L’Illustre Maurin

Chapitre 28De l’invraisemblable mais authentique discord qui finit par mettreaux prises les deux fanfares de la commune de Bourtoulaigue – etcomment Maurin et Pastouré, se trouvant mêlés à cette effroyablequerelle, en sortirent à leur honneur, après que ce dernier eutemprunté une clarinette à un musicien pour la prêter à uncheval.

Le bon Parlo-Soulet n’augurait rien de bon dela présence de Maurin aux fêtes de Saint-Tropez, en dépit del’inviolabilité des bravadeurs.

François le matelassier le prévint. « Ilcourait des bruits qui étaient vilains ; on parlait d’uneconcentration, à Saint-Tropez, de toutes les brigades de la régiondes Maures ; on voulait en finir avec le braconnier ; lesbrigades étaient sans cesse à croiser sur les routes, à secommuniquer des renseignements. » Bref, selon François, Maurineût mieux fait, cette année, de ne pas assister à sa chèrebravade.

Mais Maurin avait trop le sentiment de cequ’on doit aux traditions nationales, il avait trop le respectinstinctif du passé, père du présent, pour renoncer à son rôle debravadeur.

Tonia n’avait rien entendu dired’inquiétant ; elle, elle voulut voir la fête illustre, etOrsini, ignorant la présence de Maurin à Saint-Tropez, y accompagnasa fille. Comme elle, il se montrait curieux de la célèbre bravade.Tous deux trouvèrent place à la fenêtre d’un premier étage, sur lequai, chez un ami d’Orsini.

La procession était en marche…

Parlo-Soulet, dragon à cheval, errait autourdes corps de bravade, en véritable éclaireur, prêt à crier àMaurin : « Prends garde, voici l’ennemi ! »

Il avait parlé de ses craintes au capitaine deville qui répliqua :

« Les gendarmes n’oseront jamais faire unpareil scandale. S’ils touchaient un bravadeur sous les armes, laville entière se soulèverait et il y aurait un malheur. Ilsn’oseront pas, croyez-vous-le, à moins d’un incident qui lesautorise à intervenir, mais il n’y aura pas d’incident… »

La bravade avançait, lente, saluant de temps àautre le saint porté sur un brancard, puis honorant d’une salve lesnotables à leurs balcons ou ceux qui, rencontrés dans la rue, sevoyaient enveloppés tout à coup et subissaient le terriblehonneur.

Étrange statue, celle du saint que portaientses fervents !

Saint-Tropez, décapité, est couché dans unebarque comme dans un cercueil. À son côté repose sa tête. Un chienassis semble garder sa dépouille, et, perché sur le bordage dubateau, un coq veille…

Chaque fois que les gardes-saint honoraitl’image sacrée d’une salve bien nourrie, les tambours roulaient,les musiques sonnaient.

Deux fanfares, avaient, cette année-là, obtenula permission de jouer leurs plus beaux morceaux à tour de rôle, àla suite de la bravade, et seulement, bien entendu, quand lecapitaine de ville en donnait l’ordre.

Ces deux fanfares appartenaient toutes lesdeux à la commune de Bourtoulaïgue, voisine de Saint-Tropez etriche d’environ six cents habitants mâles.

Deux fanfares pour douze cents habitantsenviron, c’est trop. Quelques années auparavant, Bourtoulaïgue nepossédait qu’une seule fanfare : la Gloire del’Harmonie. Mais la Gloire de l’Harmonie ayant eu àsa tête un chef d’opinion républicaine avec épithète, lequel avaitjugé bon de se présenter aux élections communales, les républicainssans épithète avaient, de leur côté, jugé bon de créer une secondesociété musicale. Et ainsi la Victoire de la Symphonieétait née d’un désaccord.

Personne à Bourtoulaïgue ni en France n’avaitcompris l’utilité de cette deuxième fanfare, mais l’esprit decolère et de lutte est aveugle. Il emploie souvent ses énergies auhasard, et c’est pourquoi Bourtoulaïgue avait maintenant deuxfanfares pour douze cents habitants, soit cent vingt musiciens,soit environ un musicien pour six Bourtoulaïguois mâles.

