L’Illustre Maurin

Chapitre 26Où le Roi des Maures éveille, dans la pensée de Tonia, le souvenirde ces Trois Mousquetaires qui étaient toujours quatre.

Maurin devait, cette année-là, le jour de lafête patronale de sa ville natale, Saint-Tropez, le 15 juin,figurer dans les processions traditionnelles en qualité de« bravadeur ».

Les bravadeurs de Saint-Tropez portent les unsle costume des mousquetaires, les autres le costume des dragons deLouis XIV.

Telle est la solennité de cette fête, elle aun caractère national, traditionaliste, tellement vénérable etsacré, que le républicain Maurin n’avait jamais pensé qu’on pûtrenoncer à l’honneur et au plaisir de faire partie de la bravade.Un vrai bravadeur l’est et le reste sans raisonner. Il estindiscutable et inviolable.

Maurin avait fini par lasser la gendarmerie.On l’oubliait ou peut-être faisait-on semblant.

Son plus redoutable ennemi, Sandri, se tenaitcoi. Et chaque fois que Maurin jouait, sans témoins, un bon touraux gendarmes, les malheureux se gardaient bien de s’envanter ! L’histoire des ruches n’avait donc pas fait scandale,mais il demeurait entendu que Maurin était insaisissable.

Gendarmes et gardes pensaient peut-êtretoujours à l’arrestation du roi des Maures, mais pour l’heure, unpeu honteux d’eux-mêmes, ils n’en parlaient guère.

Le public au contraire amplifiait la légendede Maurin… Le bougre n’avait pas échappé dix fois aux gendarmes,mais cent fois !… Et on racontait de lui des miracles.

Certains n’étaient pas loin de le croiresorcier.

Or, par un beau jour de juin, tranquillement,Maurin assis au seuil de sa cabane, dans la plaine de Cogolin,examinait son uniforme de bravadeur, c’est-à-dire son costume demousquetaire, héritage de ses pères, et il s’apprêtait à y recoudrelui-même quelques boutons mal assujettis, lorsque passa par làTerrasson, un « libre penseur » de ses amis.

Terrasson s’arrêta devant Maurin :

« Oou ! tu n’as pas honte, Maurin,un républicain comme toi, de soutenir les bravades par ta présenceet par un pareil déguisement… car, je le vois, tu t’apprêtes àt’habiller en mousquetaire pour aller à la procession ?…

Maurin n’aimait pas les leçons ni les conseilsqu’il n’avait pas demandés. Cette répugnance faisait partieessentielle du sentiment qu’il avait de sa liberté et de sadignité. Il dressa l’oreille.

« Oou, fit-il, voilà un joli conseilleret un beau maître d’école ! M’est avis que je ne t’ai pas priéde me dire autre chose que bonjour quand tu passes devantla porte de ma cabane ! Et de quel droit m’oses-tu parlerainsi ?

– Ne sommes-nous pas, dit l’autre,membres tous deux du Cercle de la Libre pensée ?

– C’est pour penser librement comme jeveux, répliqua Maurin, et non pas librement d’après tes ordres, quej’y suis allé une fois, à ton cercle !… Mais tu appelles ça uncercle ? Parce que tu as mis au-dessus de la porte de toncabanon, en plein mitan des bois de pins, dans les Maures, unécriteau avec ces paroles écrites : CERCLE DE LA LIBRE PENSÉE,et que j’y suis allé une fois pour voir à quoi vous pensiezlà-dedans, les quatre chasseurs de bouscarles et de futifùs quevous étiez, tu te crois le droit de m’empêcher de vivre à maguise ?

– Est-ce que tu deviens réac, ôMóourin !

– M’est avis, poursuivit placidementMaurin en enfilant une aiguille, que tu as gâté un joli cabanon, –pas plus grand que la main, c’est vrai – mais qui serait excellentpour un poste aux grives ! Tu l’as abîmé en faisant peindreau-dessus de ta porte des mots que tu ne comprends pas, maîtrelibre penseur de ma tante, puisque tu ne veux pas que je pense,moi, comme il me plaît ! Ton écriteau là-bas dans les pinèdes,il n’y a que les grives pour le lire, et les merles ! et ilsle comprennent même mieux que toi puisqu’ils f… le camp lorsque tuparais, chasseur de carton !

