L’Illustre Maurin

Chapitre 9Pastouré, prolixe, comme il lui arrive de l’être dans les grandesoccasions, donne son avis sur les imprudences de Maurin des Maures,qui, pendant ce temps-là, cause avec son ennemi Sandri.

Pour rejoindre Tonia qui l’attendait à lacantine du Don, Maurin, un beau matin, laissa Pastouré seul, dansles marais de l’Almanarre à Hyères. Il avait tué un cormoran pourle compte d’un prince russe qui collectionnait tous les oiseauxdivers qu’on peut tuer dans le Var. Pastouré, que Maurin avait misde moitié dans cette affaire, comme dans toutes ses autresopérations de chasse, continua à patauger parmi les siagnes et lesajoncs. Tout en pataugeant, il gesticulait et bavardait :

« Pour une chasse qui me déplaît, voui,c’est une chasse qui me déplaît. Il y faut des bottes lourdes. Etil fait froid, ce matin. Pas moyen de courir, ici. La vase vousenglue ; on a les pieds collés à son chemin. C’est une misère.Et pourquoi me laisse-t-il tout seul dans pareil gâchis, ceMaurin ? C’est, pardi ! pour aller à sa gueuse. Il courtdonc après son malheur, je le calcule, comme tout le monde surcette terre ; quand la passion nous emporte, rien à faire. Sion jouait la gale, on voudrait la gagner… Ainsi sommes-nousfaits : tant bien les uns comme les autres, nous courons, nouscourons, nous courons pour attraper ce qui vole ; et ce quenous attrapons, c’est un rhume. Où va-t-il ? À sa gueuse, jevous dis ! Perché ? pour son plaisir.Qu’attrapera-t-il ? Un mauvais coup. Un mauvais coup pour sûril attrapera. Puisque ce Sandri toujours rôde autour de la fille,il devrait comprendre, Maurin, qu’il n’y a rien à faire pour lui etque mieux vaudrait se faire oublier de tout ce qui est gendarme aumonde. Une poupée habillée en gendarme, je la craindrais ! etj’aime mieux, pour ma part, mes ennemis que mes juges. Quand mesennemis mentent ils le savent ; et le juge, qui ne sait riende leur mensonge, m’envoie en galère. Est-ce qu’il croit, ceMaurin, que Sandri lui pardonnera ? Un bon Corse estbon ; un Corse méchant et qui croit avoir raison dans sarancune est pire que ce qui est pire. Espace-toi, Maurin, tire-toide là, Pastouré. Lève-toi de devant, mon ami Pastouré ;Pastouré, frère de mon frère, file ! Ni gendarmes ni femmes,voilà la paix. La femme amène le gendarme, et de plus d’unefaçon : par les disputes, chez les voisins ; et chez sonmari, de par les cornes.

« Les cornes attirent les gendarmes,c’est connu. Ne te marie pas ou sois veuf, et crains surtout lafiancée d’un gendarme. Car si tu te frottes à celle-là, c’estdispute avant la dispute, gendarme assuré et gendarme inévitable,deux et trois fois, dix fois et cent fois gendarme !

« Nous avions la bonne paix ; il vase chercher la guerre. Et croit-il aussi que son Caboufigue lelaissera tranquille ? croit-il que le petit Caboufigue auradigéré l’affaire du duel ? Il ne faudrait pas y compter.Quelle affaire, mes amis !… Attention ! Pan-pan !…une poule d’eau ? non, les canards !… celui-là en tient…Ici, Gaspard, apporte ! Je me disais donc : « Quelleaffaire ! » Ah ! mais, oui ! pas petiteaffaire ! un duel ridicule, un duel risible, un duel comme onn’en verra pas de longtemps le pareil, et qui a fait rire tout unvillage à la fois et que de village en village on se racontemaintenant partout ! Croit-il, ce brave Maurin, que l’orgueille lui pardonnera ? Crains Caboufigue, Maurin. Tu l’as connutrop bas, tout en bas comme toi, tout en bas de l’échelle ! Çale vexe. Et plus il monte dans la fortune, plus il te renie. CrainsCaboufigue et le fils Caboufigue et tous les Caboufigue, toutes lesboufigues (vessies) bouffies de mangeaille et de gourmandise et duvent de l’orgueil. Dommage que ce duel n’ait pas été un vraiduel ! Une boufigue crevée, on n’en aurait pas pleuré !Si du bout d’un bon sabre on lui faisait une piqûre, ce n’est pasdu sang qui sortirait d’un Caboufigue : c’est le vent de cetteboufigue, le vent que je viens de dire, le vent de haine etd’orgueil, d’avarice et de vanité. Et le Caboufigue eût rendu l’âmeavec un tout petit bruit, le bruit d’une boufigue qui crève… Ensortant du dîner, quand le petit Caboufigue s’éloignait dans sabelle voiturasse, M. Rinal a dit : « Quand on lesvoit pendre, les inutiles, les égoïstes, les renégats du peuple,peuple d’hier qui aujourd’hui renie père et mère, quand par hasard– ce qui d’ailleurs n’arrive jamais – on les voit pendre ou pendu –pendus il faut les « laisser. » Ayant dit cela, il a bienparlé.

