L’Illustre Maurin

Chapitre 17CHAPITRE XVII Comme quoi il suffit de quelques bons meneurs pouraiguiller le suffrage universel de façon qu’il soit le suffraged’une élite, ce qui lui permet d’échapper aux justes critiques despessimistes.

Y aurait-il une candidature républicaineunique ou plusieurs candidatures ?

Le congrès, composé de délégués de toutes lescommunes, allait en décider. Si la candidature multiple étaitadoptée, celui des candidats qui, dans ce congrès, aurait obtenu leplus grand nombre de voix au premier tour, resterait seul enprésence du candidat de l’opposition. Tous les autres devraient seretirer, le congrès leur en demandait l’engagement formel.

À l’heure choisie, huit heures du soir, lesdélégués arrivèrent dans la petite ville de N…

La salle du congrès était une vaste remised’auberge d’où on avait retiré charrettes et voitures. Une estradeétait dressée au fond, entre deux fenêtres, pour le« bureau ».

Suspendues au-dessus de l’estrade, deux lampesénormes, où brûlait du schiste, donnaient une clarté violente.

Dans l’immense porte solidement fermée, onavait ouvert le portillon. Et au seuil de la salle se tenait unjeune homme chargé de contrôler les cartes d’invitation« rigoureusement personnelles ».

Les délégués arrivaient par groupes, causantavec animation, consultant leur montre avec impatience. La plupartétaient des barbes grises. Il y avait quelques barbes blanches.

Tous sentaient leur importance et ilsl’exagéraient dans le dessein d’imposer chacun son candidat, car,en dépit des bonnes intentions, le candidat le meilleur, c’estcelui dont on pourra dire, s’il est élu : « Vous savez untel ? le député ? c’est un vieil ami ! Nous noustutoyons… »

On commençait à pénétrer dans la salle.

Sur le seuil, un délégué « ouvrieragricole » (le beau titre de paysan est aujourd’huidéconsidéré), un naïf d’une autre époque disait à un maire, ouvriermaçon du même âge que lui :

« C’est drôle, nous sommes été moussesensemble. Nous nous sommes toujours tutoyés… eh bien, maintenant jen’ose plus. »

Et l’autre, d’un air de supérioritédédaigneuse, impayable – et qui se croyait modeste :

« Pourquoi ça, mon cher ? Parce queje suis maire ? Je ne suis pas de ce caractère-là, moi ;les honneurs me font pas perdre la tête… Tu peux me tutoyer commeautrefois, vaï, je te le permets ! »

On était exact ; on commençait à être uneassemblée. Cigalous venait d’entrer avec Cabissol. Les candidats unà un parurent bientôt, escortés de leurs meilleurs amis.

Vérignon, Labarterie, Poisse étaient à leurposte, et deux ou trois autres dont les noms sans consistanceallaient être écartés dès l’ouverture de la séance.

Une curiosité patriotique sincère avait amenélà François Marlusse.

Il n’avait pas de carte ; il comptaitpouvoir entrer grâce à la protection du maire Cigalous…

« Où est Cigalous ?

– Deudein… (dedans).

– Allez me le chercher…

– Il faut que je garde la porte.

– Laissez-moi entrer, alorsss !

– Votre carte ?

– Je n’en ai pouin.

– Vous n’entrerez pas ! »

Des gens qui ne connaissaient pas Marlusseavaient dû s’arrêter sur le seuil qu’il obstruait… Et tous de luicrier :

« Vous n’entrerez pas sans carte !Laissez-nous passer ! Vous n’entrerez pas ! »

Marlusse fit face au public, lui commanda parun signe d’attendre et chercha quelque chose dans la pocheintérieure de sa veste en murmurant :

« Pourvu que je l’aie aujourd’hui !Elle ne me quitte jamais… Ah ! la voici ! »

Et il élevait aux yeux de tous un bout decorde gros et long comme le doigt.

« Avec ça, dit-il, j’entre partout,citoilliens ! »

On murmura :

« Qu’est-ce qu’il dit, celui-là ?…C’est de la corde de pendu ?… Laissez-nous passer,collègue ! vous n’entrerez pas !

– Vous n’entrerez pas ! »confirma avec la dernière énergie le gardien de la porte.

Mais Marlusse, d’une voix de tribun :« Citoilliens ! cria-t-il.

– Cassis-Cognac ! répondit une voixoutrageante – mais solitaire.

– Silence ! » tonitruaMarlusse.

Un grand silence se fit, tant il est vrai quetoujours l’homme d’élite en impose à la masse, et que, lorsque lamasse se trompe, c’est la pénurie d’hommes d’élite qui en estcause.

