L’Illustre Maurin

Chapitre 3Sous les grands mots l’intrigue.

Curieux d’étudier une figure si parfaite enson genre, le dilettante Cabissol avait donné à Caboufiguel’assurance qu’en toute occasion il le trouverait prêt à le servirde ses conseils ou de son appui. Le moment ne tarda pas à seprésenter.

Un terrible scandale financier venaitd’éclater par toute la France, plus retentissant et plus malfaisantqu’une machine infernale. Des millions de marmites anarchistesbourrées des explosifs les plus puissants eussent été moinsdévastatrices que cette catastrophe de Bourse. Les petites épargnesfurent atteintes dans leur source. Les vraies marmites furentrenversées sur tous les foyers. On voyait, dans les prairies deFrance et dans les bois des Maures, des paysans assis sur leurcharrue, ou assis à terre et tenant la corde de leur vache maigrequi broutait l’herbe du voisin, en train de lire et de relire avecune avidité morne les feuilles à un sou qui leur annonçaient leurruine. Un de ceux-là fut rencontré par Maurin. Il pleurait de rage,et de rage il se mordait les poings.

« Qu’as-tu ? lui demanda Maurin.

– Je n’ai plus rien, gémit le laboureur.J’avais dix mille francs. Les gueux me les ont volés.

– Et, dit Maurin, pourquoi les avais-tumis là-dedans, sinon avec l’espérance qu’ils te rapporteraient dixfois plus que ce qu’honnêtement ils rapportent dans les caissesd’épargne ?

– C’est vrai, soupira l’homme.

– Et si tous les autres s’étaient ruinés,dit Maurin, et que tes dix mille francs t’en eussent rendu, à toiseul, cent mille ?

– Je me f… pas mal des autres ! ditl’homme.

– Alors, répliqua Maurin, rage et pleure,mon fiston, ta misère me fait rire. Tu n’es qu’un apprentibourgeois. Pauvre France ! »

À l’école de M. Rinal, le fils de Maurinn’apprenait pas seul, comme on voit. Le père retenait quelque chosedes leçons du vieux philosophe ; et son esprit, déjà bienouvert autrefois, avait à présent des fenêtres nouvelles quidonnaient sur l’horizon large et triste de la vérité sociale et del’égoïsme humain.

« Pauvre France ! » était lemot qui revenait le plus souvent, à cette heure, sur les lèvres deMaurin. C’est une parole que prononce volontiers le paysanprovençal. Il dit : « Pauvre moi ! » pour seplaindre ; « Pechère ! » pour plaindre les mauxindividuels de son semblable, mais il dit : « PauvreFrance ! » pour plaindre les maux qui lui semblentatteindre la vitalité de tout le pays.

Le spéculateur Caboufigue fut compromis. Lesjournaux mêlèrent son nom aux pires diatribes. Corrupteur, maisaussi corrompu – il l’avait été. Sa face large où florissait jadisle contentement cessa de sourire béatement. Les responsabilitésentrevues lui ôtèrent le sommeil. En quelques jours, il maigritétrangement ; il disait : « La peau de mes jambessemble un pantalon ! » Ce que la conscience ne peut faireen de pareils êtres – puisqu’ils n’en ont point – la peur le fit enlui. Il eut des remords. La nuit, il était en proie à d’effrayantscauchemars. Ce grotesque devint tragique. Il s’attendaitconstamment à voir s’ouvrir sa porte devant les gendarmes ; ilallait, pensait-il, être arrêté, lui aussi, après tant d’autres. Lasonnette électrique de son portail monumental le faisaittressaillir quand la main du facteur la mettait en vibration. Ilétait dans une île, et il avait peur du continent. Il montait sursa tour, armé d’une longue lunette marine, pour surveillerl’arrivée de la moindre embarcation dont il cherchait àreconnaître, du plus loin, les passagers. Une ombrelle sur lesgenoux d’une dame lui paraissait une écharpe de commissaire. Et ledésespéré Caboufigue perdait chaque jour encore un peu de sonpoids. « Je me fonds », disait-il. Il fondait en effet,comme l’étain sur une pelle rougie. En cet état, n’y tenant plus,il implora, par un intermédiaire, le secours de M. Cabissol.Il ne pouvait, il n’osait faire écrire à personne. Il voulutcauser. Il demandait une entrevue. Verba volant. Ilsuppliait M. Cabissol de le faire rencontrer avec Maurin dontl’influence lui paraissait surnaturelle, depuis qu’il lui devait sacroix. M. Cabissol répondit :

