L’Illustre Maurin

Chapitre 59CHAPITRE LIX Le testament de Maurin des Maures.

La roulotte vint, de nuit, chercher Maurin. Ily fut installé dans un véritable lit, et les gendarmes qui larencontrèrent ne songèrent pas un instant que Maurin des Mauresétait enfermé et couché dans cette maison roulante, attelée d’uncheval étique. Elle était conduite par un vieux boumian aux cheveuxcrépus qui, le long du chemin, chantait des chansons sauvages enune langue inconnue :

La plaie est rouge au cœur,

L’églantine au buisson…

Prends l’églantine en fleur,

Et prends mon cœur sanglant

Tirlow ! Tirlow !

L’amour est un enfant,

Il m’a pris par la jambe,

Il m’a tiré à bas

Et de cheval je suis tombé,

Tirlow !

Et mon front s’est ouvert !

Adieu, ma fiancée !

On suivait la route de La Molle, au fond de lavallée. Pastouré, dont la présence aux côtés du bohémien eût étérévélatrice, chevauchait en avant, le précédant d’un quart delieue, revenant de temps à autre sur ses pas pour faire boire oumanger Maurin, selon les instructions de M. Rinal.

Par la petite fenêtre de la roulotte, Maurinregardait défiler sous ses yeux ses chères montagnes maures.

Quand il passa près des Campaux, il reconnutSaulnier, au frappement de sa massette, mais il ne l’appela pas. Àquoi bon ?… Quand il fut près de sa cabane, dans la plaine deCogolin, il fit faire halte.

« Appelons Pastouré, dit-il.

– Pourquoi ? interrogea leboumian.

– Je veux savoir, dit Maurin en souriant,si j’ai septante-quatre queues de porc ou septante-cinq, comme lecroit Pastouré.

– Ma foi ! dit le boumian, necompromettons pas pour des queues de porc ce que nous avons àsauver, toi et moi.

– Tu as raison, dit Maurin. Enroute ! »

À La Foux, il dit :

« C’est ici que j’ai connu les vachesespagnoles ! »

Il ajouta désespérément :

« J’étais jeune, alors ! »

Et il ne s’était pas écoulé plus de deux moisdepuis les courses de taureaux, mais il voulait dire qu’il avaitvieilli d’un siècle, au dedans de lui.

Quand la roulotte déboucha dans la plaine deFréjus, elle quitta le bord de la mer pour gagner Roquebrune.

Au tournant de Saint-Aigulf, Pastouré sur soncheval attendait :

« Maurin, dit-il, je viens de voirLagarrigue ici même, tout à l’heure. Il y était venu pour meparler. L’endroit où tu vas rester caché, c’est sa grotte deRoquebrune. Tu y entreras ce soir à la nuit, et, en attendant, nousallons camper ici. Une roulotte arrêtée sous un pin au bord dugrand chemin, ça n’étonnera personne. »

Le boumian détela son cheval maigre qu’ilentrava et qui se mit à brouter l’herbe courte des bords de laroute. Pastouré attacha le sien à un arbre et vint s’asseoir dansla voiture, à côté du lit de Maurin. Le boumian se coucha sous laroulotte, entre les quatre roues, près du chien féroce qui y étaitenchaîné. Il était quatre heures de l’après-midi.

« Ouvre la porte, Pastouré, que je voiela route, et les arbres, et tout. »

Pastouré fit ce qu’il désirait.

Maurin, couché, pouvait, du regard, suivre parla porte ouverte le long ruban blanc de la plage qui va deSaint-Aigulf à Saint-Raphaël.

Tout à coup :

« Pastouré ! dit-il d’un tonsingulier, je vois là-bas, assise sous ce pin, une bien jolie dameavec une ombrelle beaucoup jolie… Je voudrais bien savoir cequ’elle est en train de lire. Va un peu me la chercher.

– Es-tu fou, Môourin ?

