L’Illustre Maurin

Chapitre 53CHAPITRE LIII Où l’on verra ce qu’on peut trouver quelquefois, maisrarement, dans une jarre, et comment une chevrette s’empare d’unloup.

Ils n’entrèrent dans Bormes que de nuit et,pendant que Pastouré gardait les chevaux, Maurin alla chezM. Rinal qu’il trouva en grand conciliabule avecM. Cabissol. Il leur expliqua comment, selon lui, Grondardavait allumé l’incendie de façon à faire croire qu’il était, luiMaurin, l’incendiaire.

« Je m’en doutais ! ditM. Cabissol… Enfin, vous voilà sain et sauf. Nous triompheronstôt ou tard de vos ennemis, soyez tranquille.

– Il le faudra bien, dit Maurin, il fautune justice, ou bien alors !… »

Il eut un geste vague, mais triste.

M. Rinal donna à Maurin des nouvelles deson fils qui « apprenait toujours bien », puis Maurinconta ses dernières rencontres avec Sandri et avec Grondard.

« Soyez tranquille, dit M. Cabissol,je ferai une enquête et je vous jure qu’elle aboutira. Nouscherchons, M. Rinal et moi, les moyens de vous tirer de toutesces complications. Comptez sur nous. Et maintenant, allez vousreposer. »

Pastouré et Maurin convinrent de passersecrètement deux jours de repos chez leurs amis de Bormes, cequ’ils firent.

Le deuxième jour, Maurin chargea un petitberger d’aller dire à Tonia, hors de la présence de son père,qu’elle pourrait lui parler, le lendemain, à telle heure, à telendroit ; et c’était au Chêne du Solitaire, non loin de lamaison d’Orsini.

Grondard rencontra le petit berger :

« Où vas-tu si vite ? »

Le petit pâtre connaissait Grondard et il eutpeur. Il s’arrêta tout pâle, et, d’un trait, expliqua ce qu’ilallait faire, puis ajouta vivement :

« Laissez-moi aller, que je suispressé. »

Et il s’esquiva. Grondard s’éloigna de soncôté, l’air tout drôle. Il réfléchissait et remuait les lèvres, separlant à lui-même…

Maurin ne devait voir Tonia au Chêne que dansl’après-midi.

Il partit le matin, en chasseur, suivi de sonchien qu’il avait repris à Cigalous. Il se proposait de déjeunersur le lieu du rendez-vous en attendant sa belle Corsoise.

Pastouré, pendant ce temps, ramènerait leschevaux à la Garde-Freïnet, par des chemins détournés.

Quand il arriva à l’endroit de sonrendez-vous, Maurin fut un peu étonné d’y trouver, assise sur unegrosse racine, la petite bergère Fanfarnette qui gardait sontroupeau de chèvres mauresques éparses autour d’elle.

Comme ses chèvres, elle était de petite race,Fanfarnette, gracieuse au repos, vive en ses mouvements et touteblanche sous son grand chapeau, avec un regard fauve qui neressemblait pas au regard « d’une gent » parce qu’on n’yvoyait jamais d’amitié.

« Tiens ! tu es toi,Fanfarnette ?

– Comme vous voyez, moussuMôourin. »

Il se demandait comment il fallait faire pourl’éloigner. Il ne savait comment s’y prendre, non point, bonDieu ! pour ne pas donner de mauvaises pensées à la petite (ilsavait trop qui elle était) mais pour ne pas éveiller sa malice etses moqueries.

Réfléchissant ainsi, il se baissamachinalement afin d’examiner une toute jeune tige verte, à peineformée, qui crevait la terre à ses pieds… Et ne parvenant pas, tantelle était jeune, à se nommer la feuille qu’il maniait, il sedemanda tout haut à lui-même :

« Qu’est-ce que c’est queça ? »

Puis il regarda Fanfarnette.

Et elle, posant sur lui son regard vague, sonregard de chevrette, répondit lentement, avec un sourire aussifrais que la jeune feuille qu’il avait touchée :

« Ça ?… c’est une plante dans lesbois. »

Cette réponse de bêtise ignorante étaitdélicieuse parce qu’elle achevait de faire de Fanfarnette la rivalede ses petites chèvres, et aussi parce qu’elle pouvait un instantfaire croire à une parfaite innocence.

Il y a des paroles qui attirent le baiser, quil’appellent, comme fait la fraîcheur des sources cachées etsusurrantes sous les feuillées.