Et les deux fanfares étaient, comme de juste,en lutte constante.

La Gloire de l’Harmonie prenait ses vermouthsdans un certain café, et la Victoire de la Symphonie prenait sesabsinthes dans un autre.

Il en résulta que les deux patrons des deuxcafés, qui étaient deux frères, se brouillèrent à mort. Ilsn’avaient plus qu’un rêve, ils le disaient du moins : semanger le foie.

Quand la Symphonie demandait au maire lapermission de jouer sur la place publique de Bourtoulaïgue à uneheure déterminée, l’Harmonie était aussitôt prise d’un besoin,impérieux comme la colique, de se faire entendre exactement à lamême heure et précisément sur la même place. La populationbourtoulaïguoise, divisée par les mille potins insignifiants quisont le fond déjà banal de la vie au village, était désormaisdéchirée cruellement par l’âpre rivalité de ses deux fanfares.

Il faudrait remonter, dans l’histoire deFrance, à la guerre de Cent Ans, aux Armagnacs et aux Bourguignons,pour retrouver haine pareille à celle qui animait l’une contrel’autre les deux fanfares de Bourtoulaïgue, Var (postes ettélégraphes).

Un des deux boulangers de Bourtoulaïgue étantmort, sa boutique resta fermée quelque temps. C’était le boulangerde la Symphonie.

La Symphonie se demanda aussitôt si elle necréerait pas une boulangerie spéciale, bien à elle, ou si elle neferait pas venir son pain, tous les jours, à dos de mulet ou par lebateau, de Saint-Tropez.

Cette dernière opinion prévalut en assembléegénérale. Membres honoraires et membres actifs votèrent comme unseul homme la mise à l’index ou boycottage du boulanger quipétrissait le pain de l’Harmonie ; il fut décrété que letrombone, qui était pêcheur, irait tous les jours à Saint-Tropezavec son bateau chercher le pain de la Symphonie.

« Et quand donc irai-je à la pêche ?demanda-t-il.

– Tu n’iras plus, lui fut-ilrépondu ; nous te nommons notre préposé à la fourniture dupain. La Symphonie te paiera ton travail ; nous augmenteronsles cotisations de nos membres honoraires, voilà tout. »

C’était s’exposer, en cas de tempête, à lafamine ; mais rien n’est héroïque comme la haine et lamusique, mêlées ensemble et s’exaspérant l’une l’autre.

On le vit bien à quelque temps de là. Unterrible coup de mistral ayant en effet pendant six jours retenudans le petit port les embarcations de Bourtoulaïgue, les membresde la Symphonie faillirent périr en masse, faute d’un croûton depain à se mettre sous la dent, car, le premier jour, pas un n’allaacheter du pain chez le boulanger de la société rivale. Bel exemplede stoïque énergie, s’il eût été donné pour une meilleurecause !

Et pas un exécutant ne céda. Le second jour,la Symphonie, transformée en société chorale, parcourut les rues deBourtoulaïgue en chantant :

Mourir pour la Symphonie

Est le sort le plus beau, le plus digne d’envie !

Heureusement les femmes se montrèrent moinsentêtées que les hommes. Pour nourrir leurs enfants ellesconsentirent à acheter du pain dans leur village natal, chez leboulanger de l’Harmonie.

Celui-ci se refusa d’abord à leur en vendre,mais M. Cabissol, informé des incidents de Bourtoulaïgue, yétait accouru pour étudier le phénomène ; il télégraphia aupréfet qui télégraphia au maire, et l’Harmonie dut nourrir laSymphonie !

Cette inqualifiable lâcheté des épouses et desmères rendit insolents les membres de l’Harmonie. Ils ricanaientsur le passage d’un membre de la Symphonie. C’était un mot d’ordre.À peine apercevaient-ils un de leurs ennemis qu’ils faisaientaussitôt semblant de mâcher quelque chose et se frottaientl’estomac d’un air de jouissance gourmande. Allusion impardonnableaux tortures de la faim qu’avaient dû subir leurs rivaux.