– Va, je te dis. Tu ne vois donc pas quec’est ma fille ? ou si tu veux notre fille, puisqu’elle aépousé ton garçon ? »

C’était elle, en effet, habillée avec unecoquetterie excessive et traînant dans la poussière des routes unerobe de bourgeoise bien longue, de celles qui exigent qu’on lessoulève à poignée, d’une main prétentieuse, toujours en imitationde la bourgeoisie dont on se moque d’ailleurs et que l’ondéteste.

« Vous, ici, mon père ? etmalade !

– Ça n’est rien, dit Maurin, je vais àmes affaires qui ne te regardent pas. Mais les tiennes meregardent. Tu lisais un livre… fais-le voir un peu. »

Elle le lui tendit. Il déchiffra péniblementquelques lignes et le rejeta sur son lit.

« Voici, dit-il, pourquoi, te voyant, jet’ai fait appeler : tu es trop bien habillée, ma fille, pournotre fortune. Et puis, comment se fait-il que tu sois ici à lapromenade, aujourd’hui ?… Ne me réponds pas… puisque tu voisbien que je le devine. Tu fais la dame, tu te promènes ! et lefils de Pastouré, ton mari, pendant ce temps-là, travailledur ! Que signifie cela ? et trouves-tu que ce soitraisonnable, que c’est bien ? Vous avez une servicialepeut-être ? c’est un peu tôt, car tu n’as hérité de rienautre, que je sache, que de l’argent du frère de Pastouré. Es-tuune fille qu’on paie ou une épouse qui aide son homme à faire sonmétier ? Le livre que tu lis en te promenant sous ton ombrelleest un mauvais livre. Je n’en ai lu que trois lignes et pasn’aurais eu besoin d’en lire une seule, puisqu’il y a, dedans, desimages où l’on voit des femmes qui montrent leurs jarretières à deshommes. Crois-tu vraiment que c’est pour que nos filles toutesjeunes lisent de ces saletés que nous avons bâti tantd’écoles ? car, nous les avons bâties – nous autres, le peuple– par le moyen de nos députés ! Nous avons voulu instruire lespauvres bougres – mais c’est pour que, étant instruits, les garçonssachent faire mieux chacun son métier et les filles – devenuesfemmes – aider mieux leurs hommes et leurs petits ; et non paspour qu’elles se pavanent seules au soleil en lisant sousl’ombrelle des livres qui semblent faits pour des garces. Va poserton parasol, jusqu’au jour où tu auras de quoi le payer d’autrechose que de la faiblesse envers toi de ton mari qui, apparemment,te gâte trop. En quatre-vingts ans qu’elle a vécu, ma mère ne s’estabritée que d’un chapeau bien large, de ceux qu’on se met dans ledos lorsqu’il ne pleut pas ou que le soleil n’est pas trop fort. Jesuis sûr que tu méprises déjà tes petites amies d’autrefois,qué ? parce qu’elles ont fait un moins joli mariage que toi,bien que tu n’aies pas épousé un mylord ?… Et dire que c’esttoujours comme ça, le peuple ! Pourquoi alors s’intéresser àson malheur et vouloir qu’il en sorte, s’il n’en doit sortir quepour être méprisant à son tour et continuer le malheur des pluspauvres ? Vois-tu, ma fille, les gens comme Pastouré et commemoi, toute la vie nous avons reproché à beaucoup de riches leur airde dire : « Nous sommes des princes ! des gens plushaut que le peuple ! et nous méprisons ceux des bassesclasses ! » Et ces riches si orgueilleux souvent avaientpourtant – comme nos officiers à bord – quelques raisons justesd’être fiers, puisqu’ils étaient des savants et qu’ils conduisaientdes bateaux que nous, les simples matelots, nous n’aurions pu quemettre au plein. Mais si à peine ayant appris A et B, aux frais dela République, nos filles se mettent à faire les faraudes, àmépriser le tablier, le costume de travail que portent leurs pèreet mère, alors, nom de Diou ! ce n’était pas la peine de fairetant d’histoires pour arriver à rendre le peuple pauvre aussicouyoun que le peuple riche ! Je vois en mourant que ce n’estpas la politique qui peut changer les hommes : c’est un peu demorale, mais où la prendre ?… À présent, comme je ne suis passûr de te revoir, essuie tes yeux et embrasse-moi vivement, maisn’oublie pas que si je n’étais pas si malade, je te dirais :« Fous-moi le camp et ne reviens qu’habillée comme lecommandent et ta position avec ton mari, et le chemin plein depoussière où tu te promènes ! »