« Trouvez-vous à Hyères, tel jour, àtelle heure. J’ai fait prévenir Maurin ; nous le rejoindronsen voiture. Le prétexte est la chasse. Arrivez en chasseur ;ça vous distraira, car les journaux me font deviner le sujet de vosinquiétudes. »

Si Caboufigue fut exact, on peut l’imaginer.D’Hyères, il partit avec M. Cabissol, en voiture, pourrejoindre Maurin aux environs de la Verrerie, près de Bormes.

Maurin les attendait.

« Nous avons, dit-il, relevé des trous deblaireau et pris les chiens qu’il faut. Allons-y ! La voiturevous attendra à l’auberge, près d’ici. »

Les trois chasseurs, Maurin, Cabissol,Caboufigue, se mirent en marche.

« Nous trouverons là-bas Pastouré quidégarnit de broussailles à coup de « vibou » les abordsdu trou.

– M. Caboufigue, dit Cabissol,désire vous parler, Maurin, il a peur et voici lescauses… »

M. Cabissol raconta, plein d’ironie, lesconfidences qu’en route Caboufigue lui avait faites.

« Eh ! dit Maurin, que puis-je àcela ?

– Je voudrais, dit Caboufigue, tout blêmeet les mains tremblantes, qu’à la même personne par qui tu m’asdonné l’honneur, tu écrives encore…

– De te le rendre ? fit Maurin.

– De veiller sur moi, s’écria Caboufigueéperdu.

– Si les choses parlent contre toi,répliqua Maurin, qu’y pourra-t-elle ?

– Écris toujours. Il se peut faire qu’uneparole… par hasard… Enfin, je ne sais pas, murmura Caboufigueaffolé.

– Que crains-tu, mon pauvreCaboufigue ?

– Rien et tout.

– Qu’as-tu fait de mal ?

– Ce qu’ont fait tous les autres ;mais mon nom n’est écrit nulle part. Si un homme se tait, je suissauvé.

– Et qui est cet homme ?

– Tout justement, dit Caboufigue, c’estle mari de cette personne…

– Mais, dit Maurin, ta fortune nem’inspire pas beaucoup de pitié. Quel intérêt avons-nous, nousautres pauvres honnêtes gens, à te rendre un pareil service ?En quoi ça servira-t-il la justice, seulement un tout petitpeu ?

– Vous y avez le même intérêtqu’autrefois, répliqua Caboufigue ingénument, car si on me mêlepubliquement à tout cela, je me présenterai à la députation, malgrél’engagement que j’ai pris avec toi, et, dussé-je y dépenser lamoitié de ma fortune, j’arriverai contre tous.

– Oh ! oh ! dit Maurin, voilàdonc un cochon qui fuit tête aux chiens, tout comme un sanglier…Mais sans parler de l’engagement que tu as pris envers nous de nepas te présenter, es-tu bien sûr que, compromis comme tu l’es, tune t’achèverais pas en te livrant au jugement des électeurs ?Ils pourraient bien, s’ils ne t’envoient pas à la Chambre,t’envoyer aux galères, l’ami !

– Je ne serai jamais assez compromis pourça. Je n’ai pas fait de choses très coupables, je te le jure, ditCaboufigue. J’ai fait comme tout le monde, de petites saletés… maisje n’ai rien de si grave contre moi que j’aie tant à craindre.C’est à ma croix surtout que je tiens.