« Vous voyez cette corde, dit Marlusse.C’est la corde avec laquelle mon pauvre père fut attaché, ligoté,lié, entortillé, ficelé, amarré, enchaîné et conduit à Lambessa, aucoup d’État de 51 ! Avec ça on entre partout. Je m’appelleFrançois Marlusse, fils, petit-fils et peut-être mêmearrière-petit-fils de victime !… Vive la République !

– Entrez, citoyen !… ViveMarlusse ! Vive le citoyen Marlusse !… Il est fils desvictimes de 51 !

– Le connaissez-vous ?

– Moi ? non… mais c’est unbon !… rien qu’à son air !… ViveMarlusse ! »

Et Marlusse entra, fier comme Artaban.

À ce moment, dans la salle, un des déléguéssoufflait à l’oreille de Poisse :

« Je vais faire tous mes efforts pour quevous arriviez candidat, monsieur Poisse. Mais, si vous arrivezdéputé, je vous demande une çoze d’avance.

– Et quoi donc ?… Si c’est possible,d’avance je vous l’accorde.

– Une toute petite place, monsieurPoisse. »

Poisse fronçait le sourcil comme si, déjànommé, il eût été en mesure de… refuser.

« Et, dit-il, quelle placedésirez-vous ? le savez-vous au moins ?

– Oh ! bien sûr, pardine !… zevoudrais une place de vittime. »

Marlusse avait rejoint Cigalous :

« Comment as-tu pu entrer ici sans moi,Marlusse ?

– Oh ! dit Marlusse, à tout hasardj’avais ramassé une carte d’entrée, un petit bout de corde quitraînait là par terre et qui me resservira.

– Je ne comprends pas. »

Marlusse raconta par quel moyen il avaitpénétré « au sein de l’assemblée ».

« Malheureux ! s’exclama le maire,si ta plaisanterie se découvre, nous sommes touscompromis !

– Ne crains rien, répliqua Marlussesérieux comme un pape, je prouverai que ce que j’ai dit estvrai.

– Pas de galéjade ici. Tu ne peux pasêtre fils et arrière-petit-fils de victime, voyons !

– Eh ! fit Marlusse avec énergie, ilfallait entrer : quand elle sert la république, la galéjadeest le premier et le plus saint des devoirs… Té, té, voilàPastouré ! Est-ce tu vas prendre la parole, mon braveParlo-Soulet ?

– Et pourquoi non, si c’étaitnécessaire ! dit Pastouré de sa voix de contrebasse. Dans lesoccasions on se montre.

– Et Maurin ?

– Je l’attends. »

Des cris retentirent au-dehors :

« Eïci Màourin ! – ViveMaurin ! – Maurin des Maures ! »

Maurin se présentait à la porte.

« Délégué de quelles communes ? luidemanda-t-on.

– De toutes ! » dit Maurin. Etil entra.

« Vé ! bonjour, monsieur Labarterie,bonjour, monsieur Vérignon… Ah ! vous voilà, monsieurPoisse ?… Noum dé pas Diou ! voiciCaboufigue ! »

Il alla à Caboufigue qui entrait suivi deplusieurs clients, délégués des communes auxquelles il avait faitprésent de ses statues de fonte et de quelques wallaces qu’ilappelait les monuments de son républicanisme et de sagénérosité.

Maurin lui demanda, ironique :

« Vous ne venez pas comme candidat, jepense, mossieu Caboufigue ? »

Caboufigue, d’un air important,répliqua :

« Je verrai… je ne sais pas… l’opinionpublique est maîtresse.

– Mais tu t’es engagé à ne pas teprésenter à la députation… Et tu sais bien en échange dequoi ! »

Cabissol s’avança :

« J’ai votre engagement écrit dans mapoche.

– Oh ! dit Caboufigue d’un air dedignité royale et assurant sur son occiput son chapeau-couronne,j’ai réfléchi : cet engagement avait un caractère immoral. Laloi n’admet pas les engagements entachés d’immoralité, celui-là nepeut donc pas me lier effectivement.

– Méfie-toi, dit Maurin. Si tu temanques, je t’exécute, je dis tout. »

Parlo-Soulet s’avança :

« Maurin, laisse-le-moi. Je m’encharge.

– Alors, on rira ! » fitMaurin.

Et il tourna le dos au solennelCaboufigue.

« Ouvrez la séance ! ouvrez laséance !

– Nommons un président par acclamation,citoyens !

– Oui, Cigalous !… Marlusse !…Maurin… Maurin !… M. Rinal.

– Nommez Maurin, dit Cigalous.

– Nommez Maurin, dit M. Rinal.

