L’Illustre Maurin

Chapitre 43CHAPITRE XLIII Qui est la suite du précédent, et où, après avoirappris pour quelles raisons la chasse aux petits oiseaux n’est pasindigne d’attention, on verra Pastouré en querelle avec un lapin etdeux magistrats aux prises avec un excellent melon d’été.

Quand Maurin reparut, la conversation, grâce àM. Cabissol, avait pris un autre tour. On parlait de la chasseau poste chère aux Marseillais et de l’immortelle Chasse auchastre de Louis Méry.

Maurin déposa ses melons sur la nappe devantlui.

« L’eau, dit-il, vous en vient à labouche. Ils vous disent « Mange-moi ! »

Et il se mit en devoir de les diviser, enbelles tranches égales.

« Le chastre, dit M. Cabissol, estun oiseau-sorcier, un oiseau qui, d’arbre en arbre, mena deMarseille à Rome le chasseur Méry, toujours chassant.

– C’est un conte que je ne connais pas,dit le juge, mais qui me rappelle la poursuite de l’oiseau enchantédes Mille et Une Nuits. »

Et très finement,

« De petits vols en petitsvols, l’oiseau mène son homme à tous les diables.

– Joli ! ditMme Labarterie, moqueuse.

– Il faut savoir commander à sespassions, affirma le juge. Le sage Bouddha nous ordonne de tuer ennous le désir.

– C’est chose facile aux riches qui onttout à discrétion », repartit Maurin.

Et il fit circuler, dans trois ou quatreassiettes, ses deux melons coupés en tranches toutes reluisantesd’eau savoureuse.

Les convives se les offraient avec millepolitesses.

« … Après vous… je vous en prie… non,après vous… quel parfum !… c’est délicieux… »

Le juge passa le melon à son voisin sans ytoucher. Comme distrait, le procureur en saisit une tranche aupassage et non la moindre.

Les narines du juge se dilataient degourmandises et de regret.

« Pour en revenir à vos oiseaux-sorciers,dit Maurin, connaissez-vous le semble-figue ?

– Non ! non ! dirent-ils tousd’une seule voix, mouillée de jus de melon.

– Ce melon, ditMme Labarterie, est bien le meilleur que j’aiemangé de ma vie. Aussi juteux qu’une pastèque.

– Et, insista M. Labarterie, plussavoureux qu’un cantalou. »

Pastouré était perdu dans un rêve.

« Le semble-figue, dit Maurinest un oiseau comme le bec-figue mais bleu-noir comme unemouïssonne (sorte de figue). Le chasseur au poste, le voyant seposer dans un figuier, ne le perd pas de vue et met aussitôt sonfusil en joue… et alors, dans le même moment, il cesse d’apercevoirl’oiseau. Dans le figuier, il ne voit plus que des figues. C’estque le semble-figue, dès qu’il a aperçu le mouvement duchasseur, s’est suspendu par les pattes à une branchette, la têteen bas, et, la tête bien repliée sous l’aile, entre deux figues, ila tout l’air d’en être une troisième ! Le chasseur aussitôtsort de son poste, le fusil en main, les yeux toujours fixés sur labranchette où il a vu l’oiseau se poser… « Il n’est pas parti,j’en suis sûr ! où est-il, alors, ce sorcier ?… rien nebouge ! » Une fois près du figuier, l’homme oublie qu’iltient un fusil… il pense que décidément il s’est trompé… quel’oiseau s’est envolé… Il y renonce, il n’y pense plus, et voyant,juste sur la branchette, qu’il n’a pas cessé de regarder avec tousses yeux, la plus belles des figues à la place de son oiseau, ilenvoie la main… Frrutt ! l’oiseau part en lui lâchant au nez,comme de juste, une petite crotte !

– C’est sans doute de là, ditM. Cabissol, qu’est venue l’expression « Faire la figue àquelqu’un », se moquer de lui.