– Et tu t’imagines bonnement, dit Maurin,que dans l’état où te voilà, on te nommerait député, même si tuversais de l’or comme d’une corbeille ? Et pour quoicomptes-tu l’opposition que moi je te ferai, d’abord ?

– Tu me feras une opposition loyale, ditpiteusement Caboufigue, je te connais : tu es un brave hommeau fond.

– Je vois ton affaire, dit Maurin, tu esde ceux qui cachent leurs manigances, leurs voleries, leursintrigues intéressées, sous les grands mots, sous le grand fla-fla.Tu cries à qui veut l’entendre : « C’est pour lapatrie ! c’est pour la France ! allons là-bas ouici ! il faut faire cette guerre-ci ou celle-là. C’estl’honneur du drapeau ! » Mais en dessous tu fais tespetites saletés !… Ne compte pas sur moi en rien, que tu medégoûtes par trop ! Quant à ta candidature, tu y as –souviens-t’en – renoncé. Cette raison dispense des autres. Je t’aidécoré pour ça ! Et c’est assez, puisque c’est trop. Aie unpeu de honte, que diable !

– M. Caboufigue a raison à son pointde vue, fit observer M. Cabissol narquois. La députation leréhabiliterait.

– Réfléchis encore, Maurin, insistaCaboufigue, nous en reparlerons ce soir.

– C’est tout réfléchi, déclaraMaurin.

– Non, non ! fit l’entêtéCaboufigue, tu n’as pas dit ton dernier mot. Pour ma candidature,je comprends que tu sois contre moi, mais tu écriras bien un petitmot à la dame. Qu’est-ce que ça te coûte ?

– Tu es un beau gueusas ! dit Maurinen dévisageant Caboufigue, je n’ai rien à te répondre. J’ai besoinde ne pas perdre la peau d’un ou deux blaireaux. Tu vas venir lestuer avec moi, si cela t’amuse, et tu reprendras ta voitureaprès. »

Caboufigue suivit, espérant qu’avant la fin dela chasse il viendrait à bout de toucher le cœur de son vieuxcamarade d’enfance.

« Tu sais, Caboufigue, les blaireaux,c’est de leurs poils qu’on fait les pinceaux à barbe : nousallons de ce pas travailler pour toi. »

Pendant ce temps, Pastouré sarclait ferme labroussaille et ayant mis à découvert, sur la pente de la colline,les trous des blaireaux, il retenait ses chiens en se disant bienhaut :

« Nous les aurons ! ils sont deux,je les entends qui grattent. Il tarde bien, ce Maurin, pour amenerson homme qui, d’après ses explications, est un pas grand-choseavec tout son or, ni bien heureux, pechère !… Et moi qui leplains encore ! Tout ce qui arrive à cette heure, la ruine detant d’imbéciles qui croient qu’on peut tuer à la fois six lièvresd’un coup en enfilade, ça me semble pain bénit. Tout se paie,cambarades, même les bonnes leçons… Ah ! voilà lesmessiés !… C’est vrai qu’il a l’air, avec sa double couenne,d’un seigneur de porcherie !… Or ça, l’essentiel aujourd’huiest de tuer le rabà (blaireau). »

Maurin posta Caboufigue etM. Cabissol ; il leur expliqua :

« Quand le chien de petite taille seraentré par ce trou, le rabà ne tardera pas à sortir par cet autretrou à côté. Alors visez au nez, avant qu’il sorte, et il est mort.Sinon il file, le petit ours, puis se met en boule, se gonfle, etalors sa peau épaisse ne laisserait pas entrer le plomb – etjusqu’au bas de la pente il roulerait jusque dans la broussaillecomme une balle élastique. Attention que le chientravaille. »

Un grand silence se fit. Le rabà montra lenez.

« À vous ! » dit polimentMaurin à Cabissol.

Le coup de feu de M. Cabissol fitretentir les échos.

Le chien tira du trou le rabà à demi mort. Unautre blaireau mit son nez hors du terrier.

