L’Illustre Maurin

Chapitre 2Pour écouter l’histoire des amours d’une chienne de chasse et d’unloup, le don Juan des Bois oublie ses propres amours.

Maurin, le cœur léger, car les démarches deM. Rinal avaient réussi et toutes ses affaires étaientclassées autant dire effacées, amnistiées par faveur spéciale –Maurin traversait la route qui va du Don à La Molle.

Hercule, depuis un instant, disait avec saqueue – et il n’y avait pas à s’y méprendre – que des perdreauxétaient par là ; mais à chaque fois qu’il pointait, la queueraide, il se retournait, regardant son maître, et de la queueaussitôt frétillait.

« Je le comprends, dit Maurin, ce sontbien des perdreaux, mais d’une espèce particulière… c’est lesperdreaux de Saulnier, qué ? Tu baisses maintenant la queue ettu t’aplatis contre terre ?… C’est donc que tu as reconnu lerenard de Saulnier… Et la belette, tu n’y songes pas, tu laméprises ? »

Les choses étaient bien comme le disaitHercule.

Maurin aperçut bientôt les perdreaux qui,courant dans la poussière du chemin à grandes petites enjambées etramant un peu l’air de leurs ailes soulevées à demi, s’allèrentréfugier entre les pattes du renard étendu sur un long tas decailloux au bout duquel Saulnier, assis, levait et abaissait samasse, brisant entre ses jambes les gros galets du torrentvoisin ; et il avait, l’homme, une étrange figure avec cesdeux gros cercles noirs grillagés qui masquaient ses yeux.

« Et ta belette ? dit Maurin.

– Elle s’est mise, dit Saulnier, en sûretésous la queue ramée de mon renard, à son habitude, dès qu’elle t’aentendu marcher.

– Bonjour, la compagnie ! c’est le cas dele dire, répliqua Maurin ; vous allez tous bien, je levois.

« Chè novo ?

– Il y a de neuf des choses pour toi, ditSaulnier. Des amis te cherchent partout. On ne t’a plus vu nullepart, ni le conducteur de la diligence, ni les forestiers, niGrondard, ni l’aubergiste des Campaux, ni celui du Don, nipersonne.

– Ma vieille mère était un peu fatiguée, ditMaurin, je la veillais…

– On raconte, dit Saulnier, que contre toi iln’y a plus de plaintes en ce moment et qu’on ne te chasseplus ?

– C’est vrai, mais si des amis me cherchaient,pourquoi était-ce ?

– À Bormes, chez M. Rinal, on a desnouvelles à te donner.

– Bonnes ?

– Ni bonnes ni mauvaises. C’est rapport à lapolitique.

– Bon, j’y vais, dit Maurin.

– Ce n’est pas tout… » fit l’autre selevant et posant sa masse pour soulever son chapeau d’une maintandis que du revers de l’autre il s’essuyait le front…

Cela fait, il regarda Maurin en mettant undoigt sous un de ses yeux masqués et dit finement :

« Il y a autre chose.

– Et quoi ? Tu es plus parlant, àl’ordinaire.

– Quand ça presse, je vais plus vite, ditSaulnier… Et il est vrai que ça presse, mais c’est une presse quipas tant ne presse, je le calcule.

– Galégès ! (tu plaisantes !) Tufiniras, puis ! Mais… bougre ! ton renard est unefemelle, je pense ! Voilà les perdreaux dérangés et aussi labelette, par mon chien qui à ta renarde fait des manièresaimables.

– Eh ! eh ! dit Saulnier, eh !eh ! mon renard et ton chien pourraient faire ensemble despetits qui seraient de fameux chasseurs. J’ai vu pareille chose,une fois. »

Maurin fit semblant de n’être paspressé ; il savait qu’à ses heures ce brave Saulnier aimait àcauser une briguette (un brin) et que c’était son amusement,parfois, à cet homme toujours seul sur les routes, de faire traînerses histoires afin d’impatienter le monde. Et plus ons’impatientait, plus alors Saulnier vous faisait attendre la chose,lorsque, bien entendu, il n’y avait à cela pour vous ni périls nirisques.