– Nommez Maurin », dit Marlusse dontla popularité soudaine allait croissant, ce qui déjà lui faisaitdes jaloux.

On se le montrait du doigt.

« C’est celui-là ? oui ! unfils de victime qui entre partout avec un bout de la corde aveclaquelle son père fut pendu en 51.

– Laissez donc ! protesta quelqu’un.Je le connais, moi : c’est Marlusse… un farceur !… etmême un abruti !… Il oublie, quand il parle, la moitié desmots.

– C’est vrai, dit un autre, je le connaisaussi. Il est allé à l’exposition de Paris, en 1889 ; ilraconte qu’il s’y est perdu, qu’il a eu besoin d’acheter un plan del’Exposition… Eh bien, croiriez-vous que ce mot plan, ill’oublie chaque fois qu’il veut le dire ?

– Ah ! c’est celui-là ? Noussavons qui c’est, alors. Elle est célèbre, son histoire.

– Ne le laissez pas parler !

– Vous pouvez y compter ! »

Une formidable acclamation couvrit toutes lesrumeurs :

« Maurin ! Maurin !Maurin ! à la présidence, Maurin ! »

Maurin se défendait.

« Acceptez, lui dit M. Rinal. C’estbon, cela, pour tous et pour vous-même. Je vous guiderai ;croyez-moi, acceptez.

– Je vous comprends, monsieur Rinal, etje vous remercie bien. »

Maurin monta sur l’estrade.

« Les secrétaires ! lesassesseurs ! cria une voix.

– Cigalous !… M. Rinal !…Marlusse !… »

Les secrétaires prirent place aux côtés duprésident, au milieu d’un grand tumulte.

Maurin agita sa sonnaille. Le silence serétablit.

« La séance elle est ouverte »,prononça Maurin.

M. Rinal lui soufflait les paroles ouseulement les idées ; Maurin parlait :

« M. Cigalous va vous expliquer lesconditions du congrès. »

M. Cigalous, les ayant expliquées,conclut ainsi :

« Tout le monde doit se déclarer àl’avance engagé par les résolutions qu’aura prises le congrès. Toutle monde s’engage-t-il ? Levez les mains. »

Ce fut le serment du Jeu de paume.

Toutes les mains se levèrent, sauf celles deCaboufigue.

L’œil du chasseur Maurin s’en aperçut trèsbien.

« Caboufigue, dit Maurin à haute voix,je te rattraperai à la montée ! »

Personne ne comprit à propos de quoi Maurinlui lançait cette locution proverbiale. Il y eut pourtant quelquesrires.

« Qui demande la parole sur le premierarticle de l’ordre du jour ? articula Maurin.

– Quel est-il, ce premierarticle ?

– On vient de vous l’expliquer :choisissez-vous la candidature unique ou la candidaturemultiple ?… Si vous choisissez la candidatureunique… »

Une voix tonna :

« Le président doit êtreimpartial !

– Non ! non ! si, si !…Parle Maurin, parle le premier !… Non, après lesautres !… Le tout c’est de s’entendre… Caboufigue !…Marlusse !… Ça commence mal… Vive la liberté… Labarterie…Vérignon !… Poisse, Poisse !… La candidature multiple…unique !… unique ?… aux voix !… pasencore !

– Avant de mettre aux voix, ditM. Rinal, donnez les raisons pour et contre. »

La voix de Maurin dominant le tumulte :« Laissez-moi vous expliquer les choses.

– Soyez impartial.

– Expliquer n’est pas conseiller…

– La candidature multiple, la candidaturemultiple !

– La candidature unique ! criaMarlusse de sa voix tonitruante. Ze demande la parole.

– François Marlusse a laparole. »

Il était évident que les partisans de lacandidature multiple étaient en majorité, chaque commune étantarrivée avec un candidat différent qui lui semblait plusparticulièrement dévoué à ses intérêts locaux. Aussi lorsqueMarlusse monta à la tribune, fut-il mal accueilli.

« Qui est celui-là ? Assez.Laissez-le parler. Non. La proposition est acquise. Qui vous l’adit ? Ça se voit… La liberté de la tribune ! laissezparler. À bas Marlusse !

– Citoyen Marlusse, de quelle communeêtes-vous délégué ?

– De toutes !… comme Maurin.

– Oh ! oh ! quelaplomb !

– Et surtout, et avant tout, etpar-dessus tout, je suis le délégué de ma conscience !

– Bravé ! bravé !

– Il n’est délégué d’aucunecommune ! il ne parlera pas ! Hou ! hou !Enlevez-le ! »

François Marlusse se posa en homme qui neredoute pas les tempêtes populaires. Il attendait, les mains dansles poches, avec son rire de galéjaïre né qui était sur toute saface.