Maurin fut troublé. Il la connaissait, cettepetite. Il la connaissait bien ! Au temps où il guettaitl’aigle, elle était venue garder son troupeau autour de la bastidede Secourgeon à qui le maître des chèvres, un de la Molle, avaitloué un droit de pâturage que Secourgeon sous-louait.

En ce temps-là, Maurin, occupé de la fortebeauté de misé Secourgeon, n’avait pas fait attention à la petiteFanfarnette, une enfant ! Il n’était pas chasseur à recherchersi menu gibier…

Il avait même, de cette époque, un amusantsouvenir de cette bergerette, un souvenir joli et si drôle qu’en ypensant, Maurin riait de plaisir, tout seul.

Les Secourgeon donnaient alors la retirée à laFanfarnette qui couchait dans un petit grenier sous le toit, ouplutôt dans un chambron de débarras, où l’on avait accès par unescalier de bois dressé contre le mur extérieur, sur le derrière dela maison.

Un beau jour, Fanfarnette (chacun sait que leschevrettes sont personnes très délicates) eut fantaisie d’unebaignade en eau claire. Et comme dans le lit du torrent voisin,desséché à ce moment de l’année, il n’y avait pas de creux assezprofond pour contenir son petit corps blanc, elle eut une admirableidée…

Ayant avisé, au fond de son grenier, une jarre– une de ces jarres pareilles à celles où s’enferment les voleursdans le conte d’Ali Baba – une jarre à mettre de l’huile, et qui setrouvait vide, bien propre, bien odorante (nettoyée et frottéelongtemps, comme elle avait été l’an dernier, avec des pommesécrasées), Fanfarnette songea que cela ferait une baignoire commodeoù elle entrerait peut-être un peu juste, mais les poussinss’accommodent de leur coquille… Cette jarre provençale, luisanteau-dedans d’un beau vernis jaune, ressemblait en effet, commetoutes les jarres, à un œuf énorme. L’emplir d’eau limpide et bienfraîche, monter sur une chaise et entrer dans l’énorme vase bombé,comme une mouillette dans un œuf à la coque, tel fut le plan deFanfarnette. Sans en rien dire à personne, elle l’exécuta un matin.Maître Secourgeon labourait au loin… Maurin, posté aux environs, nedevait pas revenir de sitôt ; misé Secourgeon était alléevendre des légumes à l’auberge des Campaux.

Fanfarnette, un ferrat (seau) dans chaquemain, se mit donc à voyager du grenier au puits et à emplir sajarre qui était presque aussi grande qu’elle.

« Quand je serai dedans et debout, jen’aurai guère dehors que la tête. »

Et du puits au grenier et du grenier au puitssi souvent elle alla, revint et retourna, qu’à la fin la jarre futpresque pleine à déborder.

Alors Fanfarnette posa ses seaux, sedéshabilla vitement, grimpa sur la vieille chaise ; de lachaise elle s’éleva jusqu’au bord de la jarre un peu vacillante,mais d’une main elle se retenait solidement aux poutrelles duplafond bas, si bas que, légère et adroite comme elle était, elleparvint à entrer enfin dans sa jarre… Mais non pas d’un seulcoup ! L’orifice en était plus étroit et des jeunes hanchesplus rebondies qu’elle n’avait pensé, si bien qu’il fallut forcerun peu pour pénétrer toute là-dedans. Le rebord de la jarre étaitdéjà sous les aisselles de la mignonnette, que ses pieds netouchaient pas encore le fond, moins relevé que Fanfarnette nel’avait cru.

Elle dut s’agiter avec grands efforts etcontorsions, pour faire entrer l’un après l’autre ses petits brasdans l’eau. Et dès qu’elle y fut parvenue, l’eau aussitôt débordade tous côtés et ruissela par la chambre, ce qui fit rire labergerette.

Elle riait aussi d’être nue et seule bien aufrais, dans cette drôle de baignoire.

Elle s’amusa à y disparaître toute et às’imaginer qu’elle était un petit de perdrix, qui attend l’heure decasser sa coquille.

On était bien là. Les flancs du grand vasebombé n’avaient pas trompé l’espérance de la baigneuse. Elletournait donc sur elle-même, dans l’exquise fraîcheur de l’eau, etpouvait même, de ses mains agiles, se bien frotter, comme avec leurbec font les serins dans l’auge de leur cage.

