L’Illustre Maurin

Chapitre 34CHAPITRE XXXIV Où l’on verra par quel procédé léonin les grandsviticulteurs algériens assurent l’abondance de leurs vendanges auxdépens des viticulteurs de Provence.

La renarde de Saulnier dressa l’oreille. Labelette se rencogna au fond du carnier, et une alarme tout à faitextraordinaire se produisit parmi la troupe des perdreaux. Leplacide cantonnier les vit tout à coup dresser la tête sur leur courigide, la tenir un instant immobile, attentive, puis se mettre àcourir éperdument dans la poussière du chemin, enfin prendre leurvol en désordre et s’éparpiller en tous sens, les uns montantpar-dessus les pentes du coteau, les autres descendant vers le litdu torrent…

La renarde se mit vivement debout, parut humerl’air, et, brusquement, ayant flairé l’invisible ennemi bondit dansle fourré où elle disparut.

Quant à la belette, elle ne donna plus signede vie, blottie qu’elle était dans le carnier de cuir, entre lepain et la bouteille.

« Mes perdreaux ! se dit Saulnier,ne s’enfuient que devant les gendarmes !… et encore. Il fautdonc qu’on ait concentré toutes les brigades ! Elles vontpasser en régiment ! Ça doit être contre toi, mon pauvreMaurin ! »

Il ôta ses lunettes et regarda de tous sesyeux la route…

« Diable ! qu’est-ce que je voisarriver ? des comédiens peut-être… ou des voleursdéguisés ! »

Il s’effaça un peu derrière un chêne vert quiétait là… Le galop de deux chevaux s’approchait. À peu de distanceles chevaux s’arrêtèrent.

« Oou ! c’est toi,Saulnier ?

– Ah ! bougre de bougre ! c’estMaurin ! et c’est Pastouré… En bravadeurs, je parie ?

– Eh ! oui. »

Le mousquetaire et le dragon avancèrent et semirent à causer sans descendre de cheval.

« Tu n’as donc jamais vu debravadeurs ?

– Je ne vois que ce qui passe sur maroute, dit le cantonnier avec résignation ; les chemins que jefais ne sont pas pour moi. Je ne vais que du kilomètre 40 aukilomètre 80. »

Il s’essuya le front et reprit :

« Je fais les routes, je ne m’en serspas… Ah ! mais, vous avez fait une brave peur à mesbêtes ! D’espouvantails comme vous, jamais elles n’en avaientvus ! Je vois, pas moins, passer toutes sortes de choses, moi,par ici ! et le plus drôle fut, l’autre jour, cette ménagerieavec tous ces lions qui hurlaient à faire trembler, tandis que, àcôté de leurs cages, marchaient les deux chameaux, deux bêteshautes comme on en voit dans les crèches de Noël, à la suite du roinègre. Les lions, enfermés dans des charrettes qui étaient descages à barres de fer, étaient traînés par des éléphants.Figurez-vous qu’ils s’arrêtèrent ici – parce que là-bas, en traversde la route défoncée, Martegàou avait dû laisser sa charrettechargée de billons, et embourbée jusqu’aux essieux… Les quatrechevaux de Martegàou ne la déplaçaient d’une ligne… Alors, on lesdétela, on attacha la charrette au derrière de l’un de ces grosanimaux à courte queue qui ont un long nez au bout de leur bras ouun long bras au bout de leur nez, et pechère ! il ne fit quese pencher un peu en avant, comme ça, et il vous arracha lacharrette comme une dent !… Cette fois-là aussi mes perdreauxavaient filé, rien qu’en les sentant venir de loin ; et larenarde resta trois heures à se consoler de la peur ; et mabelette, à toute force, voulait m’entrer dansl’estomac ! »

Le dragon et le mousquetaire écoutaientgravement.

