L’Illustre Maurin

Chapitre 30D’une mémorable conversation entre un instituteur et un sénateur, àlaquelle assista Maurin, et d’où il appert que la Républiquefrançaise obéit à un roi qui s’est donné cette devise : « Abrutirpour gouverner. »

Le champ de courses de Cogolin, au fond dugolfe de Grimaud, est établi dans un vaste espace sablonneux, surlequel s’élèvent çà et là de magnifiques pins parasols. Là, quandle regard ne se porte pas sur les collines trop proches, onpourrait se croire en Camargue même. Mêmes pins, même sable, mêmestamaris, mêmes saladelles…

C’est sur ce terrain que, tous les ans, ontlieu les courses de chevaux qui attirent une foule de spectateursvenus de Toulon, d’Hyères, de Draguignan, de Saint-Raphaël, deCannes, de Marseille et de maint autre lieu.

Cette année-là, des entrepreneurs de jeuxtauromachiques avaient imaginé d’exploiter à leur profit laréputation du champ de courses de Cogolin, comme aussi le voisinagede la bravade tropézienne. Ils s’étaient dit que, le lendemain dela procession, ils auraient sans doute toute la partie étrangère dupublic, et, le jour même de la procession, tous ceux qui secontentent de n’assister que peu d’instants à la bruyante fêtetraditionnelle. Le calcul n’était pas sot.

Une foule immense et bariolée grouillait surle champ de course, sous les hauts et larges pins parasols, lorsqueMaurin y arriva avec son compère.

La tentative n’intéressait pas les seulsentrepreneurs, mais aussi les marchands de boissons variées quipoussant devant eux leurs marchandises établies sur de petitescharrettes, suivent les taureaux en déplacement et les soldats enmanœuvres.

Elle n’intéressait pas seulement, avec lesentrepreneurs, ces pauvres « buvetiers et cantiniers »,mais une foule d’élégants jeunes hommes au menton haut sur cravate,gantés trop juste, lorgnon à l’œil et stick en main.

Sous le nom bien françaisd’afficionados, ces jeunes gens avaient trouvé nécessairede déclarer jeux nationaux de Provence les corridas demuerte qui sont essentiellement espagnoles et jamais, au grandjamais, ne furent provençales.

Le grand, le terrible reproche qu’on peutfaire à la corrida de muerte, c’est qu’elle excite, sousle nom d’enthousiasme tauromachique, le plus vilain sentiment dumonde, celui de la cruauté qui se satisfait sans péril.

En effet, toute la joie du spectateur descourses de taureaux consiste à jouir, sans danger, des dangers quecourent un ou plusieurs hommes, et des souffrances d’une bête vingtfois blessée avant de mourir.

Joie abominable, celle de sentir qu’on est àl’abri de la souffrance qu’on a causée moyennant quinze ou trentesous, cent sous ou vingt-cinq francs.

Il est impossible de rêver, pour un peuplecivilisé, un spectacle qui le soit moins.

C’est ce qu’était en train de dire, sous unparasol et sous un arbre du même nom, M. le sénateur Besagne àM. l’instituteur Letourel.

Quand Maurin et Pastouré à cheval arrivèrentsous les grands pins de la Foux, les courses n’étaient pascommencées. Les gens, les étrangers surtout, regardèrent lemousquetaire et le dragon avec étonnement d’abord, puis aveccuriosité, mais la plupart crurent qu’ils faisaient partie de latroupe tauromachique. On murmurait : « C’est despicadors ! »

« Tiens, dit Pastouré, voici monsieurl’instituteur qui a « appris » à mon fils. Bonjour,monsieur Letourel. »

Pastouré, du haut de son cheval, serra la mainde M. Letourel, Letourel, qui écoutait le sénateurBesagne.

« Deux bravadeurs de Saint-Tropez,n’est-ce pas ? » dit le sénateur.

Maurin salua, en soulevant son feutreempanaché.

