vers, mes amis ! et que degermes ! Bonne terre ! et qui doit nous consumervite ! Si toute la terre était partout comme ça dans le mondeentier, oui, qu’on aurait moins de peine à la récaver et à la fairerendre ! C’est tout fumier, par la fréquence des morts.Pico-fouart ici peut frapper doux ; il entre comme dans dusable… À présent, trou, que tu es profond, mou comme tu es et pleinde tant de bons germes et de racines nouvelles, c’est bienConsolation qu’on pourrait t’appeler, car de meilleur lit, je n’enconnais pas. »

À ce moment arriva Maurin.

Parlo-Soulet sortit du trou, pas loin duquelétait déposé le cercueil qu’il entoura avec les cordes de lacharrette, à la façon des fossoyeurs, et s’adressant à Maurin, sansmême un bonjour :

« Prenons-le. Aide-moi »,dit-il.

Ils s’aidèrent… Il y eut un faux mouvement. Lecercueil glissa un peu trop vite vers le trou, en basculant du côtéde la tête :

« Mon Dieu ! cria une femmeépouvantée.

– D’une manière ou d’une autre, de latête ou des pieds, ils arrivent toujours où l’on va, soyeztranquille ! » dit Pastouré.

Maurin l’aida encore à combler le trou. Ilsélevèrent un tertre. Sur le tertre Pastouré planta une croix faitede deux branchettes reliées par un chanvre grossier, et la foule seretira.

Un malin lui cria :

« Oou ! je te croyais librepenseur ? »

Il se retourna et doucement il dit :

« Ce que j’ai de pensée, mêlé à ce quetoi tu en as, couyoun, n’emplirait pas la tête d’un darnagas,pechère ! Alors, le tien comme le mien, de pensement, que çasoit libre ou pas, je te conseille de ne pas le mettre dans unebalance, qu’on se moquerait de toi comme de moi, monhomme ! »

Firmin, le fils de Parlo-Soulet, parut enfin,quand tout était terminé.

Le père serra la main du fils, sans rien dire,et les trois hommes reprirent ensemble le chemin desCabanes-Vieilles.

Ils s’arrêtèrent à mi-chemin pour faire mangerles bêtes ; et pour eux, s’étant assis à terre, ils dévorèrentles provisions du carnier et celles que contenait le caisson de lacharrette, puis ils repartirent.

Les bruyères, les romarins, les cystes, leschênes-lièges et les pins chantaient autour d’eux, puissants derêve, de vie et d’amour. Les trois hommes parlaient de chasse.Trois chiens, autour d’eux, çà et là couraient, s’amusant à arrêterun lapin sous une touffe de thym ou à faire des bonds derrière unlièvre imaginaire.

Maintenant les trois hommes se taisaient. Ilsgardèrent leur grand silence pendant plus d’une heure, chacunroulant ses pensées. Puis tout à coup Pastouré le fils ditpaisiblement :

« Si c’était un effet de vosconsentements (de celui de mon père et du vôtre, monsieur Maurin),volontiers de votre fille je ferais ma femme.

– Si elle te veut, ça ira… ditMaurin.

– Qu’elle me voudra, je le pense. Jecrois l’avoir compris l’autre jour, à l’enterrement de sagrand-mère où cependant je la vis pour la première et seulettefois. »

Ainsi parla le fils Pastouré, et alors, toutde suite, quelque chose de gai et de salubre, qui faisait oublierla mort, entra dans le cœur des trois hommes qui continuèrent àmarcher en se taisant.

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