« C’est amusant des fois, poursuivitSaulnier, de voir ce qui se passe sur mes route. Je suis ici auxpremières loges… mais des éléphants il n’en passe pas toutes lessemaines… heureusement ! – C’est trop gros… ça défoncerait montravail trop vite ! Un derrière de grosse femme tiendrait –songez donc ! – dans la trace d’un de leurs pieds, et un seulde leurs crottins suffit à emplir d’un seul coup la brouette dupetit Touninot, le ramasseur de pètes d’âne. Il passa par ici,justement ce jour-là, et fut bien étonné de trouver ce qu’avaientlaissé les chameaux et bêtes à trompe. Et je lui dis :« Eh bien, petit, tu es content aujourd’hui, qué ? larécolte est bonne ? ce n’est pas tous les jours que turencontres des pètes d’âne de chameau ! » Il necomprenait pas, pechère ! Tout le monde ne peut pas avoir vud’éléphant, ni de chameau !… Pas moins, rien que la grossechose qui était tombée du derrière de l’éléphant avait si bienempli sa brouette que, pour ramasser les autres, il dut faire troisvoyages et, comme de juste, il les fit en chantant de plaisir – vuque les pauvres doivent se contenter de peu, et rendre grâce à Dieudu bonheur qui leur arrive, surtout quand il est inattendu.

– Je connais, dit Maurin, une chansonarabe qui dit comme ça :

Le petit oiseau

Mourait de faim

Sur la route

Du désert.

Dieu envoya

Un cavalier,

Et le cheval

Tout en trottant

Jeta sa crotte.

L’oiseau s’en vint

Du haut de l’arbre

Et picota

Le crottin d’or,

Puis remonta

Au haut de l’arbre

Pour louer Dieu…

Allah est grand !

Tous trois restèrent un moment silencieux,rêvant. Ils croient voir le petit oiseau sur la route désolée. Ilsl’entendaient chanter, rendre grâce au mystère, bienfaisant malgrétout, de la vie inexplicable.

Puis, tout à coup :

« J’en ai vu, moi des éléphants, sedécida à dire le mousquetaire, et que plus d’un, quand j’étaismarin à l’État. J’en ai vu en Inde. Quant aux chameaux, j’ai mêmemonté dessus, en Afrique tout simplement… C’est là que j’ai chasséle sanglier dans des montagnes bien drôles !

– Et qu’est-ce qui les faisait drôles,tes montagnes d’Afrique ?

– C’est, dit le mousquetaire, que lespalmiers nains et les chênes kermès, et tout ce qui pousse etverdit par là, étaient si serrés, si serrés, que tout le jour jemarchais sans toucher la terre du pied… je marchais en l’air pourmieux dire !

– J’ai vu, dit Saulnier, il y alongtemps, à Toulon, un saltimbanque qui marchait comme ça sur desgoulots de bouteilles, sans en renverser une, de bouteille. Et,ajouta-t-il curieusement, tu dois avoir chassé le lion, là-bas danscette Afrique ?

– Si je l’ai chassé ! dit lemousquetaire narquois, je crois bien ! Comment veux-tu alleren Afrique sans chasser un peu le lion ? Il n’y a que Marlussepour aller voir l’exposition à Paris et revenir sans l’avoirvue.

– Alors, dit le cantonnier, appuyé sur lemanche de sa masse dont le fer posait sur son tas de cailloux,alors, comme ça, tu as tué le lion ? »

Et il regardait avec un respect nouveau cemousquetaire qui avait chassé des bêtes si terribles.

« Et toi, Parlo-Soulet, as-tu chassé lelion ?

– J’aimerais mieux, dit Parlo-Soulet,haussant les épaules, chasser les puces toute ma vie qu’un telgibier qui est plutôt chasseur de chrétiens que gibier pour deschrétiens. Mais… regarde, voilà ta renarde de retour… et ta belettequi sort de ton carnier le bout de son nez… et tes perdreaux quirallient… »

Les animaux familiers reprirent leur placehabituelle, et les chevaux du dragon et du mousquetaire ayant jetéleur crottin, les perdreaux y coururent, évitant les sabots qui, detemps en temps, secouaient les mouches.