« Nous parlions, dit M. Letourel àPastouré et à Maurin, des courses de mort auxquelles nous allonsassister ; et, ajouta-t-il en se retournant versM. Besagne – je me permettrai de vous demander, monsieur lesénateur, comment il se fait que les Chambres ne votent pas unebonne loi contre ces courses de mort ou, si la loi existe – commeon le dit – pourquoi elle n’est pas appliquée sévèrement ?

– Les partisans de ces courses, réponditle sénateur, leur ont inventé un nom qui paralyse l’actiongouvernementale ; ils les ont appelées (voyezl’affiche) : jeux nationaux. Ce mot denational a la vertu de protéger peu ou prou tout ce qui leporte. Si nous touchions à des jeux ainsi dénommés, nous aurionscontre nous, on le craint du moins, la nation tout entière, dumoins la nation provençale.

– Ma nation ! jamais ! s’écriaMaurin.

– Je me permets encore de vous faireremarquer, dit l’instituteur, que ce motif soulignerait lafaiblesse du gouvernement, sans l’excuser. Il doit y avoir autrechose… C’est un chagrin bien grand pour moi, qui ai consacré ma vieà tenter d’apprendre aux enfants la bonté, la justice, labienveillance envers les animaux, de voir se dresser partout cescirques féroces. Regardez ! Cela rappelle les temps les plusbarbares. La France républicaine n’est-elle qu’une Francedécadente, monsieur le sénateur ? et qui donc en estresponsable ?

– Bravo ! s’exclama Maurin, lemousquetaire à cheval.

– Qui est responsable ? eh bien, jevais vous le dire ! répliqua le sénateur impatienté. Je vaisvous le dire, puisque vous me pressez ; je ne veux pas que lebrave homme que vous êtes puisse m’accuser d’être indifférent auvilain mal qui vous indigne… Le coupable, c’est le suffrageuniversel.

– Ah ! par exemple ! »s’indigna Maurin qui crut la République en danger.

Mais le sénateur continuait à parler. Maurinet Pastouré, attentifs et imposants sur leurs chevaux immobiles,écoutèrent.

« Le suffrage universel, ditM. Besagne, c’est comme la langue selon Ésope : ce qu’ily a de meilleur et ce qu’il y a de pire… Suivez-moiattentivement : la plaie de notre pays, c’estl’alcoolisme ; dans certaines villes il y a un si grand nombrede débits de liqueurs qu’il s’en trouve, d’après les statistiques,un pour sept habitants, en comptant les femmes et lesvieillards !

– C’est plus encore qu’il n’y a demusiciens à Bourtoulaïgue ! déclara Maurin.

– C’est terrible ! fitl’instituteur.

– Tous les débitants d’alcool, en France,sont des électeurs redoutables, car ils ont une influence reconnuesur leur clientèle. Me suivez-vous bien ?

– Trop bien, monsieur le sénateur.

– Qui diable pourrait deviner pareillechose ! dit le candide Maurin.

– Donc, le député, s’il veut être renomméà la fin de la législature, ménage les marchands d’alcool. Ménagerles marchands d’alcool, c’est ne pas nuire à leur commerce. Ne pasnuire à leur commerce, c’est leur permettre d’empoisonner le peupleavec leurs boissons frelatées. Donc, pour rester député, on laisseempoisonner le peuple par l’intermédiaire du marchand d’alcool.Est-ce clair ?

– Noum dé pas Diou ! fit Maurin, jecomprends l’affaire ! Tous ces alcools sont despoisons !… Et dire que, pendant qu’on en fabrique avec desgrains, avec du bois, avec toutes sortes de cochonneries, notre bonvin naturel ne peut pas se vendre ! Et comme ça, monsieur lesénateur, nos députés protègent les fraudeurs ? SiM. de Siblas m’avait dit ça, je n’aurais pas voulu me lecroire, et je me serais peut-être fâché – parce qu’il est, comme dejuste, un ennemi de la République – mais vous, vous êtes un de sesmeilleurs défenseurs. Si donc vous dites ça, c’est pour un bien.Mais voyons un peu… les marchands d’alcool et les courses detaureaux, ça fait pourtant deux ?