Et Fanfarnette riait. C’était si drôle d’êtredans ce grand œuf !…

Enfin elle sentit un petit frisson… ellegrelotta un peu… « Allons, Fanfarnette, il fautsortir ! »

Aï ! bonne mère ! pauvre de moi,quel malheur ! Sortir, ce n’était plus possible ! Dégagermême un bras tout entier, elle ne le pouvait plus !… Commentfaire ? Si elle parvenait à mettre dehors son bras droitseulement, elle pourrait chercher aux saillies des poutrelles unpoint d’appui et retirer tout le reste ! Comment faire, monDieu ! comment faire ? Et Fanfarnette se trémoussait,sans parvenir à éclore !

À la fin elle eut peur et gémit bienfort :

« Mon Dieu ! que je suisperdue ! mon Dieu ! comment sortir delà ? »

Maurin, qui à ce moment passait près de lamaison, fut le seul à entendre ces plaintes. Il accourut, grimpa àl’échelle, criant :

« Qu’y a-t-il ?j’arrive ! »

Quand elle entendit un gros pas d’homme sur lebois sonore de l’échelle, Fanfarnette fit un effort dernier poursortir de sa jarre, et tant fort s’y démena, qu’elle la fitvaciller, pencher deux ou trois fois de droite à gauche, de gaucheà droite, puis décidément chavirer, tomber brusquement.

En tombant, le flanc bombé de la jarre, sousle poids de la lourdotte, se fendit de long en long, et tout àcoup, au moment même où entrait Maurin, la jarre en deux morceauxs’ouvrit et, à terre, au milieu de l’eau ruisselante, la filletteapparut couchée, blanche, rose et toute nue, et certes viterelevée, mais si embarrassée pour se cacher tout entière avec sesdeux mains très petites, que, les portant tantôt trop haut ettantôt trop bas, elle ne se couvrait ici que pour mieux sedécouvrir là…

Bonne mère des anges ! quelsouvenir !

Et pour ravoir ses vêtements, il aurait falluse rapprocher de Maurin.

Et lui ne bougeait, pétrifié de surprise et decuriosité, de manière que de le voir si drôlement gêné, l’air toutbête, elle finit par rire aux éclats ; et, comme oubliantqu’elle était nue devant un homme, elle se mit à sauter en frappantses mains l’une contre l’autre.

Peut-être savait-elle déjà par quellepuissance le diable se rend maître des hommes.

À la fin finale, elle avait dit, sans aucunembarras, mais au contraire riant toujours :

« Allez-vous-en à présent, moussuMòourin ! je m’habillerai bien toute seule ! »

L’honnête Maurin s’en était allé.

Voilà le souvenir qu’il avait de Fanfarnetteet qu’il revit au Chêne du Solitaire. Elle était très bien faite,la petite pastresse… Il voyait la jarre vaciller, chavirer, tomberet s’ouvrir… Aï ! pauvre Maurin !… Et Fanfarnette aussise souvenait.

Des souvenirs de cette Fanfarnette, il enavait deux ou trois autres – mais moins jolis, oh ! beaucoupmoins !

À la vérité, jamais il ne l’avait si bienregardée qu’aujourd’hui et jamais elle n’avait eu cette beauté dejeunesse… « Il y a un an, se dit-il, c’était une enfant… Àprésent, ce n’est plus ça ! »

Se voyant ainsi regardée, elle se mit à rirecomme elle avait ri quand la jarre s’était ouverte…

Et Maurin, qui venait pour voir Tonia, nepensait plus à renvoyer Fanfarnette !…

Il la regardait toujours. Il s’assit, pas trèsloin d’elle, sur le tronc d’un chêne-liège abattu. Déjà ilsongeait :

« Que Tonia doive venir ici, c’estvraiment dommage. »

Fanfarnette s’était rapprochée de lui.

« Quel âge as-tu, petite ?

– Est-ce que je sais,moi ? »

Elle devait avoir dix-sept ans. Elle enparaissait quinze. Il se leva pour s’en aller. Il tâcherait derencontrer Tonia, de l’emmener ailleurs…

« Vous partez, moussu Môourin ?Partez pas encore ! »

Il se rassit sur la bruyère écrasée…

Alors, d’un bond, la fillette fut près de lui,et, se couchant sur le dos, elle posa sa tête sur les genoux del’homme… Renversée, face au ciel, elle le regardait ainsi d’en bas,avec ses yeux de chevrette, des yeux sans émotion, emplis d’unelumière sans âme… des yeux qui pourtant ont un secret… le secretdes bêtes, et comme la morne et fatale volonté des choses.

La clochette du bouc conducteur tintait autourd’eux, dans la colline.

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