Le membre le plus vaillant de la Symphonie,étant célibataire, avait jeûné deux jours. Il reprocha aux autresleur faiblesse. Ils se fâchèrent. Il donna sa démission… et se fitaussitôt recevoir membre de l’Harmonie.

Le ministre de l’Intérieur fut prévenu, lacommune fut surveillée. Cet état de choses ne pouvait durer. Pourle 14 Juillet, le préfet exigea que les deux musiques ennemiesjouassent ensemble l’aubade traditionnelle à M. le maire. Lesdeux fanfares se récrièrent. Mais on les menaça de la dissolution.Alors, elles se soumirent – mais comme on n’avait pas pris soin dedésigner le morceau de musique qui devait être exécuté sous lesfenêtres du maire, il se trouva qu’elles attaquèrent simultanémentl’une La Marseillaise, et l’autreBourtoulaïguoise, chant de guerre composé par le chef dela Symphonie.

« Il faut fondre les deux fanfares en uneseule, opina le receveur buraliste, et les appeler : LeTriomphe de la Cacophonie. »

Le maire se sentait devenir fou. On ne semariait plus à Bourtoulaïgue qu’entre partisans de la même fanfare.Or, affirmait le maire qui était médecin, le croisement est le seulsalut des races dégénérées.

Les choses en étaient là quand arriva la fêtede Saint-Tropez. Mais le capitaine de ville avait un beau-frèredans l’Harmonie de Bourtoulaïgue et un autre beau-frère dans laSymphonie.

Il fit dire en conséquence aux deux musiquesqu’il comptait sur leur dévouement commun et leur égal respect pourSaint-Tropez déjà martyr ; qu’elles devaient toutes deuxoublier leurs querelles provisoirement, du moins hors du territoirede Bourtoulaïgue ; et qu’elles pourraient figurer toutes lesdeux à la bravade, si elles s’engageaient à jouer sagement l’uneaprès l’autre – car, ajoutait-il, « le soleil luit pour toutle monde ».

Les deux fanfares acceptèrent…

Hélas ! L’odeur de la poudre est unesuggestive odeur. Forcés de porter, durant des heures, sous leursbras leurs instruments muets tant que parlait la poudre, les deuxfanfares s’impatientaient. Chacun de leurs membres brûlait du désirde se faire entendre, admirer, applaudir : Elles seregardaient de travers, paisible au milieu d’un excitant fracas deguerre ! Elles piétinaient, honteuses de leur inaction, tandisque grondait autour d’elles le tonnerre des batailles. Et à chaquedécharge d’artillerie, tous les musiciens contemplaient piteusementle pavillon des cornets à pistons et des bugles, et ilsregrettaient que les trombones ne fussent pas des tromblons.

On sait que l’histoire raconte comment legrand Saint-Tropez, décapité à Pise, fut déposé et couché sans têtedans une embarcation en compagnie d’un chien et d’un coq – et lancéainsi à la mer… La Providence le fit aborder sur le rivage auquelil a donné son nom.

Le groupe de bois sculpté, porté à dos d’hommeet représentant le saint, le chien et le coq, dans la barque, –dominait les têtes innombrables de la foule. Cette glorieuse imageintimidait seule les fanfares ennemies.

On entendit l’une des grosses caissesmurmurer : « Ah ! Si le saint n’était paslà ! »

Mais le saint était là, et il fallait bien lerespecter.

On arriva ainsi sur le quai où se dresse lastatue du bailli de Suffren, et sous la fenêtre même d’où Tonia,assise près de son père, regardait de tous ses yeux l’imposantecérémonie.

Sur la place tout le monde se rangea en belordre, chaque corps de bravade à son rang.

