L’Illustre Maurin

Chapitre 23Où sans autre raison que le plaisir de rendre visite à un bravehomme, l’auteur conduit le lecteur chez Victorin Pastouré, frère deParlo-Soulet.

Victorin Pastouré, le frère de Parlo-Soulet,habitait au cœur des Maures, à quatre lieues de Roquebrune, unemaison isolée au milieu d’un champ créé de sa main, en plein bois,au quartier des Cabanes-Vieilles. Lui-même autrefois l’avait« essarté » (défriché par le feu).

La maison était pauvre, mais le champ n’étaitpas sans valeur. Victorin était le type du paysan travailleuracharné à la terre et thésauriseur.

Les deux frères possédaient d’ailleurs uneautre bastide et un autre champ dans I’Estérel, non loin de lalégendaire ferme des Adrets. Ils avaient là un fermier qui tous lesans venait exactement aux Cabanes-Vieilles, payer le patron. LesPastouré étaient donc à leur aise.

C’est par amour de la solitude et du travailque Victorin vivait aux Cabanes, tout seul, bêchant, labourant,semant son blé et son avoine, taillant sa vigne, chassant aussiparfois ; – mais tandis que Parlo-Soulet courait les Mauresd’un bout à l’autre bout, en compagnie de Maurin, Victorin faisaitautour de sa maison le vol du héron, décrivant un cercle toujoursle même, et rentrant chez lui satisfait après sa promenade, qu’ileût tué ou non quelque gibier gros ou petit.

Il visitait chaque recoin de sa propriété. Ilconnaissait le goût de chaque espèce de bête pour telle touffe degenêt ou de bruyère, pour tel ravin humide ou tel coteaudesséché.

Il savait un certain chêne, dans le fond d’unebaisse, au pied duquel il avait tué, chaque année, depuis trenteans, une, deux, trois, cinq bécasses. Victorin était aussi acoquinéà sa terre que l’un de ses chênes-lièges. Ses pieds remuaientpourtant et n’étaient pas des racines, mais son cœur et son espritétaient attachés à ce sol. À l’en arracher, on l’eût fait crier etsaigner.

« Comment peux-tu perdre de vue le toitde notre cabane ? » disait-il à son frère.

Avare, ou économe jusqu’à l’avarice, Victorin,l’aîné de Parlo-Soulet, n’employait aucun aide, jamais. Il sefaisait tout. Il cousait, raccommodait, lavait ; ilallumait son feu, cuisait sa soupe. Avec son blé, il faisait safarine, et avec sa farine il pétrissait et faisait son pain, tousles samedis, dans un four primitif bâti de ses mains.

Il dépassait les soixante ans. Il avait sixdoigts à chaque main et s’en trouvait bien. On l’avait, à cause decela, exempté du service militaire. N’allant jamais « à laville », il n’avait jamais pris part à un vote. Quand on lelui reprochait :

« J’ai six doigts, répliquait-il, je suisexempt ! »

Depuis son tirage au sort, il n’avait plus misle pied à Roquebrune. Son frère (dont il avait pris soin dès cetteépoque, après la mort de leurs parents, quand Parlo-Soulet avaitcinq ans à peine) l’adorait. Victorin lui avait tenu lieu de pèreet de mère. Dès cette époque lointaine, le petit frère – qui avaitcinquante ans aujourd’hui – allait seul au village pour acheterceci ou cela, une étoffe, un pantalon tout fait. François lematelassier passait par les Cabanes, quelquefois, rapportant de laville, pour le compte de Victorin, ce que Victorin lui avaitcommandé. Des braconniers traversaient le champ de Victorin, et enéchange de cette tolérance se faisaient aussi ses commissionnaires– apportaient la poudre de contrebande, en gros grains ronds,pareils à des petits pois tout noirs, et aussi le plomb (du huit)pour tout gibier, et les chevrotines pour les sangliers.

Jamais Victorin ne prenait part à unebattue ; mais quand on en faisait une dans son quartier, ilveillait chez lui, aux bons endroits ; et de cette façon, ou àl’affût, la nuit, il avait abattu plus d’un porc sauvage.