« Ce n’est pas moi Pastouré qui couperaisla corde. Elle porterait malheur, la corde de ces pendus-là !À la bonne heure, M. Noblet ! un bourgeois qui travaille,celui-là !… Attention, Gaspard !… une bécassine !…apporte, Pan-pan… Un bourgeois qui travaille, ce Noblet, et qui aface d’homme et non figure de ventre, comme un Caboufigue. Quedemande-t-il, ce Noblet ? Qu’on travaille et que, dans lemonde entier, on souffre moins de misère… Pour des hommes comme ça,oui, on irait à pied au bout du monde ! mais les autres, jeles vomis. Je les vomis, je vous dis, je les ai sur l’estomac. Labêtise du monde est une bêtise bien grosse et la canaillerie dumonde une grosse canaillerie. Il faut choisir les bonnes têtes etil faut crever les mauvais ventres. L’égoïsme n’est que ventre.Crève cette boufigue, Maurin ! Elle rendra son âme avec unpetit bruit, vu qu’un Caboufigue porte son âme dans son ventre,comme de juste. »

Pastouré ne se trompait pas : Maurin, cejour-là, courait vers son ennui.

À peine Tonia était-elle venue le rejoindre àla cantine du Don, que Sandri entra à son tour. Ayant vu passerMaurin à la Londe-des-Maures, dans la carriole d’un poissonnier quise rendait au Lavandou, il l’avait suivi. Lorsque Tonia aperçut legendarme :

« Sors, dit-elle à Maurin, sors bien vitepar la petite porte.

– Toute réflexion faite, pourquoisortirais-je ? » dit Maurin.

Et il se leva pour recevoir le gendarme.

« Bonjour, brigadier Sandri.

– Je ne suis pas brigadier.

– C’est juste. Si tu l’étais tu seraismarié déjà, puisque c’est la condition que t’impose le père deTonia, que tu sois brigadier pour qu’il t’accorde sa fille. Tu n’espas brigadier, donc tu n’es pas marié. Et alors de quel droitviens-tu te plaindre ? Est-ce en qualité de fiancé ? Maistu ne seras jamais brigadier : autant rompre les fiançailles.Seulement comme au fond, tu es brave homme et que, mieux qu’unautre, tu connais l’honneur étant soldat d’élite (tu sais que j’aiservi à l’État et que je connais le service) eh bien, voilà :fais proprement ton adieu à la fille ; ne porte pas préjudice,par des bavardages de femme et d’inutiles reproches, à belle etbonne Tonia que voici, rends sa parole à son père et ne te trouveplus sur mon chemin, mon homme. »

Sandri se mordillait la moustache.

« Tonia, dit-il, je vous ai promis derompre à la première fois que je verrais chez vous quelque chosepour me déplaire : je romprai donc. Il faut pourtant que votrepère sache que j’ai pour cela de bonnes raisons.

– Laissez-moi, dit Tonia, le lui annoncermoi-même.

– Alors, dit Sandri étonné quand même,alors c’est fini ?

– Il me semble, dit-elle.

– C’est bon, gronda le gendarme. Adieu,Tonia. Je ne te crois pas autrement coupable et je t’engage à nepas le devenir… Cet homme-ci pourrait te mener loin, et faire tonmalheur, Tonia. J’en aurais pour toi de la peine. Songe – je croisqu’il en est temps – qu’un jour ou l’autre il se fera encorequelque mauvaise affaire et que, mariée, tu finiras par regretterle gendarme, quand cet autre t’aura fait bien voir le bandit qu’ilest véritablement.

– C’est assez de paroles, Sandri, s’écriaMaurin avec impatience. Quittons-nous maintenant. Allez à vosaffaires. »

Le gendarme le regarda fixement. « Jesais ce que je sais ; je te rattraperai, Maurin, mon ami.

– En ce cas, tu me devras tes galons debrigadier Sandri, avec tes remerciements. »

Le gendarme à peine sorti :

« Tonia, dit simplement Maurin, si votrepère y consent, vous serez ma femme. »

Ces mots lui échappèrent en quelque sorte.Malgré les répugnances que lui inspirait le mariage, il s’ylaissait entraîner par esprit de justice.

Elle bondit vers lui, s’enlaça à son cou, s’ysuspendit, ses pieds quittant le sol, comme une enfant petite, etlui dit :

« Alors, si mon père refuse, tu auras dumoins une maîtresse prête à tout faire pour toi, Maurin, et à tedéfendre à la mort comme à te suivre au bout du monde. Tu es bravecomme tu es beau. Toutes les Corsoises t’aimeraient. Et si jamaison te poursuit encore, et si le maquis des Maures ne te cache pasassez bien, nous irons dans mon pays corse, où les bandits sontheureux et où le monde les estime.

– Pour le moment, répliqua Maurintranquillement, je suis libre de ma personne, et je vais aider monpays à choisir un bon homme pour nous faire de bonneslois. »

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