– Ça ne fait qu’un !

– Comment ? s’exclama Pastouré quifit passer son tromblon de son bras gauche sur son bras droit.

– C’est facile à comprendre : lepublic des courses de taureaux est un excellent public pour lesmarchands de boissons quelconques. Une foule excitée, cela boit,reboit et veut encore boire. Le spectacle irritant dessèche lesgosiers.

– Je vois venir la lièvre ! ditMaurin soucieux. Elle est grosse !

– L’émotion emplit les bouches d’amertume– poursuivit le sénateur ; il faut donc boire. Dans les villesde courses, les marchands de liquides ont le plus grand intérêt àappeler jeux nationaux les courses à mort, afin de lesrendre respectables ; et plus d’un député, qui préfère sasituation au vrai bien du peuple, dont il a cependant assumé ladéfense, se laisse aller à ne pas contrarier le marchand d’absintheet de faux vermouth de Turin – lequel est ainsi, au bout du compte,roi de France !… Conclusion : c’est pour faire de laFrance un abattoir et du marchand d’alcool le vrai roi de la Franceque nos pères ont fait la Révolution de 89…

– F… fichtre ! dit Maurin en faisantpasser son tromblon de son bras droit sur son bras gauche.

– Voilà pourquoi, monsieur l’instituteur,vos prédications sur la bonté et la générosité envers les bêtesresteront stériles… Que voulez-vous que j’y fasse ? je suisvieux et découragé.

– Dites cela à la tribune.

– Je suis sénateur. L’initiativeappartient aux députés.

– Faites-le dire par les journaux.

– La plupart refuseraient… Le marchandd’alcool est une force redoutable. Il a entre ses mains la vie etla mort des grands quotidiens… En résumé, il tient en bride lesdeux plus grandes puissances du monde moderne ; le suffrageuniversel et la presse. Voilà pourquoi et comment il estvéritablement le nouveau roi du monde. Mais les courses commencent…Voyons ce que cela deviendra. »

Maurin, d’un air irrité, descendit de chevalet Pastouré l’imita.

« Monsieur le sénateur, dit Maurin, nousautres le peuple, nous ne savons pas expliquer les choses, maisnous répétons souvent dans ce pays-ci une parole qui en assemblebeaucoup. Nous disons : « Aï, pauvre« France ! » et je le vois bien, c’est « PauvreFrance ! » qu’il faut dire…

– Bah ! répliqua le sénateur, la vied’un grand pays est puissante elle aussi, et l’on trouve tôt outard remède à tout !

– Après ça, dit Maurin, ça n’est pas plusfort que mon histoire de chien enragé… mais c’est à peuprès. »

M. le sénateur ne l’entendait plus. Ilentrait dans le cirque avec l’instituteur son ami.

Alors Maurin se tourna versPastouré :

« Je suis là que je me pense des chosesterribles, ami Pastouré. Si tout ce que nous a dit M. Besagneest vrai, un jour il nous faudra entreprendre, nous autresrépublicains, une révolution contre la république, pour te refaireune France ! Et cette idée m’embête ! N’empêche que, simon peuple le demandait, je me mettrais à sa tête, noum dé pasDiou ! Je suis déjà allé à Paris pour mon compte, à pied. Jesuis un homme, tel que tu me vois, capable d’y retourner avec unpeuple derrière moi !

– Je le sais bien, dit Pastouré. Et jesuis homme à t’y suivre, comme de juste.

– En attendant, suivons la foule, ditMaurin. J’ai envie de leur montrer, à ces Espagnols, de quel boisje me chauffe ! »

Ils attachèrent leurs chevaux au tronc d’unpin parasol, et se dirigèrent vers l’entrée des arènes.

Le dragon Pastouré ne lâchait pas d’unesemelle le beau mousquetaire, à qui les jeunes filles jetaient desregards aimables, car il avait vraiment haute mine, avec sontromblon sur le bras droit, la main gauche sur son épée horizontaleet son panache flottant au vent, encore qu’un peu déplumé…

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