Il savait, seulement parce qu’il avait eu unemère, qu’il existe des femmes ; il le savait encore parce que,à vingt-cinq ans, son cadet lui avait fait le chagrin de se marier,de le quitter, d’aller habiter Roquebrune, mais sa belle-sœur étaitmorte et Victorin avait retrouvé son frère, dont la chambre étaittoujours prête aux Cabanes-Vieilles. « Un coureur !disait Victorin, mais si brave ! »

Le fils de Parlo-Soulet n’avait pas trouvécette solitude de son goût, et tout jeune s’en était allé àRoquebrune où il travaillait le bien d’un riche propriétaire,apprenant non seulement la culture de la vigne, mais le jardinaged’agrément.

Et si Parlo-Soulet parlait dès qu’il étaitseul, il y avait à cela deux raisons. La première, c’est quepresque tous les solitaires aiment à parler ainsi tout haut, soitqu’ils s’adressent à eux-mêmes, soit qu’ils animent les objetsautour d’eux, en les interpellant et leur prêtant des réponses –car l’homme n’est pas né, de par la nature, pour vivre seul.

L’autre raison qui avait fait prendre àParlo-Soulet sa plaisante habitude, c’est l’instinct d’imitation.Ce qui semble d’abord ridicule, on l’adopte parfois cependant,lorsque l’exemple vous y engage. « Tu vois, ça n’est pas siextraordinaire, d’autres font bien ce que tu crains defaire. »

Tout petit, Parlo-Soulet avait vu son frèregesticuler, dire à son fusil :

« Tu partiras, cette fois, hé,testard ? Tu m’en joues, des tours… Nous nous fâcherons,Joôusé ! »

Victorin appelait son fusil Joseph,sa pipe Marietto, sa marmite Vidasso (grossevie), sa bouteille L’Amiguo (l’amie), son litConsolation, sa charrue Tiro-dré (tire-droit), sabêche Pico-fouart (frappe-fort) et le reste àl’avenant.

Il disait à sa pipe :

« Marietto, tu te fais plus noire qu’unepète (un crottin de chèvre.) Tu portes les culottes,Marietto ! Jamais femme que toi ne les portera dans mamaison ! »

Il disait à sa marmite :

« O Vidasso, tu es encore pleine,qué ? c’est pour t’emplir que le monde trime ! Et plus jet’emplis, plus je te vide. »

C’était la marmite des Danaïdes. Il disait àsa bouteille :

« L’Amiguo, tu as un beau chapeau ;ôte-le, que je te boive le sang de ton cœur ! »

Il disait à son lit.

« Consolation, préni-mi (prends-moi).Tous les soirs tu nous prends pour rire, puis un jour vient que tunous prends pour de bon ! Alors, les autres pleurent, mais tules consoles, puis, à leur tour. »

À sa charrue, il disait :

« O Tire-droit ! Quand tu ne tirerasplus droit, ce ne sera pas de ta faute ; c’est que ton maître,de la main et des jambes, pechère ! sera tortu et lui-mêmetremblera ! »

Il disait à sa bêche :

« Pico-fouart, frappe fort, que la terreest dure. Fais-moi des trous qui me font vivre, que tu me feras,puis, celui où je tomberai mort. »

Tous ces discours avaient été la grande écolede Parlo-Soulet.

Un jour, le matelassier François l’avertit queVictorin se sentait malade et l’appelait aux Cabanes-Vieilles.Parlo-Soulet pria le matelassier de prévenir Maurin et d’informerde la mauvaise nouvelle son propre fils, à Roquebrune. Si Victorinl’appelait, c’était grave. Pour sûr, c’était la fin !Parlo-Soulet ne se trompait pas. Un chaud et froid, une« pérémonie », et Victorin se mourait en effet.

Dès que son frère arriva, Victorin vouluts’habiller.

Parlo-Soulet eut beau protester, rien n’y fit.Le rude Victorin se leva, mit sa plus vieille veste et retombaéreinté sur Consolation.