« Alors, tu as vu ça une fois déjà,Saulnier ?

– Oui, dit Saulnier. C’était au dernierméchant hiver que nous avons eu en ce pays. J’étais alorscantonnier de l’autre côté des Maures, à Pierrefeu où sontmaintenant les fous, pechère ! Et ma maisonnette était dans laplaine. J’avais une chienne de garde, très bonne, de la grosseurordinaire, une chienne de berger. Elle gardait si bien, qu’auxcabréïrets qui, la nuit, parlaient tout seuls, dans le lointain dela colline, elle aboyait deux heures de temps, jusqu’à m’éveiller,la pauvre ! et à m’empêcher de dormir. Puis, vint cet hiver siméchant, et pendant des nuits, elle qui m’éveillait d’habitude àforce de crier au voleur sous mon fénestron, elle ne ditplus rien. Et alors ce silence me tenait éveillé d’inquiétude etaussi de curiosité. Je pensais : « Il y a quelquechose. » Qu’aurais-tu pensé à ma place, Maurin ?

– Comme toi ! » fit Maurin quis’encourageait à la patience.

Et il se disait : « Si j’ai l’air depenser à ce qu’il doit me dire de principal, sur ce qu’on mecherche, il la fera plus longue cent fois, son histoire ; ehbien, c’est moi qui, au contraire, par ma patience, l’attraperai,ce brave Saulnier ! Il faut lui passer cela… Ici,Hercule ! »

Hercule posait sa patte, gentiment soulevée,sur le dos de la renarde qui retroussait ses babines. Et Herculefaisait claquer ses dents, ce qui est, chez les chiens, un signed’ardent amour.

« J’écoute toujours », ditMaurin.

Saulnier ôta ses œillères. Ses yeuxpétillants, à cause qu’ils avaient paru si grands sous le cerclenoir des lunettes, paraissaient maintenant bien plus petits quenature et ils brillaient de la même malice que les yeux des petitssylvains, fouines, belettes, écureuils.

« Tu as raison, d’écouter, dit Saulnier,car l’histoire est bonne. Je pensais donc : « Il y aquelque « chose. » Et je surveillais la chienne,c’est-à-dire que je me levais plusieurs fois chaque nuit pourtâcher de surprendre ce qui l’occupait et la rendait silencieuse.Jamais je ne vis rien… »

Saulnier s’arrêta. Ses yeux lançaient de lajoie. Sa patte-d’oie aux tempes se plissait comme la mer qui ritsous le vent. Les rides qui partaient du coin de son nez souriaientaussi de singulière façon ; et la vie mystérieuse,inexprimable, innombrable, s’écrivait ainsi, sur toute sa face, enhiéroglyphes parlants qui disaient justement ce que ne disaient passes lèvres.

« Et, fit Maurin paisible comme un Arabeau repos, l’histoire s’arrête là ?

– À peine si elle commence ! »déclara Saulnier.

Maurin s’assit sur le tas de pierres, sonfusil entre les jambes.

« Voilà, reprit Saulnier, un fusil qui,en ce temps ci, peut te faire arriver encore des ennuis. Tu doispourtant, compère, en être fatigué, des procès-verbaux. La chasse,depuis hier, est fermée.

– Eh ! répliqua Maurin, ne vois-tu pasque je rapporte, censément, mon fusil à la maison ? »

Tous deux se mirent à rire, d’un air égalementmalicieux. « Et puis, expliqua Maurin, tu sais bien que jechasse les aigles ! c’est bête puante, à tuer en toute saison.Le renard aussi.

– Ne dis pas du mal des renards, fit Saulnier,et songe que l’aigle ne se çasse pas (chasse pas) au chiend’arrêt !

