L’Illustre Maurin

Chapitre 45CHAPITRE XLV Rari nantes in gurgite vasto.

Le Var est certainement une des régions deFrance où l’on trouve le plus de terrains libres, non cultivés maisaccessibles, avec toutes les grâces et toutes les beautés quelaisse aux paysages la sauvagerie.

Nos bois des Maures sont plus sauvages encorequ’on ne saurait l’imaginer. Seuls, les maquis de Corse peuvent endonner l’idée. Dans nos Maures, on rencontre certaines étendues debrousse que les habitants appellent le « gros bois », etoù la marche est littéralement impossible.

Perdu tout à coup au milieu de cette mêlée debuissons épineux et qui forment une voûte basse au-dessus de satête, le chasseur égaré éprouve un instant d’angoisse. Il n’a plusde point de repère. De quel côté faut-il tenter de trouverl’issue ? Ne va-t-il pas s’engager dans l’impénétrable aupoint de n’en plus pouvoir sortir ? Il dérange des sylvainssurpris, oiseaux ou reptiles, qu’on entend fuir. Pas un arbre assezproche sur lequel s’élever pour voir la configuration du terrain.Autour de lui des buissons très flexibles, si pressés qu’il faut ungrand effort pour les écarter et faire un pas au travers. Ils sereferment derrière lui ; et d’autres encore devant lui serouvriront à grand-peine sous son effort, pour se refermerd’eux-mêmes aussitôt. Là, on pourrait se croire au milieu devolontés intelligentes, hostiles, liguées ensemble. Cette forêtbasse et claire a les élasticités de l’élément fluide, de la merqui se divise sans cesse devant le nageur sans jamais cesser del’étreindre d’une pression toujours égale.

Sans doute cette brousse est aux forêtsd’Amérique ce qu’une mare est au vaste Océan, mais un noyé nemesure pas la quantité des eaux qui le tuent. Entre l’Océan et lamare, immense est la différence, pour l’homme qui s’y engloutit,c’est une identique sensation de mort.

Ces brousses profondes, inextricables, où legenêt épineux domine, si haut et si armé, si fort quand il estvieux, que bien souvent il se refuse à ployer, et qu’il faut letourner et marcher sans cesse en zigzag – Maurin les connaissaittoutes. Il en avait étudié depuis longtemps les fonds, duhaut des cimes environnantes. Il y entrait au besoin, sans craintede s’égarer ; il protégeait alors ses jambes avec lepare-bois, sorte de tablier fendu, attaché à chaque jambeet fait d’une épaisse toile à voile. Puis il mettait ses fameux« manchons ». Les manchons, qui ne quittaient pas soncarnier, étaient une de ses inventions. C’étaient des fourreauxpour chacun de ses deux bras. Ils étaient de forte basane. Ilplongeait ses bras jusqu’à l’épaule dans ces sortes de longs gantssans doigts.

Au milieu de la brousse, Maurin ne perdaitjamais le sentiment de la topographie. L’inclinaison générale duterrain suffisait à lui donner l’indication nécessaire. Et souvent,Maurin s’engageait tout à coup dans ces fourrés pour arriver, enligne droite, avant le fauve, au point précis d’où il pensaitpouvoir le fusiller.

Que de fois les chasseurs en battue avaientaperçu, sur une pente chargée de bruyères, le sanglier fuyant,émergeant de la verdure, y disparaissant par bonds égaux, à lafaçon du marsouin dans les vagues, tandis que, sur le coteauopposé, ils devinaient Maurin aux mouvements profonds et réguliersdu maquis remué comme une eau ! Maurin nageait dansla brousse… Il en sortait tout à coup et aussitôt on le voyaitcouper, en enfilant une sente, la ligne de fuite du sanglier, sedébarrasser de ses manchons en un clin d’œil et saisir son fusilporté en bretelle.

Grâce à ses fameux manchons, Maurin prenaitdes traverses que les sangliers eux-mêmes évitent volontiers, euxdont chaque bond écrase, broie, nettoie la broussaille !…

Depuis quelques heures, Maurin et Pastouréchassaient ensemble et, depuis une grande heure, depuis midi, lesgendarmes les poursuivaient.

