L’Illustre Maurin

Chapitre 31Comme quoi le grand Empereur recula devant un Six-Fournain.

Au moment où Maurin entrait dans les arènes,suivi de Pastouré, Tonia, de son côté, y arrivait avec son pèredans la carriole que leur avait prêtée leur voisin, le cantinier duDon.

Orsini attacha son cheval au tronc d’un pinparasol, non loin des montures de Pastouré et de Maurin, qu’ilreconnut aux rubans de fête qui enguirlandaient les harnachements,et avec sa fille il entra dans le cirque.

Pastouré le désigna à Maurin :

« Regarde ta Tonia, là-bas, avec Orsini.On dirait qu’ils te suivent.

– Ils suivent les fêtes, dit Maurin, etpuis les Corsoises sont un peu Espagnoles : elles ont lecouteau à la jarretière. »

Tonia, de loin, sourit à Maurin, qui, tout demême, se sentait fier d’être tant aimé par elle, – mais qui setrouvait d’autant plus malheureux d’avoir fui les gendarmes sousles yeux de sa belle amie.

Les arènes, tout en bois et construiteshâtivement, étaient cependant assez vastes. C’était un cirque àciel ouvert, de forme elliptique ; les palissades extérieuresavaient près de cinq mètres de hauteur et celles qui séparaient lepublic de l’arène environ un mètre cinquante.

Tout le long de ces palissades intérieurescourait une plinthe en saillie, sur laquelle pouvait prendre appuile pied des toréadors lorsqu’ils les voulaient franchir pouréchapper au taureau.

Huit ou dix rangs de gradins s’étageaientautour de l’arène. Dans une loge décorée d’étamines tricoloresavaient pris place plusieurs maires des environs, autour dusénateur Besagne. Les deux premiers rangs, qui s’appelaientplaces réservées, étaient occupés par des bourgeois, deriches propriétaires, des dandys de petites villes et de villages,des désœuvrés de Marseille, de Cannes et de Nice ; onremarquait quelques riches directeurs d’établissements honteux,venus de ces grandes villes en bogheys reluisants attelésd’excellents trotteurs.

À ces mêmes places réservées, cinq ou sixgentilshommes des environs, habitués du champ de courses deCogolin.

Bref, les classes les plus diverses de lasociété étaient représentées dans ce nombreux public.

Les courses commençaient…

Deux cavaliers (picadors), aux jambières detôle et armés de lances, couraient autour de l’arène.

Un premier taureau fut lâché… C’était, disaitl’affiche, le terrible Empereur – taureau espagnolredouté, le même qui avait frappé à mort l’illustre El Tato, dontGonzalès Tortillados seul héritait la gloire !

Empereur sortit du toril sans trop de hâte, ettout de suite Maurin reconnut un misérable petit taureau camarguaisépuisé par trente courses récentes et autant de marches forcées lelong des routes de Provence où on le traînait la nuit de cirque encirque.

« S’ils sont tous espagnols commecelui-là ! déclara-t-il, les amateurs de courses espagnolesauront le droit de se faire rendre leur argent. »

Habillé correctement en toréador espagnol,mollets bombés sous le bas blanc, veste courte et pailletée, unhomme, aux cheveux noirs et luisants comme de la poix, s’avançaarmé de deux banderilles qu’il planta dans les flancs du taureau enfaisant des ronds de bras comme une danseuse.

Empereur frémit. Deux filets de sang sortirentde ses blessures, à la base des deux flèches qu’il secoua d’unfrisson de peau, sans parvenir à les faire tomber ; puis letaureau, évitant les picadors avec soin, se mit à faire deux outrois fois le tour de l’arène… Les banderilles sanglantes etballottantes écorchaient sa chair, au rythme du galop ; ilétait évident qu’Empereur cherchait la sortie et rêvait au foin deson râtelier, à moins que ce fût aux horizons de Camargue prolongéspar la vaste mer.

Une huée de la foule accueillit cette insignelâcheté.

Empereur ne gagnait pas l’argent desentrepreneurs.

Ils avaient disséminé parmi le public quelquescompères chargés de diriger les volontés de la foule.

« Allons, le feu ! lefeu ! » cria un prétendu afficionado.

Un deuxième toréador, tout pareil au premier,planta dans le cou d’Empereur deux banderilles nouvelles. Ellesportaient des fusées dont la mèche se consuma lentement. Le feuatteignit bientôt la poudre et le taureau, couvert tout à coupd’étincelles, se secoua encore… les deux fusées finirent paréclater avec un bruit ridicule…

Le taureau courant çà et là passa trop prèsd’un picador qui, de sa lance, le piqua au front. Le sang jaillitet ruissela dans les yeux du malheureux animal.