« Quand vous voudrez ! »dit-il.

M. Rinal se leva. Ses beaux cheveuxblancs, la belle tenue simple de toute sa personne, le je ne saisquoi de supérieur qui émanait de lui, firent faire silence.

« Les républicains de Bormes meconnaissent tous, dit-il. Je suis un vieux fidèle de la République.En 1851, étant officier de la marine, chirurgien, j’ai voténon. Ma carrière en a été entravée. »

Il touchait le point sensible. On l’acclama.Le souvenir de 1851, dans le Var, est un souvenir toujourssaignant. Il reprit : « Mon grand-père a siégé à laConstituante. Et je vous supplie de ne pas vous conduire comme desenfants mal disciplinés. Écoutez votre président. Écoutez chacundes orateurs. Que chacun parle à son tour, ou bien vos ennemisdiront partout demain que votre congrès n’a été qu’une ridicule etinutile comédie. Subordonnez chacun vos intérêts individuels auxintérêts généraux de la grande cause de la République et de lapatrie. »

Pendant que M. Rinal parlait de sa place,Marlusse, à la tribune, faisait de temps à autre un grand gestepour appuyer par l’action la calme éloquence du vieuxJacobin. Quant à Pastouré, assis dans un coin, il remuait leslèvres avec rapidité. Il se répétait à lui-même chacun des motsprononcés par l’orateur.

M. Rinal poursuivait :

« La République française, la patriefrançaise servent l’humanité, toute l’humanité – c’est-à-dire leprogrès des pauvres hommes qui, ayant quelques années à vivre surcette terre, cherchent à rendre le globe tout entier de plus enplus habitable pour leurs enfants, en diminuant – chaque jour unpeu, dans la mesure du possible – la douleur et la misère, enaccroissant chaque jour le plus possible le bien-être matériel, enfaisant sans cesse un peu plus de justice.

« Chaque génération ne fait que passer,mais l’humanité demeure. Elle se recommence dans vos enfants. C’estpour eux que vous travaillez comme ils travailleront pour lesleurs. Voilà ce qu’il faut vous dire. L’égoïsme légitime de l’hommedoit lui inspirer le désir de rendre ses enfants un peu plus justesque lui, un peu meilleurs, un peu plus heureux… un peuseulement ! car ni la perfection morale ni le bonheur completne sont possibles à l’homme. Choisissez donc pour députés deshommes d’avenir, c’est-à-dire de justice et d’amour, et négligeztoute autre pensée – ou bien vous serez indignes du beau nom decitoyens. »

Il s’était tu et rassis qu’on l’écoutaitencore. Puis les battements de main roulèrent en tonnerre. Pendantquelques secondes, les plus vulgaires de ces acteurs étaient montésau-dessus d’eux-mêmes. Un souffle avait passé et éveillé des âmes.Elles retombèrent… et il se fit un tumulte de conversations.

« Celui-là, voui, qu’il parlebien !

– Si on le nommait, lui ? »

Cette pensée vint à l’esprit d’un grand nombresimultanément.

Elle rompit le charme. Une opposition surgitaussitôt.

« Qu’est-ce qu’il veut, celui-là ?Qui l’envoie ? Té, il a des manchettes !… Ce qu’il a dit,qu’il le prouve ! »

Les candidats étaient inquiets, sauf Vérignon.Leurs amis s’agitaient.

M. Rinal de nouveau se leva :

« J’entends dire que je me mettrai surles rangs. Non, mes amis. Je suis trop vieux pour ça, je n’ai plusni la force ni le courage nécessaires. Et puis, je suis de ceux quitrouvent que les mœurs politiques de nos jours sont honteuses. Uncandidat est un homme qui se dévoue aux plus basses calomnies desadversaires et même aux injures de ses partisans. J’admire lecourage de vos candidats : je ne l’ai pas.

« Un dernier mot : en général, vousreconnaîtrez un candidat à ceci : il vous promettra lebonheur. Je ne vous ai rien promis de pareil. »

Un mouvement d’aise se produisit. On fut sicontent, que la gravité des reproches contenus dans le discours deM. Rinal passa inaperçue. On applaudit encore etlongtemps.

« N’oublions pas que le citoyen Marlussea la parole », dit le président Maurin.