On fit aligner les deux fanfares, l’une àdroite, l’autre à gauche de la statue du grand amiral, face à lamer, dos aux maisons…

Et Maurin, le beau mousquetaire, saluait del’épée sa dame à la fenêtre, en faisant exécuter une courbette àson cheval… quant tout à coup le dragon éclaireur Parlo-Soulet luivint murmurer quelque chose à l’oreille :

« Prends garde, Maurin ! je flaireune manœuvre de Sandri. Les gendarmes de Saint-Tropez n’oseront pasbouger ; mais ceux que je vois arriver là-bas ne sont pas deSaint-Tropez. Ils ne craindront pas de faire offense à lapopulation. Ouvre l’œil !

– Où sont-ils ?

– Là, à l’entrée de la rue par où arrivela queue de la procession. Et d’autres peut-être vont garder lesautres sorties, et alors tu seras comme un rat au fond d’uneratière, mon pauvre !

– Non, dit Maurin, avec un gestelarge : la mer est libre : je sauterai s’il le faut dansune chaloupe, ou bien je lancerai mon cheval à la nage. »

Et rrrran !… calme sur son chevalfougueux, il déchargea coup sur coup deux tromblons…rrrran !

Énervés, les chevaux des mousquetairestournaient sur eux-mêmes à chaque décharge.

À l’ordinaire, les cavaliers ne portent pas detromblons.

En revanche la plupart des bravadeurs à pied,en bottes, vêtus de nos jours à peu près comme des grognards deNapoléon Ier, l’image du grand Saint-Tropez peinte surleur shako – n’ont pas moins chacun de deux tromblons ! Dèsqu’ils en ont déchargé un, leur écuyer leur en présente un autre etrecharge aussitôt le premier.

Porter un tromblon à cheval, c’était unefantaisie, une audace de Maurin, la bravade dans la Bravade.

Maurin avait deux écuyers et trois tromblons…et rrrrran !

Or, chacune des deux fanfares adversaires seconsidérait comme incarnée tout entière dans son chef.

Hélas ! il était à prévoir que les deuxchefs finiraient par se prendre de querelle ! Et ce fut là, enplein quai, dans une ville étrangère et amie, en présence du baillide Suffren et du grand Saint-Tropez !

À travers les assourdissants tonnerres destromblons, ils échangèrent les plus graves injures, on n’a jamaisbien su lesquelles. Tels les chefs homériques, ils se bravaientd’une voix stridente, qu’on entendait grincer entre deux pétarades.L’odeur de la poudre aidant, ils s’avancèrent enfin l’un versl’autre, leur noble bâton de chef d’orchestre levé etmenaçant !

Aussitôt, d’un irrépressible mouvement, lesdeux fanfares, poussées par un destin inéluctable, se jetèrentl’une contre l’autre, en désordre, chacun choisissant, dans lesrangs des rivaux, son pire ennemi. Les apostrophes malignes secroisèrent dans l’air. Vainement le capitaine de ville fit un signeà ses mousquetaires qui opérèrent un mouvement pour séparer lesdeux troupes. Trop tard ! ils n’empêchèrent pas le choc dedeux ophicléides. Ce fut le signal d’une mêlée générale.

Les deux armées musicales, lancées l’unecontre l’autre, levèrent ensemble, avec des bras furieux, leursinstruments, massues légères et pourtant redoutables.

À toutes les fenêtres du quai, les femmesdésespérées tendirent des mains suppliantes vers le ciel vainementimploré !…

Alors, du fond de la place, les gendarmesaccoururent au petit trot !

« Sauve-toi, Maurin ! cria le dragonPastouré.

– Pas encore ! » dit lemousquetaire Maurin.

Et il déchargea un tromblon ironique…rrrran !

Ce bruit rappela à eux-mêmes les bravadeursqui, depuis un instant, étaient restés immobiles, muetsd’étonnement et de curiosité :

Trente tromblons à la fois partirent seuls…rrrrran !

« Nous engageons le clergé à se retirer,dit un gendarme au curé. L’affaire devient vilaine. »

En hâte, pour éviter le spectacle d’unebataille qui s’annonçait cruelle, digne des temps néroniens, leclergé se sauva en retroussant sa soutane, tandis que les porteursdu saint, héroïques dans leur robe pourpre, le posaient à terre etformaient autour le bataillon carré.