« Conte-moi donc une de tes chasses aulion, dit Saulnier, si toutefois tu n’es pas trop pressé. Ça ferasouffler vos bêtes… Un pauvre cantonnier, comme souvent je te l’aidit, n’a pas tous les jours des nouvelles.

– Attends, dit Maurin, nous allonsdescendre de cheval, et nos bêtes, comme nous, n’en auront quemeilleur repos. »

Les deux cavaliers s’assirent près deSaulnier, tenant en main la bride de leurs chevaux. Le mousquetairen’était pas fâché de revoir la carriole de Tonia qui sans douteavait fait halte quelque part.

« Eh bien, dit-il alors, quand j’eusdécidé de chasser le lion, comme notre compatriote Gérard, le Tueurde lions, qui était natif de Pignans près de Gonfaron, je partispour l’Afrique et là, je chassai le lion.

– Avais-tu un chien ?

– Non, j’avais une chèvre.

– Je comprends. Pour te servird’appât.

– Tout juste. Je connaissais l’histoirede notre grand Gérard, qui est célèbre dans le monde entier. Jesavais comment il faut s’y prendre pour faire cette chasse. J’allaidans une contrée que m’avaient montrée des Arabes. C’était prèsd’une source, au pied d’une montagne sauvage, en un endroit oùcommençait une plaine couverte de vignes qui s’en allaient à pertede vue. Un lion habitait dans les cavernes de par-là et, tous lessoirs, au soleil couchant, il avait l’habitude de venir boire à lasource qui luisait devant moi. J’attachai ma chèvre au pied d’unarbre… et j’attendis, prêtant l’oreille – vu qu’il rugissait chaquesoir à la même heure.

– Je sais ce que c’est, ditSaulnier ; quoique ceux de la ménagerie fussent dans des cagessolides, ils me faisaient une grosse peur, pas moins !… Alors,parle vite… Comme ça, tu l’entends gueuler ?

– Pas encore ! dit le mousquetaire.Il ne devait rugir, à son habitude, qu’au soleil tombant, etj’étais venu en avance, pour ne pas l’épouvanter.

– Bon ! dit Saulnier. Tu comptaisdonc que ce serait lui qui aurait peur ? tu étais doncquille (perché) sur un arbre ?

– Jamais de la vie ! s’écriaMaurin ; monter sur un arbre, c’est bon pour tuer le lapin àSainte-Maxime, mais un lion, c’est assez visible quand ça débouleet une touffe de mussugues ne suffit pas à le cacher.

– Ah ! ça déboule tout bonnementd’une touffe, comme un lapin ? fit Saulnier inquiet.

– D’une touffe de kermès par exemple, etcomme un lapin, tu l’as dit… Tu te promènes… tu lances un de tesmassacans (cailloux) dans un buisson… crac ! un lion tesort ! mais n’aie pas peur, parce que, souventes fois, sic’est en plein jour, il s’éloigne majestueusement – à conditionqu’il ait déjeuné… ou qu’il n’ait pas de petits… Et plus souventencore tu peux jeter ton caillou dans les buissons, il ne tesortira rien !

– Allons, voyons, dit Saulnier, tu mefais languir… Tu n’étais pas sur un arbre, mais assis comme àprésent ?

– Juste ! j’étais assis sur unrocher, mon fusil entre les jambes, avec, devant moi, ma chèvreattachée et ma source.

– Je tremble ! » ditSaulnier.

Maurin reprit :

« Il arriva tout à coup…

– Noum dé pas disqui, fit Saulnier, ilarriva d’un bond ? sans avoir gueulé pour teprévenir ?

– Ce n’est pas un lion qui arriva, dit lemousquetaire.

– Eh ! quel autre animal,donc ? interrogea le cantonnier.

– Un garde-forêt !… Il fut trèspoli, ce brave homme : « Monsieur, me dit-il comme ça,pardon, excuse ! mais la chasse au lion n’est pas permise danscette propriété. Veuillez reprendre votre chèvre et la faire souperplus loin. » Et du doigt, il me montra, cloué sur un arbre, unécriteau que je n’avais pas vu, et où il y avait :

LA CHASSE AU LION

ELLE EST

INTERDITE

DANS CETTE PROPRIÉTÉ

QU’ELLE EST

PRIVÉE.