« À toi, Caboufigue ! » soufflaMaurin.

Caboufigue, depuis qu’une terreur intense letravaillait, était sujet à de profonds troubles physiques de toutenature. Or, le malheureux éprouvait depuis un bon momentl’impérieux besoin de se dégonfler d’un rien, et il l’eût faitdepuis longtemps s’il avait été sûr de pouvoir agir en silence etde se garder le secret, mais il avait craint au contraire un grandéclat et le scandale qui s’en serait suivi. La conversation qu’ilvenait de soutenir avait été trop sérieuse pour qu’il y mêlâtbrusquement, même en pleine forêt, une irrévérence. Il s’était donccontenu ; mais dans la seconde précise où Maurin, en montrantle blaireau, lui dit : « À toi ! » une idéevraiment sublime s’empara de ce cerveau vulgaire : d’un côté,il allait lâcher son coup de fusil ; et de l’autre, juste enmême temps… Bref, il comptait que le fracas de la poudre couvriraitle bruit, sensiblement plus faible, qui se méditait en lui. Il visadonc le blaireau avec soin, prit bien son temps et pressa ladétente ; mais le trouble qui ne l’abandonnait plus le rendaitdistrait, maladroit, et venait de lui faire commettre unoubli ; son arme était vide de cartouches ! Le chiens’abattit avec le bruit léger d’un raté, tandis qu’un crépitementformidable sortait de Caboufigue lui-même, épouvantant le blaireauqui, de terreur, se roulant en boule, se laissa dévaler jusqu’aufond du ravin, sans que personne songeât à le doubler,tant fut impérieux le rire qui secoua tous les chasseurs, àl’exception du très honteux Caboufigue.

« Bougre ! » fit tout d’abordMaurin.

Puis, quand il eut bien ri :

« Tu es bien toujours le même, grospourceau ! s’écria-t-il. Il n’est pas difficile de deviner queça ne t’a pas échappé, car on aurait dit la bordée d’un cuirassé depremier rang !… Si ça t’avait échappé, il n’y en aurait euqu’un, tandis que nous en avons eu tout un chapelet, avec despater gros comme des cougourdes. C’est pourquoi je devine,clair comme le jour, que tu avais, ici, calculé ton affaire commetu calcules toutes celles que tu fais. Tu t’es voulu servir du plusbeau bruit qui soit au monde, celui de la poudre, pour cacher leplus honteux, auquel tu avais ton intérêt : ne dis pas non. ÔCaboufigue ! si ta candidature n’était pas morte d’avance, monhomme, c’est moi qui te le dis, tu l’aurais tuée de ce coup-là.

– Galége ! galége ! maisécoute-moi, murmura enfin Caboufigue, et fais ce que je tedemande.

– Quand tu as le gibier devant, tu tiresderrière toi, gros animal !… Je n’ai qu’à raconter cettehistoire sans plus, conclut Maurin, et tu seras ridicule, pour dessiècles, dans tout le pays du Var et dans mon royaume desMaures.

– Eh ! pardieu, fit Caboufigueimpatienté, qui est-ce qui n’a pas commis une petite faute ?Toi-même, crois-tu que le monde t’approuverait, s’il savait dequelle manière et par quelle personne tu m’as fait obtenir macroix ? »

La monstruosité de cette parole vaguementcomminatoire indigna Maurin. Comment ! Ce Caboufigue qui avaitprofité de sa recommandation la déclarait scandaleuse, dangereusemême pour lui Maurin ! et il semblait prêt, si cela devait luiservir, à la dénoncer au mépris public ! L’indignation emportale roi des Maures. On entendit de nouveau un bruit sec. Cette foisCaboufigue était giflé.

« Tu vois, dit Maurin, que ta figureclaque comme ton derrière.

– Tu m’en rendras raison, répliquaCaboufigue d’un air hautain… J’ai un fils ! »

Après avoir prononcé ce mot tranquillement, ildevint furieux tout à coup et s’éloigna en ajoutant :« Rejoignons ma voiture, monsieur Cabissol.