Maurin et Pastouré étaient encore séparés desgendarmes par les deux fanfares, c’est-à-dire par une inextricablemêlée de deux cent quarante guerroyeurs !

« Arrêtez, fanfare ! vous manquez àtous vos devoirs, à toutes vos promesses ! » cria d’unevoix retentissante et vaine, au milieu du tumulte, le capitaine deville qui élevait, au bout de son bras chargé de broderiesétincelantes, sa pique naguère obéie…

Il y eut parmi les combattants un peud’hésitation. Le tumulte parut s’apaiser. Le capitaine de villereprit :

« C’est moi – ne l’oubliez pas – qui suisici le seul chef, le chef absolu !… Messieurs les gendarmes,de grâce n’intervenez pas, ou je ne réponds plus de rien. Monautorité doit suffire ; je représente une tradition qui estsouveraine ; il y a des siècles qu’elle n’a pas étéméconnue ! Allons, c’est assez ! que l’Harmonie et laSymphonie se séparent à ma voix et qu’elles profitent de cettecirconstance, pour ne plus faire qu’une seule société musicale.Certes, ce serait un miracle, mais ce n’est pas le premier qu’ondevrait au grand Saint-Tropez. »

Le chef, sur ce mot, exécuta avec sa pique unsigne involontaire. Les bravadeurs crurent qu’il ordonnait unesalve… et rrran ! cinquante tromblons partirentseuls !

« C’est cela, saluez, bravadeurs !(s’écria-t-il habilement, dans l’espoir de désarmer à forced’éloquence la rage des deux fanfares hésitantes et la résolutiondes gendarmes incertains) ; c’est cela ! saluez enl’honneur des fanfares ! Entourez-les ! cernez-les !et saluez encore ! »

Et de sa pique il fit un nouveau signe.

Les deux musiques furent entourées aussitôtpar tous les corps de bravade… et rrrrran !… On eût pu croireque la ville entière sautait jusqu’aux nues dans l’incendie d’unepoudrière.

Coup fatal ! quelques cailloux, soulevéspar le souffle tout-puissant des tromblons frappèrent au visage lesmusiciens qui en étaient encore à se menacer les uns les autres, às’insulter à travers le vacarme… et cette impression inattenduedéchaîna la rage des combattants qu’on voulait apaiser. On eût ditque la poudre enflammait littéralement les colères… Et les pistons,les bugles, les trombones, les saxophones entrèrent en danse !On vit s’élever et s’abaisser, comme autant de tomahawks, leshautbois, les ophicléides et les trompes de chasse… Ce fut unhourvari indiscriptible. Massues d’abord, puis boucliers aussitôt,les instruments de cuivre se bossuaient les uns les autres ;quelques-uns échappaient aux mains des combattants qui, pour lesravoir, se précipitaient les mains tendues vers le sol, etaussitôt, bousculés, roulaient à terre, à demi écrasés. Lesmousquetaires à cheval, non plus que les gendarmes, n’osaients’élancer dans cette cohue, de peur de blesser les musiciensirrités ou les élèves de Lougeon qui, montés sur les chivàousfrux et empêchés dans leurs étoffes flottantes, enfouis dansleur cartonnage, cherchaient vainement à se sauver, et dontquelques-uns tombaient en hurlant, les quatre fers enl’air !

À sa fenêtre, Tonia révélait avec allégressesa nature violente : « Mon Dieu ! qu’ils sontdrôles !… » s’écriait-elle en battant des mains. Et elleriait aux éclats, heureuse de voir si belle bataille.

À ce moment le dragon Pastouré aperçut legendarme Alessandri qui, bien droit en selle sur un gigantesquecheval, manœuvrait de façon à placer Maurin entre deux groupes degendarmes.

« Gueïro, Maourin ! guette,Maurin ! Attention !