Elle l’embrassa en pleurant. Il suffoquait,épuisé par le long effort qu’il avait fait pour vider son cœur etse soulager de sa colère.

« Si je viens à mourir, ajouta-t-il,garde bien tout ce que je t’ai dit, pourquoi ce bon conseil esttout l’héritage que je te peux laisser. Le terrain sur lequel macabane de bois est construite n’est pas mien ; les planchesqui forment la cabane sont pourries ; il n’y a guère dedansque mon costume de mousquetaire : il est pour le muséearlatan dont m’a parlé M. Rinal. Et quant à mon filsBernard, il aura mes septante-quatre queues de porcs sauvages.

– Septante-cinq, corrigea inflexiblementPastouré.

– À présent, bonsoir, ma fille, et gardemes paroles. Elles te porteront bonheur plus sûrement que lesgris-gris qui te pendent à la ceinture, au bout d’une attache où mamère ne portait que ses grands ciseaux. »

Quand se fit la nuit, la roulotte, au beauclair de lune, se mit en route vers la grotte de Roquebrune, au basde laquelle Lagarrigue guettait…

« Suivant ton conseil, dit tout de suiteLagarrigue à Maurin, j’ai quitté l’affaire de la contrebande, meshommes ne sont plus dans la grotte que pour huit jours. Ilsattendent la paie prochaine, et après ce sera fini.

– Ça me fait plaisir, dit Maurin. Tu esun brave homme. »

Par un système de poulies destinées à monterles ballots de tabac dans la grotte, des cordes descendirent dufaîte de la colline jusqu’à terre. On y attacha une chaise oùMaurin fut assis avec les plus grandes précautions. En grandsilence il fut monté dans la grotte où Pastouré, au milieu descontrebandiers, lui fit accueil. Deux hommes crochèrent les cordesde la chaise au moyen de deux gaffes et l’attirèrent à eux.

Maurin fut étendu sur deux matelas qu’on luiavait préparés, le long des parois de côté, dans un creux de laroche qui formait une manière d’alcôve.

« À présent, dit Pastouré, toutes lesgendarmeries peuvent fouiller toute la France sans t’y trouver.Enfin nous voilà tranquilles !… Tu n’as plus qu’à guérir.

– N’as-tu pas remarqué tout à l’heureencore, dit Maurin soucieux, que, sur la grand-route, au soleiltrémont, les gens ne se disent plus : « Bonsoir,bonsoir », comme faisaient nos pères ? C’était pourtantune gente habitude. Et comment se fait-il qu’elle se perde, si,comme on le raconte, les hommes deviennent moins sauvages parl’effet du temps ?

– Trop de mécaniques ! dit Pastouréhaussant les épaules ; leurs voitures mécaniques mettent toutle monde sur les routes ; ça ferait trop de bonsoir,bonsoir… Mais tais-toi ; M. Rinal m’a donné lesinstructions pour te soigner et te panser jusqu’au jour où ilviendra. Fais silence et dors… il faut que tu guérisses, il lefaut, car, vois-tu, j’en suis fâché pour le peuple, mais il n’y aqu’un Maurin. »

Dans la grotte, ils n’étaient éclairés que parla lune large et tranquille dont le reflet faisait là-bas, sur lamer d’un noir bleuâtre, comme un chemin de lumière.

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