« Quitte-moi, Pastouré. L’affaire segâte, déclara Maurin.

– Je reste avec toi.

– Pour quoi faire ? tu te perdrassans me servir… Va-t’en ! Si je suis pris, tu m’aideras mieuxdu dehors ; j’ai peur cette fois… File ! Emmène leschiens. »

Pastouré obéit… Maurin disparut dans labroussaille. Quand il en sortit, il se trouva nez à nez avec ungendarme. Vite, il y rentra comme un nageur plonge.

Le gendarme monta sur une roche élevée,cherchant à voir, de là, sur quel point son gibier pourrait bienressortir encore.

« Mets tes manchons ! lui criaPastouré en s’éloignant.

– Pas encore ! »

Maurin rusait de mille manières, se montraitparfois pour attirer ses persécuteurs dans un endroit d’où ilsongeait pouvoir s’éloigner rapidement, grâce à sa connaissance desmoindres accidents de terrain, des pentes, des rochers, des trous,des reliefs et même de la position d’un arbre et de la forme de sesbranches. Il franchissait des roches élevées, gravissait devéritables murailles naturelles, en posant son pied dans lescavités qu’il connaissait et qu’un autre eût cherchées longtemps.Il courait dans un espace qu’il savait libre, par un sentier largecomme un fil, perdu sous la bruyère et frayé par lui seul depuisdes années ; là, il marchait courbé, invisible, sous laramure, et sans agiter un buisson ; ici, il se remettaitdebout sans précaution, certain que l’effort pour se cacher eût ététravail perdu. Mais chaque fois qu’il croyait avoir dépisté sesdeux poursuivants, il en apercevait un sur quelque cime, qui épiaitses mouvements, lui coupait la route, au moins du regard.

Tout à coup il reconnut, à côté de Sandri, lahaute stature de Grondard.

« Je suis perdu ! pensa-t-il. Cediable-là connaît toues les « drayes » aussi bien quemoi… Je n’ai plus qu’une ressource !… Le gros bois dëisfados (des fées). »

Le gros bois dëis fados était alorsle maquis le plus impénétrable des Maures ; Maurin n’avaitjamais jugé utile de s’y engager.

C’était un monstrueux enchevêtrement deronces, déchirantes, pressées, comme entassées sur un fond inégalet plein de trous.

Toute la stratégie du roi des Maures tendait àattirer ses ennemis dans une manière de large tranchée ouverte demain d’homme entre la brousse épaisse et un bois de pins quiabritait de hautes bruyères. Ce chemin, véritable cul-de-sac,aboutissait au pied d’un mur naturel d’une grande hauteur.

À force de manœuvres, de marches et decontremarches savantes, le chasseur, au bout de deux heures,parvint à se rapprocher du bois si fourré où il espérait trouverson salut.

Pour arriver plus sûrement à se faire suivreencore, il se laissa approcher… Ses poursuivants y furent pris. Ilscrurent que Maurin, cette fois, leur laissait deviner la directionqu’il avait dessein de suivre.

Grondard dit à Sandri :

« Il n’en sortira pas. Suivez-le, vousautres. Moi, je vais l’attendre de l’autre côté. Il ne doit pasconnaître ce fond-là, je le devine à la manière dont il segouverne, il va s’y perdre. Vous l’aurez au bout du chemin. Il estdans une souricière… »

Des deux gendarmes, l’un suivit directementMaurin dans la tranchée, l’autre courut sous bois pour l’empêcherde fuir à sa droite. Quant au charbonnier, il veillait sans doutelà-bas, à l’autre extrémité de la brousse.

Maurin, qui avait saisi leur plan pour le leuravoir suggéré, marchait sans bruit, de son pas allongé et souple,sur les cailloux semés d’aiguilles de pin.