– Laisse-z-y faire ! dit Maurin.J’ai l’œil où il faut ! »

Sandri arrivait sur lui, mais Maurin, aumoment où l’un des musiciens combattants élevait très haut satrompe de chasse dans l’évidente intention de la laisser retombersur le crâne d’un ennemi, s’empara de cet instrument, l’embouchaaussitôt et, toujours calme sur son fougueux cheval de guerre, ilen tira une sorte de barrissement si inattendu et si affreux que lamonture de Sandri, en arrivant près de la sienne, fit un écartformidable, glissa des quatre pieds et tomba… envoyant rouler àquinze pas le plus joli des gendarmes.

D’un bond, Sandri, s’étant relevé, releva soncheval et se remit en selle, car il avait reconnu là-haut, à unefenêtre, Tonia qui riait comme une folle !

Tout en rassemblant sa bête, il l’éperonnarageusement. Furieuse, elle érigea superbement sa courte queue.

Or Pastouré, le dragon veillait, il saisit auvol une clarinette qui, bondissant en l’air sous le coup d’untampon de grosse caisse, passait par là, et prompt comme l’éclair,sautant à bas de son cheval, il enfonça, d’une main sûre, cetinstrument à anche dans le pertuis naturel qui béait sous la queuedu cheval de Sandri.

Et ce faisant, Pastouré disaitallègrement :

« Peut-être qu’ils’envolera ! »

Il s’envola en effet – c’est du moins ce qu’onraconte. Il bondit comme s’il eût eu des ailes.

Sentant à la fois l’outrage aigu et lablessure profonde, serrant ses énormes fesses rondes, abaissant etpressant sa queue, si fière naguère, contre l’étrange queuepostiche dont il ne pouvait deviner la nature, se croyant atteint,au milieu de cette guerre tonitruante, par quelque lance mortelle,le noble animal s’enleva des quatre pieds et, voyant devant luis’ouvrir la vaste mer rafraîchissante, il s’y élança, emportant soncavalier qui s’épuisait en efforts inutiles et ridicules pour lemaîtriser.

Noble et malheureux animal ! la douleurqu’il espérait fuir le suivait obstinément ! Et droit devantlui, sans s’occuper du désespoir et de la honte de son gendarme, ilnageait, nageait, filant toujours tout droit, comme attiré parl’autre rive du golfe !… Il nageait… il fendait les eauxbleues. Pastouré lui jeta un regard de pitié.

« Pauvre de lui, pechère ! dit-il.Il ira comme ça jusqu’à Sainte-Maxime !… Il espère toujours laperdre en route (il parlait de la clarinette). C’est pour lalaisser en arrière qu’il file si vite… mais je ne crois pas qu’illa perde. Il la tient trop bien ! »

« Un cheval, un cheval, mon royaume pourun cheval ! » criait en pleine bataille Richard IIId’Angleterre, démonté.

Plus heureux qu’un tel roi, Pastouré n’eutqu’à se remettre lourdement en selle.

« Victoire ! cria Maurin en saluantde son chapeau empanaché la belle Tonia qui riait au balcon,là-bas.

– À présent que nous sommes vainqueurs,dit Pastouré à Maurin, nous pouvons détaler… »

Maurin lui passa un de ses tromblons, et tousdeux, enfilant les rues tortueuses, gagnèrent par un détour habilela grand-route qui, longeant le golfe de Saint-Tropez, conduit àCogolin.

Pendant ce temps, si l’on en croit la légende,le cheval de Sandri, toujours nageant et portant toujours soncavalier, approchait de la plage de Sainte-Maxime, délicieusepetite ville qui fait face, de l’autre côté du golfe, à la fièrecité tropézienne.

Les gardiens du sémaphore de Sardinaux quidomine Sainte-Maxime braquaient leurs lunettes marines sur l’objetmouvant qu’on apercevait là-bas, au milieu des eaux tranquilles dugolfe…

« Qu’est-ce que c’est queça ? » dit un des gardiens.

L’autre, ayant regardé longtemps,prononça :

« C’est drôle ! on dirait Napoléonqui revient de l’île d’Elbe.

– Comment ! encore ! »s’écria le premier, incrédule et distrait sans doute.

Mais comme il avait « de lalecture », il réfléchit un moment et ajouta :

« Non, non, c’est impossible !…l’histoire ne se recommence pas. »

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