– Possible ! dit Maurin se bourrantde melon à la barbe du juge… Ce qui est sûr, c’est qu’il ne fautpas trop mépriser la chasse au poste, car elle a son mérite, vuqu’il y a encore d’autres oiseaux sorciers qui la rendent beaucoupdifficile. Nous avons le vire-pierre, qui se cachederrière une pierre et qui tourne autour tout le temps de manièrequ’elle reste toujours entre le chasseur et lui ; il y a letrompe-la-mort, qui fait le mort, couché sur le dos, pourque, au lieu de tirer, le chasseur sans méfiance aille le ramasseravec la main, et à ce moment, frrutt ! bonjour, nigaud !…Il y avait autrefois, du temps des fusils à pierre, lecague-bassinet et il venait déposer sa petite chosehumide, sortie du dessous de sa queue, juste dans le bassinet dufusil, pour mouiller la poudre… que ça, c’est une race qui adisparu, comme de juste. Qui veut encore du melon ?

– À propos de mouille-bassinet,dit M. Cabissol, vous ne devineriez jamais ce que j’ai vu, demes yeux vu, dans l’église de Bourtoulaigue ?…

– Et quoi donc ?

– Un tableau bien curieux il représentele sacrifice d’Abraham. Isaac est lié à son poteau, et Abraham,armé d’un fusil à pierre ! ! ! est prêt à tuer sonfils… Mais le Père Éternel apparaît dans les nuées. Sa main fait unsigne qui est un ordre, et un délicieux tout petit angelot, du hautdu ciel, très gentiment, mouille, vous devinez comment, la poudredu bassinet. Peinture naïve, œuvre d’une époque de foi et decandeur. Je trouve ce tableau adorable… Qui veut reprendre dumelon ? »

Au milieu des plus grands éloges adressés auxmelons, dont tout le monde avait oublié l’origine infâme, lestranches parfumées circulèrent encore.

Quand elles repassèrent sous son nez,M. Couder, le juge, n’y tint plus. Il en saisit une, en jetantvers Maurin, puis vers M. Cabissol, un vif et bref regardoblique. Ni M. Cabissol ni Maurin ne parurent s’être aperçusde son geste ni de son regard.

À ce moment, la conversation, animée par lesbons vins, était devenue générale. C’était un papotageininterrompu. Propos de dessert insaisissables, répliques qui nes’attendent pas l’une l’autre, fusées d’esprit perdu.

Pastouré, pour un motif qui lui était trèspersonnel et qu’on n’a pas coutume de révéler à table, éprouva ledésir de s’éloigner un instant. Il n’était pas homme à se résisterlorsqu’il avait quelque chose à se dire. Il n’était pas homme nonplus à gagner le bois pour quelques minutes, un jour d’ouverture,sans emporter son fusil. Il se leva donc, le fusil en main (il eûtsongé d’ailleurs à le prendre pour se donner une contenance) et ildisparut.

Dix minutes plus tard, les bavardagesbattaient leur plein, et le juge, sourd aux reproches de saconscience, attaquait une seconde tranche de melon, lorsque la voixde Pastouré éclata, terrible, sous un bouquet de pins, dans lesbruyères voisines. Parlo-Soulet semblait furieux :

« O bourreau ! hurlait-il àtue-tête, canaille ! voleur ! forçat !brigand ! tu te crois preutrêtre de t’échapper ! mais jete tiens, puisque je te vois ! et tu ne m’échapperaspas ! C’est toi qui as volé les melons ! c’est toipeut-être qui les as mangés ! Si tu les as volés pour lesmanger, passe encore ! mais, bandit ! assassin ! situ les as vendus, je me plaindrai chez le juge ! Les juges neplaisantent pas ! tu irais en galère, gueusard ! enfantde gueuse ! »

Ainsi les injures se précipitaient…

« Cet homme va faire un malheur !Allez donc voir, maître Maurin, s’écria le juge… Allons-y,messieurs.

– Ne vous troublez pas, fit Maurintranquillement, vu qu’il n’y a pas de quoi… Je sais ce quec’est… »

La voix de Pastouré n’avait pas cessé detonitruer :

« Réactionnaire ! mendiant !royaliste ! marrias ! conservateur ! féna !clérical ! voleur ! canaille ! J’aurai tapeau ! attends un peu ! attends-moiseulement ! »

Le juge se leva, vraiment ému.

« Je ne souffrirai pas, dit-il, qu’à deuxpas de moi… À qui en a-t-il enfin ?