– Je te demande bien excuse, protestaMaurin ; je peux prouver qu’un chien est le meilleur appâtpour attirer les aigles. »

À ce souvenir qui évoquait la mésaventure deSecourgeon, ils s’esclaffèrent si fort que Saulnier, fatigué derire debout, se mit à pouffer courbé en deux, une main sur chaquegenou. Il eût été, sans cela, forcé de s’asseoir : le rire lesecouait comme un mistral qui abat des prunes secoue unprunier.

« Et ton histoire ? dit Maurin.

– Ah ! dit Saulnier en respirantlargement, depuis ma jeunesse je n’avais pas ri ainsi ! et sià Secourgeon je pensais tout le temps, jusqu’à ma retraite j’enrirais !

– Tu auras une retraite ?

– Tout homme finit par là. À quelques-uns onla paie en argent, à tous en infirmités bien laides… Pour t’enrevenir à mon histoire, il tomba un jour une grosse neige, et lelendemain matin, je trouvai près de ma maison, aux entours, destraces de pattes marquées qui n’étaient pas de ma chienne…« Ça, dis-je, ça doit être d’un loup. Les froids si durs fontdescendre les loups de la montagne. » Alors j’emprisonnai machienne dans une manière d’étable qui avait autrefois servi à unâne et qui fermait passablement. Et, la nuit, j’épiai pourquoi j’aitoujours aimé savoir comment les bêtes sauvages elles secomportent. J’épiais, je guettais, gueïràvi… Le loup vint.Il faisait un ciel tout clair où parpillotaient les étoiles ets’espandissait une grosse lune, large et luisante comme un chaudronneuf, mon ami… Le loup vint et je le vis. Il s’avança vers macabane, pas beaucoup vite, son museau pointu bien tendu en avant,flairant sa route dans l’air, les oreilles droites, espérant lebruit… Il s’arrêta et je regardai l’heure à ma montre, au clair delune, pensant qu’il avait son heure et que le lendemain, en metenant à l’affût un peu avant son moment, je le pourrais tuer à monaise. Alors, je commençai à entendre ma chienne qui ne disait rienmais qui grattait… Elle grattait la terre sous la porte et de tempsen temps se plaignait. Mais elle ne jappait pas et ne hurlait pas.Elle n’avait pas peur du loup, mon homme, elle n’en avait pas peur,non ! elle le désirait au contraire, comme les belles fillesn’en ont semblablement pas peur, hé ? tu me comprends,hé ? Elle le voulait, le loup, quoiqu’elle ne fût qu’unechienne. Elle le demandait, le pleurait, l’appelait et toujoursgrattait la terre. Le loup s’approcha de la porte, et doucement, ils’assit. Je me régalais, je t’assure, à être témoin de pareillechose, quoiqu’à la fin je me dis : « Si elle parvient àsortir, noum dé pas Diou ! il me la mangera ! » Maisje réfléchis bientôt que si depuis plusieurs nuits elle se taisait,c’était, la mâtine, pour le recevoir, et que pas plus cette nuit-cique l’autre il ne la mangerait ! au contraire ! « Aucontraire, que je me dis, ils doivent s’embrasser et s’égayerensemble. Ça m’amuserait de les voir… » Et j’eus cetamusement. Par-dessous la porte, comme je le pus juger lelendemain, elle se creusa un trou par où, en s’aplatissant, elleparvint à sortir, attendu qu’au-dessus de son dos, dans la portevermoulue, un gros morceau de bois se cassa, qu’elle avait mordu.Et donc elle alla vers le loup qui, se levant, fit un saut de côté,comme un chien qui joue.