Alors, il dit :

« Puisque c’est ici la mode d’habillerles morts, j’ai voulu m’aider, que, tout seul, tu aurais eu trop depeine. »

Parlo-Soulet pleura. Alors Victorin eut le motpour rire :

« Les coïons de ce siècle se mettraientla lévite noire ou le kalitre, puisqu’ils se les mettent pour semarier… La plus vieille veste suffit bien pour faire fumier dans laterre ; et le Bon Dieu, s’il y en a un, nous recevra toujoursà son bal, dans la salle verte du paradis. »

Il soupira profondément et dit :

« Parlo-Soulet ?

– Victorin ?

– Tout ce que j’ai fait dans ma vie, jele voudrais faire encore une petite fois, pechère ! mais je nepeux pas. Alors, sais-tu, je veux te le voir faire à toi. Mets doncla table et mange. Les oignons sont ici, les jambes sont là. Jesentirai l’odeur de la dernière soupe… Dommage que tu n’aies pasici de quoi me faire sentir le goût d’une bonnebouille-abaisse ! »

Pendant que la soupe cuisait :

« Prends Joseph et fais-le parler. C’estl’heure où les perdreaux me volent l’avoine sur l’aire. Vas-y voir.Emmène mon chien César avec ton Pan-pan. »

Parlo-Soulet sortit. Les perdreaux en effetétaient sur l’aire, à l’avoine. Il tua une grosse vieille perdrixque le chien de Victorin lui rapporta à son lit de mort.

« Brave ! il est brave,César ! » dit-il en caressant son chien, de sa mainmaigre et faible.

« Donne-moi un peu de soupe… Adieu,Vidasso ! »

Il goûta la soupe et dit :

« Passe-moi Mariette.Allume-la-moi. »

Il tira deux bouffées :

« Quand Mariette ne veut plus de vous,c’est qu’on n’est plus bon à rien. »

Il la jeta à terre, elle se brisa, et il sedit à lui-même :

« Tu ne fumeras plus,Victorin ! »

Des heures se passèrent. Il dormit, seréveilla, couvert de sueurs terribles. Il sentait la finfinale.

Alors, il dit :

« Je suis content de t’avoir revu, petit(le petit était un vieux.) Je vais retrouver les ancêtres, savoirlequel a fumé du blé et lequel a nourri de la vigne. Ce que nousavons mangé et bu, à son tour nous boit et nous mange. Adieu, queje meurs… J’ai ciré les harnais neufs et j’ai repeint la charrettepar précaution, quand je me suis vu si malade, pour te fairehonneur à l’enterrement. Tu prendras Pico-fouart et tu me feras montrou toi-même – toi-même, tu entends. J’y tiens. Mon argent estpour toi, Pastouré. (Victorin se considérant comme mort donnait àParlo-Soulet son nom de famille, le titre hériditaire.) Mon argentest pour toi et pour ton petit. Dès que je serai mort, tu prendrasPico-fouart et tu creuseras sous la grosse figuière, tout autour dupied, en un grand rond, à six mètres juste loin du tronc del’arbre ; l’argent est là, il est là autour de l’arbre, commeune couronne… Une couronne d’or, sous des pommes de terre !Mais fouille bas, bien bas, tu comprends, à quatre pans. L’argentne pourrit pas comme nous. Tu trouveras là ma Fortune qui esttienne, ce qui vient de nos parents et ce que moi j’aigagné ! »

Il soupira profondément et, après un petitsilence :

« Arrange mon coussin, qué ? quej’ai sommeil de mort. »

Et il bâilla plusieurs fois, péniblement.

Dans l’agonie, il arrive, avant les dernièresconvulsions, que le mourant fait un geste d’habitude, prononce uneparole accoutumée… Quand il fut en agonie, Victorin mit sa maingauche sur sa main droite et sur sa main gauche sa joue. Il dormaitainsi, comme dorment les bons chiens, la tête sur leurs pattescroisées ; et comme il avait, toute sa vie, vu ses idéesdevenues des personnes, il vit la mort et l’interpella :

« O vé ! tu es toi ! dit-il.Mort ? je t’attendais ! mais coquin de sort ! tun’es pas jolie, jolie !… Zou ! finis-moivite ! »

L’homme était fort. L’agonie dura une heureencore. En mourant il n’eut plus qu’un seul mot :

« Parlo-Soulet ?

– Oui !

– Parlo-mi !… »

Et il expira.

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