– Ah ! çà, deviens-tu fou,Maurin ?

– À quoi vous pensez là-dedans, je l’aivu, puisque une fois j’y suis allé ! Vous étiez quatre en brasde chemise, dont quatre et demi, en me comptant, savaient à peinelire, et nous n’avons pensé, j’en suis témoin, qu’à manger un platde pignets, un levraut, un gigot et de la salade. En vérité, non,nous n’avons pas pensé à autre chose. Mais à cela du moins nousavons pensé librement. Fais donc ton chemin et ne m’échauffe pas labile ! De dire ce que tu appelles la libre pensée tu serais enpeine, couyoun !

– C’est, dit l’autre, penser le contrairedes prêtres.

– Un M. Rinal, qui a plus de sciencedans le petit doigt de son pied gauche que toi dans toute ta tête,me l’a expliqué, poursuivit Maurin. Les libres penseurs sont degros savants qui étudient comment le monde a pu se faire tout seulet le premier homme sans femme ou le premier œuf sans poule. Et letron de Dieu me cure, si je suis capable d’expliquer une devinettesi embrouillée ! Alors je n’essaie même pas, que j’endeviendrais chèvre ! J’aime mieux y renoncer, et je m’habilleen mousquetaire quand ça me fait plaisir, et je fais péter montromblon à la fête de Saint-Tropez, qui est une fête de nosancêtres, lesquels étaient nés d’une femme comme toi et moi. Deplus malins que toi et moi ne peuvent pas dire si le soleil est oun’est pas le seul bon Dieu. J’entends m’amuser aux fêtes de mespères, aussi bien en chantant la chanson du Bouffés oucelle des Quenouilles, qu’en faisant chanter la poudre.Ôte-toi de mon soleil, que tu m’empêches d’enfiler l’aiguille,libre penseur que toi tu es !… Non, mais regardez-moi cesavantas ! Il m’appelle réac, cet imbécile !… Pas moins,si on attaquait la République comme en 51, mon tromblon debravadeur la défendrait à mort, tandis que toi on te mettrait auderrière le canon de ton fusil à système et, en soufflant par laculasse, le nouvel empereur te gonflerait comme un âne deGonfaron !… File, de peur que mon soulier ne te saute toutseul au derrière !

– Allons, Maurin, excuse ! je n’aipas voulu te fâcher.

– À la bonne heure ! » ditMaurin.

Et devenu calme subitement :

« Veux-tu boire un coup ? »

Ils trinquèrent.

« Tu es vif ! dit Terrasson.

– Comme un tromblon ! dit Maurin.Pour la fête ils partent tout seuls. Tiens-le-toi pourdit. »

Ils se serrèrent la main. Terrasson partit endisant :

« Amis comme devant, qué,Maurin ?

– Tant que tu te tiendras à taplace », dit Maurin qui rentra chez lui pour achevertranquille son travail d’apprenti tailleur.

Quelques minutes plus tard, on heurta sa portede trois petits coups timides. Il ouvrit : « Té, c’estvous, Tonia !

– C’est moi, dit-elle, moi mon braveMaurin. Pauvre de moi ! comme il faut que je t’aime !

– Diable ! fit-il. Comment avez-vousquitté la maison de votre père ? Il faut y retourner, genteTonia. La vie avec moi vous serait trop dure. Restons comme je vousai dit, oubliez et mariez-vous.

– Maurin, dit-elle, je t’aime. Quelleimprudence à toi d’être dans ta maison !

– Il faut bien être quelque part, ditMaurin. J’ai calculé comme ça qu’à cette heure l’endroit où l’on mecroira le moins c’est encore chez moi. Comment veux-tu qu’ilsdevinent que je ne me cache pas ?

– Je l’ai bien deviné, moi, dit-elle.

– Toi, c’est différent, Tonia, puisque tudis que tu m’aimes… Allons, sois sage, va-t’en.

– Pourquoi me renvoies-tu ? »Et tout à coup jalouse :

« Tu en attends une autre !

– Non, bien sûr ! mais où te croitton père ?

– Je lui ai dit que j’avais des choses àacheter à Cogolin et il m’a vue prendre la diligence. Pour lui-mêmej’ai des commissions.