« Et elle alla encore vers lui et ilsauta encore, puis se décida à tourner autour d’elle avec encoreles mêmes petits sauts, et leurs queues à tous les deux battaientd’un air de dire : « Quel bonheur de serevoir ! »

« Et longtemps ainsi, tout noirs sur laneige blanche, sous la lune claire, ils dansèrent ensemble de-cide-là, à te ravir, mon homme, tant on comprenait leur plaisir…Puis, tout en un coup, ils s’arrêtèrent le nez sur le nez, puis metournèrent le dos en même temps, et côte à côte s’en allèrent augalop ; et loin, loin, dans la plaine blanche de neige, entreles longues raies de souches, je pus les voir filer, filer ensembledu côté du Nord dans l’Alpe, je parie, d’où jamais plus ne revintma chienne amoureuse d’un loup… »

Le vieux Saulnier se tut pendant quelquesminutes. Ses yeux étaient perdus dans le vague. Il songeait aubonheur qu’avaient dû ressentir les deux bêtes libres, siamoureuses. Et comme lui Maurin rêvait, car l’amour entraîne auxsongeries tous les hommes également, quels qu’ils soient et à toutâge.

Enfin, Saulnier conclut :

« … Et je calcule, ami Maurin, que siavec ton chien ma renarde faisait des petits, ça ne ferait pasencore d’aussi bons petits pour la chasse comme en aurait fait,avec mon loup, ma chienne tant amoureuse ! »

Maurin ne s’impatientait plus, il n’enfinissait pas de rêver à ces amours libres.

« Des petits de cette race, ainsi mêlée,dit-il, je donnerais beaucoup pour en avoir… Mais qui sait ?Le loup te l’aura mangée. Elle te serait, sans ça, revenue.

– Pour sûr, qu’elle serait revenue ! Elleaurait quitté, pour revenir à son maître, le meilleur os dumeilleur gigot… mais non l’amour de son loup, ma chienne, – vu quepour l’amour, tu le sais mieux que personne, les filles quittentpère et mère, – et même pour l’amour d’un loup… Et pour t’enarriver, par ce chemin détourné, à ce que j’ai de pressé à te direet qui t’aregarde toi et Tonia, Maurin, apprends que tousles jours elle quitte, amoureuse du loup, la maison de son pèreOrsini ; et, depuis que tu t’es échappé, à la Verne, des mainsde Sandri, tous les jours elle va demander si tu as reparu à lacantine du Don. Quand elle te crut mort, imagine-toi bien qu’elleen a été malheureuse à mourir. Sur le moment, elle resta commemorte et on eut toutes les peines du monde à la ramener àelle-même. Et depuis ce temps, on l’a vue, plus d’un coup, pleurer,pleurer – qu’elle en maigrit comme un loup d’hiver ! Ce quiest entre vous, c’est toi que ça regarde, mais de voir pleurer unejolie fille, ça fend les rochers… Elle est jolie, cette Tonia…C’est pourquoi en allant à Bormes, réfléchis, mon homme, à ce quetu as à faire. Et sur cela, bon voyage, car je savais bien que tudeviendrais pressé dès que je t’aurais dit mon histoire. Fais taroute et me laisse reprendre le bon travail, un peu trop dur ettoujours le même, mais qui du moins réchauffe aussi bien qu’un coupd’aïguarden. »

Maurin, fouillant dans son sac, en retira sagourde qu’il tendit à Saulnier.

« Ça n’est pas de refus… À la bouanosarù ! »

Il leva le coude, fit claquer sa bouche,essuya ses lèvres de son bras et dit :« Gracias ! »

Maurin reprit sa gourde, Serra la main deSaulnier, se leva et partit suivi d’Hercule, qui s’éloignait àregret de la renarde un peu dédaigneuse.

Saulnier s’assit, remit ses œillères etressaisit sa masse dont il martelait les galets entre ses piedsétendus.

Un à un les perdreaux, pour regagner lapoussière du milieu de la route, sortirent d’entre les pattes durenard…

Et la belette sortit de dessous sa queue,pendant qu’il allongeait paresseusement son museau pointu sur sespattes croisées.

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