Alors des sifflets se firent entendre. Lefauve, impatienté, réveilla ses énergies et s’élança sur un picadordont la lance, cette fois, ne l’atteignit point… les deux cornesentrèrent dans le ventre du cheval. Le cheval s’écroula, entraînantsous lui son cavalier…

« Bravo, toro ! » crièrent lesjeunes aficionados, qui suçaient leur canne à pomme d’or.

Alors la primera espada fit son entrée, alladroit au taureau, en agitant sa cape rouge.

Empereur, oubliant le cheval tombé, se rua surla cape…

Le cheval essaya de se relever. Le picador,embarrassé de ses jambières, se dégagea avec peine ; et,lourdement, il gagna seul la porte de sortie qui s’ouvrit devantlui pour se refermer aussitôt.

Le cheval était enfin parvenu à se remettredebout. On le vit alors, au milieu de l’arène, faire quelques pasmal assurés, en se vidant peu à peu de tous ses intestins déroulésdans lesquels ses pieds se prirent.

Entravé par ces liens horribles sortis delui-même, il chancela une dernière fois sur ses jambes vacillantes,puis il chut de côté, s’allongea sur le flanc, souleva encore unefois sa tête aussitôt retombée, et mourut…

Les femmes terrifiées et heureuses sepressaient contre l’épaule des jeunes hommes…

La primera espada, poursuivie par le taureau,feignit de fuir – puis, brusquement se retourna, faisant face à labête.

Empereur, surpris, s’arrêta. La fouleapplaudit.

Les compères mêlés au public crièrent :« Gonzalès ! vive Gonzalès ! vive Tortillados !c’est lui ! c’est lui ! le grand El Fuego !bravo ! bravo ! bravo Tortillados ! »

Tortillados se tortilla et salua les quatrepoints cardinaux.

Au moment où sa face souriante se tournaitvers le mousquetaire et le dragon :

« Noum dé pas Diou ! s’exclamaMaurin… mais je le reconnais, leur Tortillados ! c’estMouredu, de Six-Fours, qui fut mon « cambarade » quand ilétait soldat et maître d’armes en Arles !… Il s’était faitgardian camarguais à l’époque où l’on a rasé le village deSix-Fours, au sommet de sa colline, pour mettre une batterie à laplace ! Si c’est lui le plus fort de la troupe, pechère, lepublic est refait ! Tout ça, c’est d’Espagnols desMartigues ! »

La primera espada, son bras gauche recouvertde la cape, s’avança et, visant le nœud vital du taureau, entre lesdeux épaules, y porta son coup d’épée… Manqué !

Les prétendus afficionados, qui étaient lessalariés de l’entreprise, se turent, mais un spectateur indépendantsiffla.

Le taureau, blessé cinq fois, paraissaithésiter à fondre sur son adversaire… et enfin, tout à coup, il luitourna le dos. Les sifflets se firent stridents etinnombrables.

Un picador courut au taureau, le menaçant desa lance… L’animal parut préférer l’épée et retourna vers elle.

L’élégant Tortillados, dont le postérieur unpeu gros était pressé dans des culottes très collantes, paradaitavec grâce. De nouveau il se campa devant la bête qui fonça sur lacape. Alors Gonzalès El Fuego Tortillados pivota sur ses talons…Empereur passa, frôlant la cape…

Le même jeu se renouvela à diversesreprises.

Une fois, poursuivi par le taureau,Tortillados Mouredu franchit légèrement le cheval mort… Sa grâces’envola par-dessus ce hideux amas d’entrailles graisseuses etsanguinolentes. La foule applaudit.

Alors Mouredu Gonzalès Tortillados El FuegoBardillas essaya d’en finir avec le taureau… Il poussa de nouveausa pointe… Touché ! Empereur tomba.

Des grêles et des tonnerres d’applaudissementséclatèrent aussitôt. La primera espada salua.

Mais le taureau n’était que blessé. Fatigué,il n’était tombé que pour avoir buté… il se releva brusquement. Ilcourut à la porte de la barrière qui, juste à ce moment-là,s’ouvrait vivement pour laisser passer les mules toujours prêtes àentrer dans l’arène où elles doivent enlever les animaux morts, etil s’élança hors du cirque. Il passa devant les gardiens et lesaficionados admis à l’honneur de prendre place avec eux près dutoril… Il passa et aperçut, au delà de la seconde palissade, unfilet de jour entre deux planches ; alors il chargea,effrayant tout ce qu’il rencontrait et, au galop, défonçant lamuraille de bois d’un coup de tête, il se trouva tout à coup dansune plaine qui ressemblait à sa libre Camargue marine…

Des huées retentirent dans le cirque et lafoule se précipita au-dehors de toutes les issues…

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