– Laissez donc, dit Maurin, négligemment– laissez-le faire : je sais ce que c’est : il insulte unlapin ! »

Un coup de fusil ponctua et termina la longueinvective de Pastouré, qui arriva presque aussitôt et jeta un lapinaux pieds de Mme Labarterie.

Tous se regardaient, de plus en plusétonnés.

« Expliquez-nous ce qui s’est passé,monsieur Pastouré ?

– Moi ?… sabi pas parla (je ne saispas parler). Explique-leur, toi, Maurin.

– Voilà, dit Maurin. Quand on trouve unlapin au gîte, blotti, tapi, rasé sous une touffe de thym ou degenêt, on est généralement trop près de lui pour le tirer, fût-ce àla tête, sans le trop abîmer. Alors il n’y a qu’une chose àfaire : il faut l’insulter.

– Cet homme se moque de nous, ronchonnale procureur.

– Il faut l’insulter, reprit Maurin avecforce… Oh ! rassurez-vous : ça n’est pas pour lui fairede la peine. C’est parce que, tant qu’il entendra du gros bruit, ilse gardera bien de se montrer, croyant qu’on ne le voit pas. Et, eneffet, plus on crie fort, plus il se rase et se tapit contre terre,et plus il reste sans bouger, à la même place. Le chasseur sait quelorsqu’il s’arrêtera de parler, son lapin fichera le camp… et selonl’endroit où l’on se trouve, on peut deviner qu’il ira aussitôt seperdre dans la mussugue. C’est pourquoi il faut le tenir là, bienattentif, jusqu’à ce qu’on se soit reculé pour être à bonne portéede fusil. On se met donc à lui crier, le plus fort possible, lesplus grosses injures qu’on trouve – et je dis injures parce que lesinjures c’est, comme vous savez, ce qui se crie le plusnaturellement. Les compliments et les paroles d’amour, c’est tropdoux… Ça ne réussirait pas, ou si on les criait, ça seraitridicule ! C’est pour cette raison qu’on traite son lapin deroyaliste ou de républicain, d’empereur ou d’anarchiste, de forçatou de juge ; c’est selon les opinions du chasseur, sasituation sociale et son bon plaisir. Et dans le cas où on n’a pasd’opinion du tout, on en prend une pour l’occasion et on insulteson lapin comme s’il était question de le nommer député. Pendanttout ce discours, vous comprenez, le chasseur s’est donné le tempsde reculer peu à peu, et dès qu’il se comprend à la bonne distance,tout se termine par le coup de fusil… puis on rôtit la bête à moinsqu’on ne l’aime mieux en civet. »

On eut toutes les peines du monde à faireadmettre à M. Labarterie que l’explication de Maurincorrespondait à la vraie vérité.

Pastouré et Maurin retournèrent à la chasseseuls tous deux dans l’après-midi.

Le soir, les deux braconniers partageaiententre les invités vingt-quatre perdreaux, huit lapins et deuxlièvres.

« Mais, fit observer Maurin, ce n’est pasdes bêtes apprivoisées comme les faisans deCaboufigue ! »

Les magistrats durent accepter leur part degibier.

Et en gonflant la carnassière du juge, Maurin,tout bas, lui dit :

« Monsieur le juge, est-ce qu’ils étaientbons, les melons ?

Le juge tressaillit comme un coupable.

« Allons, allons, vous fâchez pas… Je neveux pas vous faire souffrir plus longtemps. Je les ai pris, foi deMaurin, dans la melonnière d’un ami qui m’en a donné la permission– quoique je doive dire, pour la vérité, qu’à l’occasion (la soifou la faim, la tentation me commandant) je mangerais bien sansremords… tout comme vous… deux tranches ou trois de melonchipé ; – pas une de plus, que ça me ferait mal au ventre. Etvoilà la raison pourquoi, si j’étais juge, je penserais beaucoupsouvent aux circonstances exténuantes ! »

En rentrant le soir à Sainte-Maxime, Maurindisait à Pastouré :

« Tu devais reculer bien lentement, quetu l’as insulté si longtemps, ce pauvre lapin ?

– Eh ! couyoun, m’embrayàvi (jeremettais mes braies) ! » dit Pastouré, grave comme unjuge.

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