L’impénétrable fourré se dressait sur sagauche comme un mur tissé, comme une barrière impossible à rompre,haute de trois mètres… Tout en marchant, il tira de son carnier lesfameux manchons et y plongea ses bras. Ses mains, au bout de cesgants fermés, pouvaient agir sous la basane souple… À sa droite,là-bas, sous bois, il aperçut un des gendarmes ; il seretourna… Sandri le gagnait de vitesse… Maurin ralentit sa marche…Il arrivait au pied du rocher… Où était Grondard ?…

« Oh ! quant à celui-là, s’il se meten travers de ma fuite, tant pis pour lui !… »

« Halte ! Maurin ! cria Sandri.Nous vous tenons cette fois ! »

Les deux gendarmes se hâtaient… Quelques pasencore et ils s’emparaient de leur proie.

Maurin, son fusil derrière le dos, étendit sesbras devant son visage, les mains rapprochées en pointe à lamanière d’un plongeur, et il entra dans la broussaille comme il fûtentré sous une haute lame de la mer… Ses mains sedisjoignirent ; il ouvrit les bras tout grands, écartant lesbranches épineuses et les repoussant en arrière, comme il eûtchassé l’eau en nageant ; puis dans le vide, il avança satête, puis il ramena ses bras à hauteur de son visage pour lesrelever horizontalement, mains jointes, et de nouveau il lesenfonça comme un coin dans l’épaisseur du maquis… Et il avançaitainsi, de brasse en brasse, ramant le fourré, comme il disait,tirant sa coupe à travers bois, tout de suite disparu aux yeux desgendarmes stupéfaits.

Sandri eut un cri de rage !

« Il ne va pas vite ; entronslà-dedans à sa suite. Nous l’aurons ! nousl’aurons ! »

Les deux « brasse-carré » essayèrentd’imiter les mouvements du braconnier et se jetèrent dans sonsillage.

La trouée creusée par Maurin n’était pas sibien refermée derrière lui, qu’ils ne pussent faire quelques pas,mais la plupart des branches étaient revenues d’elles-mêmes à leurposition primitive et les deux ennemis du chasseur se démenaientdans un véritable filet à mailles dures et armées de pointes, quileur griffaient cruellement les mains et le visage… Ensanglantés etempêtrés, ils tentèrent héroïquement d’avancer quelque tempsencore, mais les ronces les harponnaient, à tout moment, lesretenaient quelques minutes à chaque pas, déchirant le bon drapsolide de leurs tuniques. Le bruit de sanglier en fuite que faisaitMaurin en ramant le maquis, bientôt se perdit au loin. Ils avaienttourné sur eux-mêmes ; plusieurs fois… ils furentdésorientés.

De quel côté marcher maintenant ? Tel quine tremblerait pas devant une troupe armée jusqu’aux dents, s’émeuten présence d’un péril inconnu – non pas même d’un péril, maisdevant l’étrange.

« Ah ! pour le coup ! nousvoilà bien ! dit Sandri.

– Nous n’avons pas fait vingt pas !dit l’autre.

– Mais de quel côté passer àprésent ?

– Suivons nos traces, c’est par ici.

– Non, par là.

– C’est extraordinaire !

– Quel sacré bandit !

– Et il fait chaud !

– Le feu tombe d’un crible, icidedans !

– Regarde-moi ces broussailles on diraitdes allumettes.

– Il n’est pas surprenant que les Mauresflambent si souvent !

– À quoi servent lesforestiers ?

– Où vas-tu donc par là ?

– Appelle Grondard.

– Et l’autre qui file pendant cetemps !

– Ma foi, tant pis, tirons-nous de làavant tout.

– Grondard !… eh !…Grondard !

– Je n’entends rien.

– Moi j’entends quelque chose…

– Quoi donc ?

– De petits craquements… écoute… comme enfait le sanglier quand il casse sous lui les branchettes en courantson galop.

– C’est Grondard qui vient…

– C’est Maurin qui s’en va…

– N. d. D. !… c’est le feu… lefeu ! Le vent souffle vers nous… Ah ! ce Maurin ! jesavais bien qu’il était capable de tous les crimes ! Le bandita mis le feu à la broussaille entre lui et nous ! il nousenfume ! Nous sommes cuits ! sauve quipeut ! »

Grondard, pensant que tout naturellement lesgendarmes accuseraient Maurin d’avoir voulu les brûler vivants,avait mis le feu à la brousse.

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