« Je dis au garde : « C’estbien. J’irai me poster de l’autre côté de l’eau. » Mais legarde me fit observer poliment que pour sortir de la propriétéparticulière où j’étais, il me faudrait marcher tout un jour etdeux nuits. C’était, dans toute la province, le seul endroit où, enbien cherchant, on trouve encore du lion.

« – Mais, Sacrebleu ! que jelui dis alors, comment ça va qu’elle est interdite dans cettepropriété, la chasse au lion ?

« – Parce que, me répondit-il, nousn’en avons plus que quelques-uns et nous y tenons beaucoup dans lepays, pourquoi les sangliers nous mangent les raisins, et si nousn’avions pas les quelques lions qui nous restent, pour manger lessangliers, il n’y aurait bientôt plus de vendanges parici ! »

– C’est donc ça, dit Saulnier, qu’il y atant de vin en Algérie, et que, par ici, nous ne pouvons plusvendre les nôtres ! Sans les lions d’Afrique, on vendrait lesvins du Var ! Celle-là empoisse !

– Mais, observa le mousquetaire, noschevaux piaffent et nous allons repartir…

– Ah ! parbleu ! fit Saulnier,si ce n’était pas que, de temps en temps, tu passes dans monchemin, je m’embêterais bougrement pour mes quarante-cinq francspar mois ! Des hommes comme toi, galégeaïré, c’est la gaietéde la France !… Mais où allez-vous, tous les deux, dans voshabits du temps passé ?

– Eh ! fit le mousquetaire, nous nesavons pas… Nous marchons devant nous en essayant de ne plusrencontrer de gendarmes. »

Et il conta à Saulnier, en quelques mots, lesévénements de la journée.

« Voici la nuit, conseilla lecantonnier ; ce que vous avez de mieux à faire, c’est de lapasser dans ma cabane. Et demain, le compère Pastouré, qui n’a rienà craindre, lui, de la gendarmerie, ira à sa maison changer devêtements, puis chez toi te chercher les tiens. Je n’ai jamais tantregretté de n’avoir qu’une seule culotte !

– Nous pensions aller peut-être à Bormesce soir, dit Maurin.

– Ainsi habillés ! s’écria Saulnier.Les populations vous recevraient avec tant de gros rires, que vousauriez tout de suite sur le dos, vu le télégraphe, tous lesgendarmes du Var, des Bouches-du-Rhône et desBasses-Alpes ! »

Saulnier mit sa masse sur son épaule ; etle dragon, le mousquetaire et le cantonnier s’en allèrent à petitpas, suivis des deux chevaux, de la belette, de la renarde et desperdreaux caquetant.

« Et nos chevaux ? où leslogeras-tu ? dit Maurin.

– Dans la broussaille, là-haut, ditSaulnier, hors de la vue des curieux ; j’ai maintenant unpetit âne… le foin ne manquera pas. »

À ce moment, ils durent se ranger tous troissur le bord de la route : la carriole d’Orsini, qui s’étaitarrêtée un moment à la Molle, les rejoignait… Elle passa devanteux, rapide, au grand trot… Et Tonia, se retournant, envoya du boutdes doigts un baiser au roi des Maures qui ne regretta pas sonbavardage avec le maître de la belette, des perdreaux et durenard.

« Mais, dit Maurin, tout en cheminantvers la cabane du cantonnier – nous t’allons beaucoup déranger enarrivant deuss dans ta guérite où tu n’es pas au large quand tun’es rien qu’un ! »

Le visage de Saulnier, le vieux visage auxrides innombrables, rayonna de malice :

« Fils, dit-il, tu connais le proverbe,je pense :

« Les amis qui viennent vous voir vousfont toujours plaisir… Si ce n’est pas quand ils arrivent, c’estquand ils s’en vont. »

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