– Voyons, monsieur Caboufigue, ditCabissol qui avait grand-peine à ne pas éclater de rire, voyons,monsieur Caboufigue, entre amis d’enfance, ça ne tire pas àconséquence : on se gourme et l’on s’embrasse. »

Mais Caboufigue ne voulut rien entendre ;et suivi de Cabissol poli et curieux, il quitta le terrain dechasse qu’il venait de rendre à jamais illustre. C’est depuis cetemps en effet que court dans toute la Provence ce distiqueproverbial attribué à Maurin lui-même :

Sous les grands mots l’intrigue :

Le p… de Caboufigue.

Et c’est depuis ce temps qu’un carrefour desMaures, près de la Verrerie, porte ce nom rabelaisien écrit bienvisiblement sur une planchette clouée au tronc d’un pin. Il fait làl’étonnement et la joie des touristes. Seulement les blaireaux ontà jamais déserté ces parages.

Quand Maurin conta l’aventure à M. Rinal,le vieux philosophe s’écria :

« Pardieu, Maurin, j’admire cettehistoire par-dessus beaucoup d’autres. Et elle m’en rappelle unequi est fameuse, comme le deviendra celle de votre Caboufigue.C’est l’histoire du maréchal de Bassompierre en Espagne. Lemaréchal avait été envoyé en ambassade chez les Espagnols. Or,chaque pays a ses usages et, en Espagne, il n’est pas malséantd’éructer à table.

– Éructer ? » interrogeaMaurin.

M. Rinal traduisit le mot en provençal etpoursuivit :

« Un jour que plusieurs grandspersonnages, invités à sa table, se livraient à cet exercice et sehâtaient, après chaque éructation, de prononcer la formuleconsacrée : Per la sanità del cuorpo !c’est-à-dire : pour la santé du corps…

– Est-ce qu’on leur répond : Dieuvous bénisse ? interrompit Maurin.

–… le maréchal de Bassompierre, qui était uncolosse et un joyeux compagnon… C’est lui, par parenthèse, quividait d’un trait une de ses énormes bottes évasées, transformée enhanap…

– Hanap ? interrogea Maurin.

– « Gobelet », traduisitM. Rinal qui reprit :

–… le maréchal donc, impatienté et mêmeblessé, parce qu’il représentait le roi de France, souleva salourde cuisse de géant pour mieux marquer sa préméditation et,appuyant son geste d’une manière de coup de canon, il prononçasimplement : Per la sanità del cuorpo !

– À la bonne heure, s’écria Maurin, ilsauvait l’honneur de la France !

– Comme Cambronne à Waterloo !

– Je la conterai à Pastouré, celle-là,dit Maurin, il sera content. »

Lorsque, à son tour, Pastouré apprit parMaurin l’histoire de Bassompierre, il tendit le bras, et levant lepouce de son poing fermé :

« Osco manosco ! dit-il, viveBassompierre ! je la marque, celle-là ! et du diable sije l’oublie. »

Il l’oublia si peu que depuis cette époque,lorsque, seul au fond des bois, il s’oubliait lui-même, effrayantle gibier d’une sonorité très semblable à celle d’un coup defeu : « Vive Bassompierre ! » disait-ilinvariablement et gravement. C’était la formule dont il saluait soninconvenance. Et il avait une façon spéciale, très comique, deprononcer ce nom formidable de Bassompierre…

« Dans la bouche de Pastouré, disaitM. Cabissol qui aimait les grosses gauloiseries, cela sonnecomme le nom d’un musicien qui serait artilleur ! »

L’habitude qu’avait prise Pastouré lui jouamême un tour plaisant.

Un soir, au café, il laissa échapper un :« Vive Bassompierre ! » instinctif et convaincu. Ettout le monde comprit que si on n’avait rien entendu avant laformule, Pastouré n’en avait pas moins eu, pour la prononcer, desraisons irréfragables !