– Alors en ce cas, tu as un peu de temps,dit Maurin… Eh bien, tu serais bien brave, Tonia, de me coudre unpeu ces boutons.

– Qu’est-ce que c’est que cethabit-là ? s’écria-t-elle étonnée en apercevant les bottes,l’épée, le chapeau à panache !… Nous ne sommes pas decarnaval !

– Aussi n’est-ce pas un habit dedéguisement, dit Maurin offensé. C’est mon costume debravadeur…

« Et, ajouta-t-il fièrement, c’étaitcelui de mon père qui le tenait de ses pères. »

Elle prit le fil et les aiguilles et se mit endevoir de coudre.

Tout en la regardant, Maurin lui expliquait deson mieux l’antique coutume de la bravade, chère auxTropéziens.

Cette coutume historique, fantaisiste et trèsrespectable, a plus de deux siècles et demi d’existence, ce queMaurin résumait ainsi : « Ça vient des ancêtres, bienavant les automobiles, du temps d’Hérode. » Et rien n’est plusprès de la vérité, puisque à cette tradition est mêlé le souvenirde Torpès « qui fut éçançon (échanson) de l’empereurNéron ; autrement dit il lui versait à boire ».

« Alors, lui dit-elle en développant levieux costume qu’elle reprisait, tu seras habillé commeça ?

– Oui, Tonia.

– Oh ! mon Dieu ! que tu serasdrôle !

– Pourquoi ? dit-il vexé.

– Je voudrais bien te voir !

– Viens-y avec ton père, à la bravade, ettu me verras d’une fenêtre.

– Sûr que j’y viendrai !… C’est doncbeau, cette fête ?

– C’est, dit Maurin convaincu, la plusbelle fête de tout notre pays des Maures, vu qu’on y brûle cinqcents kilos de poudre.

– Que de bruit ça doit faire !

– C’est bien pour faire du bruit, selonl’usage.

– Et pourquoi faire tout cetapage ?

– Pour faire honneur au souvenir de nosancêtres, expliqua énergiquement Maurin, pourquoi ils furentattaqués, je te dis, voilà des cent ans, par vingt et une galèresd’Espagne ! et ils les forcèrent à retourner dans leur pays…Et, tu sais, ce jour-là, je suis à cheval !

– Tu as un cheval, Maurin ?

– On élève ici une race. Tout petitj’étais cavalier ; je monte comme les bergers de chevaux. Lesgens du pays me connaissent pour ça ; on me prête un chevalpour lui faire avoir l’honneur d’être de la bravade.

– Tes ancêtres ont donc poursuivi àcheval ces galères d’Espagne ? »

Cette question décontenança Maurin :

« Je n’avais jamais pensé à ça, fit-il.Dans un combat sur la mer, il n’y a pas de cavaliers,naturellement ! mais les cavaliers attendaient, je pense, ledébarquement de ces Espagnols… J’interrogerai là-dessusM. Rinal.

– Voilà tes boutons recousus. Essaiel’habit, pour voir. »

Il s’habilla devant elle qui à pleine gorgeriait.

C’était bien un mousquetaire ! Il avaitdes bottes, des culottes, un pourpoint, des manchettes, une rapièreet un chapeau à plumes.

« J’ai lu, dit-elle, un livre pleind’images où ils sont toujours trois ou quatre habillés de cettemanière…

– C’étaient des soldats de ce tempsd’alors, dit Maurin qui n’avait pas d’autres renseignementshistoriques.

– Seulement, reprit Tonia, ils avaient,sur les images, la moustache et une barbiche en pointe et non toutela barbe comme tu la portes fais-toi raser, Maurin. »

Maurin se redressa, la main sur la garde deson épée.

« Ma barbe arabe, dit-il, ne me quitterajamais ! L’homme libre tient à sa barbe comme sa barbe tient àlui. »

Dans cet accoutrement il était comique sansêtre ridicule, à force d’être bien pris.

« Il se fait tard, va-t’en,Tonia. »

Ils se dirent adieu. Et dans l’ombre du soirrien n’était bizarre comme cette silhouette d’un mousquetaire deLouis XIV, donnant le baiser d’adieu à la jolie fille duXIXe siècle.

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