L’Illustre Maurin

Chapitre 15Chrysalide dans un marais.

Ils avaient dîné. Assis sur un escabeauboiteux, frère de celui sur lequel trônait Lagarrigue, Maurindisait :

« Écoute, le métier que tu as choisi, jedois l’ignorer. Ce que je ferai dire au préfet, c’est qu’il ne fautpas mécontenter les boumians, pour ne pas attirer un malheur qu’ilsferaient à coup sûr. Ça, je comprends que je peux le dire, mais jen’en dirai pas davantage.

– Ça suffit bien, dit Lagarrigue. Tu net’avanceras que dans la vérité.

– Mais après ça, je te conseille dechanger de métier, mon pauvre Lagarrigue, dès que tu pourras.

– Et me nommeras-tu préfet ? Queveux-tu que je fasse, Maurin, de ma vieille vie, de mes vieuxos ?

– Si tu es infirme, il y a deshospices. »

Lagarrigue se leva, et sur un ton de fiertéinexprimable :

« Me prends-tu pour un mendiant ?coquin de bon sort ! il faut que tu sois toi, Maurin, pourque, celle-là, je te la pardonne. J’aimerais mieux pourrir dans lessiagnes du marais comme un canard blessé, pechère ! et que lesoleil et l’eau salée me rouiguent (rongent) les chairs jusqu’auxos – comme ils ont fait à cette carcasse de héron que j’ai parlà.

– Je n’ai pas voulu t’offenser, répliquaMaurin, mais là où je dis, avec la permission des maires et despréfets, tu pourrais mourir plus tranquille.

– La tranquillité m’embête ! s’écriaLagarrigue. Je suis trop vieux, inquiet comme j’ai été toute lavie, pour l’aimer, la tranquillité. Je n’aimerai que ladernière ; celle-là, oui, je l’aimerai. À l’hospice du vraibon Dieu, qui est la terre – là, oui, je dormirai ! – ou bienpar là-bas, un peu loin… »

Il regardait, dans le cadre de la lucarne, lamer sombre qui, sous les nuages, grondait, et il acheva :« Sous l’eau profonde… comme un qui a navigué.

– Je t’ai parlé comme je devais,Lagarrigue. Que chacun essaie d’arranger sa vie à sa volonté, maisje calcule que c’est le moment pour moi de te dire la pensée quim’amène : je viens pour te reprendre mon fils. Il n’est pasvieux encore, lui. Qu’on l’attrape avec vous, sa vie en sera toutabîmée. Au service de l’État, une fois condamné, il entrera têtebasse, en vaurien, aux compagnies d’Afrique… Je viens lechercher…

– Ah ! bougre de bougre ! ditLagarrigue, c’est que j’en ai besoin, de lui, moi, en cemoment-ci.

– Cherches-en un moins jeune, qui sachece qu’il fait, qui se rende compte des risques et des dommages. Tuas eu un pitoua, Lagarrigue ? Où est-il ? Tu dois mecomprendre… »

Une seconde fois Lagarrigue se leva, toutpâle.

« Mon petit est quartier-maître, dit-ilfièrement, il est à l’État et son commandant est satisfait. Ilm’écrit chez mon frère des lettres à faire pleurer… Si l’onsurprend mon commerce que, naturellement, j’ai caché à mon petit,on ne me condamnera pas, pourquoi je serai mort avant ! –petite perte pour moi, bon débarras pour lui !… mais le nom deson père ne sera pas là-dedans. »

Il désignait le chiffon de journal qui gisaitsur la table.

Il se rassit et but une lampée, puis ditgravement :

« Je te rendrai ton garçon cettenuit ; mais je vais mieux faire. Attends-le ici, Maurin,crois-moi. J’irai te le chercher. Notre usine là-bas peut devenirune souricière terrible. D’un jour à l’autre on peut nousprendre.

« Et j’ai là des hommes qui sont décidésà se défendre, car, si on les prenait, ils ont, tu le devines, devieux comptes à régler. Les deux que tu as arrêtés il y a quelquetemps, tu m’en as privé, vu que je les avais embauchés la veille.Ils espéraient le moment de me rejoindre. Alors, tu comprends, ilne faut pas, si par un mauvais hasard il arrivait quelque chosecette nuit, qu’on te trouve là avec ton fils, Dieu garde !Maintenant écoute. Tu emmèneras ton pitoua tout de suite ;mais, au contraire d’aujourd’hui, un moment peut venir, dans ta viede braconnier, où mon usine te soit une bonne cachette, lorsque çane serait que pour dormir une seule nuit. Eh bien, dans ma grotte,comme ici même, étant chez moi tu seras chez toi, Maurin, parce quetu as bon cœur… Il y a des riches qui sont des coquins mais il y abeaucoup de mendiants qui ne seraient pas des coquins s’ils étaientriches. Toute l’affaire est d’arriver à la mort et on n’y arriveque vivant ! et pour vivre jusqu’à la mort naturelle il fautbien manger – et « faire feu », et avoir sur sa tête uneespèce de couvert… Té ! voici qu’il pleut à verse, tout encoup, et la montagnère souffle. Bon temps pour moi, que la tempêted’hiver : c’est ma meilleure protection. Dieu garde nospetits, collègue, mieux qu’il ne nous a gardés ! Je calculeque la République est bonne. Sans les écoles de la République, monfils serait comme moi, au lieu qu’il marche dans l’honneur. Je saisque pour la défendre, la République, tu es un homme. Eh bien…fais-en nommer de bons !

– Où es-tu électeur ?

– À Hyères, où j’ai mon frère. Monendroit véritable est là où mon frère habite, un pauvre diableaussi, chez qui censément j’ai le domicile, comme la loi ledemande.

– Vote pour Vérignon, dit alors Maurin àLagarrigue et fais voter ton frère pour lui.

– Je serais aveugle, dit Lagarrigue, qu’àton bras, Maurin, je marcherais, assuré d’allerdroit ! »

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