Or, M. Cabissol, un jour où il rendaitvisite à Jean d’Auriol, lequel était en train d’écrire la secondepartie de son histoire Maurin des Maures, ajouta, aprèslui avoir conté Le p… de Caboufigue :

« Je vous l’ai dite, celle-là qui n’estpas la moins bonne, – pour vous égayer un instant, mais bienentendu je la considère littérairement commeinutilisable… »

Jean d’Auriol, à ces mots, eut un mouvementd’impatience :

« Inutilisable en vérité ! Commentl’entendez-vous ?

– J’entends qu’un écrivain qui serespecte et qui respecte son lecteur ne peut pas…

– Et moi, je n’en peux pas croire mesoreilles ! s’écria le licencié d’Auriol. Voilà donc où en estla France de Rabelais, de La Fontaine et de Molière ! Voilà oùen sont nos libertés morales, après la révolution politique de 89et la révolution littéraire de 1830 !… Et c’est vous, vousCabissol, qui vous faites le champion du mot convenable et de lapériphrase auguste !… Défense, comme l’a dit VictorHugo, de déposer du sublime dans l’histoire ! C’estincroyable ! Êtes-vous donc incapable de faire la distinctionentre un mot bas (qui ne représente qu’une ordure) et uneinconvenance, geste ou parole, qui a un sens élevé, qui représenteun mouvement de l’esprit ou qui seulement devient le motif d’unemanifestation de pensée, indignation ou enthousiasme ? Vousn’avez donc ni chaleur de sang, ni faculté d’idéalisation, niprobité de cœur ! Être incapable de faire les distinctions queje dis, reculer devant la beauté ou la force d’une parole au nomdes seules convenances, c’est cela même qui est le propre dubourgeois ! du philistin, entendez-vous !… Niles gens qui sont nés, ni ceux qui, sans l’être, vivent quand même,– n’ont jamais reculé devant le mot défendu, pourvu qu’il fûtloyal, franc, net – ce qui lui ôte toute indécence ou vilenie. J’enappelle à Henri IV et à la princesse Palatine, aussi bien qu’àMathurin Régnier !… Et puis, tron-de-pas Dieu ! il y aautre chose, dans vos timidités, qu’une crainte puérile d’êtreblâmé par les bourgeois : il y a une infâme hypocrisie !Comment ! nous vivons dans une époque où la pornographie,puisqu’il faut l’appeler par son nom, est une reine choyée,dorlotée, adulée ! Ce ne sont partout, comme dit Maurin,qu’histoires de cochons mélancoliques, et je me priverais duplaisir sain et vigoureux de conter l’incongruité qui achève depeindre le Caboufigue incarnation du bourgeois repu et gonflé de savanité, – lorsque cette incongruité fournit à Maurin l’occasiond’une sortie digne d’un fils de Juvénal !

« Ah ! Cabissol, Cabissol, oùavez-vous la tête ? Vous me désespérez ! Non, jen’arracherai pas de la biographie de Maurin cette page, une desplus réjouissantes qu’il m’aura fournies. Je conterai cetteinconvenance qui fait jaillir de Maurin une colère si haute, sinoble, si royalement populaire ! Rappelez-vous qu’il y a deuxsortes d’incongruités, celles d’un Caboufigue, qui doivent êtresignalées parce que l’indignation d’un Maurin leur donne unemerveilleuse portée ; – et celles d’un Parlo-Soulet, qui sontelles-mêmes comme les explosions spontanées du grand méprispopulaire. Et c’est bien ce que l’ineffable Parlo-Soulet a voulu sedire, en s’écriant, au moment psychologique : « ViveBassompierre ! »

– Vive donc Bassompierre ! mon cherJean d’Auriol… Et pourtant, méfiez-vous de vos franchises. Le mondeest aux diplomates. »

Jean d’Auriol éclata de rire :

« Diplomate, mon cher Cabissol ?mais… Bassompierre le fut !… Et il n’a pas parlé pour ne riendire ! »

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