Marlusse était toujours campé à latribune ; il avait l’air de sa propre statue :

« Tel que vous me voyez, commença-t-ilgravement, je suis pour la candidature unique, pourquoi (parce que)du premier coup, avec la candidature unique, vous tomberez votreadversaire et vous gagnerez du temps. Je vais plus loin :votre adversaire ne compte que sur la candidature multiple. Ce neserait que grâce à cette fausse manœuvre de votre part queM. de Siblas aurait une ombre de chance. »

On sentit que l’orateur touchait juste. Ça nefaisait pas l’affaire des divers candidats et de leurs partisans.Ceux mêmes qui étaient sûrs d’être blackboulés voulaient obtenirl’honneur d’avoir été candidats, avec consécration du congrès, etd’être affichés sur les murs des villes. On voulait décontenancerMarlusse. On cria :

« Siblas n’a aucune chance !… Siblasqué Siblarés ! Anas sibla ôou cuoù dôou lou !… Pas dechances !

– Celui qui prétend que Siblas a deschances est un réac. Voilà ma façon de penser, cria un ami deCaboufigue.

– Bravo ! hurla Caboufigue.

– Marlusse est payé ! assez !assez !… Aux voix !… O Marlusse !… àl’essposition !

– Vous dites, interrogea Marlusse,sévère. Qui a parlé de l’essposition ? »

Et il prit l’attitude d’un dompteur defoules.

« Moi ! osa affirmer un salarié deCaboufigue.

– Et vous dites, citoillien ?… ausujet de l’essposition ?…

– Je dis, citoyen, que vous êtes connucomme un ridicule, pour une certaine histoire de l’essposition, unehistoire de rabâcheur, une histoire de répépiàré. Vousêtes célèbre pour cette histoire !… On ne connaît pas votrefigure ici, mais tout le monde sait qu’il y a à Bormes un idiot quicherche toujours ses mots… et qui ne les trouve jamais !

– C’est vrai ! C’est vrai !

– Et quand on a ce malheur, on ne vientpas faire la leçon aux autres !… Assez !

– Oui, assez, assez !… À bas lerépépiàré ! Il a appris ça par cœur !… On lui souffle lesmots !… Assez ! »

Un moderne cria : « Ferme tonphonographe ! »

Le tumulte était indescriptible. Des gens sedisaient : « Comment ! c’est celui-là ? Je laconnais, son histoire. C’est un homme qui a une infirmité demémoire. Il ne sait pas dire : « Un plan !un plan de « l’exposition ! »

Une voix s’éleva :

« Parle-nous du plan,Marlusse ! »

Alors, Marlusse éclata :

« C’est bien du plan que je vousveux parler, citoyens ! Ah ! vous la connaissez donc, monhistoire ? Et il y en a donc parmi vous qui croient que quandje la conte, j’ai perdu véritablement le mot, et perdu lenord ? Ils ont cru, ceux-là, que je le suis, ils ne se doutentpas que je le fais, des fois, par galéjade, lou couyoun ! maisl’heure des farces est passée. Et je change de plan !Changez de plan aussi, pour suivre monplan ! J’ai ici mon plan à moi,collègues ! comme vous avez chacun votre plan, et jene vous laisserai pas en plan, n’ayez crainte. Vous êtesici pour tirer des plans, un plan de conduiteélectorale, et un plan pour le choix des électeurs. Ehbien, je vous le dis, il n’y en a qu’un de bon, deplan : la candidature unique. Déjouez leplan de la réaction, qui souhaite la candidature multiple.Adoptez mon plan, la candidature unique, et corsez votreplan : ou Vérignon ou Maurin, le bourgeois savant oule paysan ignorant, mais tous deux honnêtes, tous deux du pays,tous deux aimés dans le pays, et capables tous deux de fairetriompher vos plans ! ! ! »

Marlusse avait vaincu. L’enthousiasme éclataen tonnerre. Ce fut du délire. Un cri unanime retentit :

« Bravo Marlusse ! ViveMarlusse ! – Si on le nommait, lui ! »

L’esprit populaire du pays s’était exprimédans sa forme la plus joviale. La candidature uniquetriomphait.

« Bravo ! cria Maurin àMarlusse.

– Aux voix, aux voix », grondal’assemblée.

Quelques orateurs se succédèrent à la tribune.Ils ne cherchaient qu’à gagner du temps. Ils voulaient laisser secalmer l’émotion soulevée par la comique harangue de Marlusse. Maisenfin (tous le comprenaient), le vent avait tourné. « Lacandidature unique », ce mot s’entendait de tous les côtés.Les partisans de la candidature multiple se sentirent perdus. Ilsse déclarèrent alors partisans de la candidature unique… de Maurin,persuadés que celle de Vérignon était trop sûre de la majorité.Maurin !… Vérignon !… Maurin !…

Les cris qui acclamaient Maurin finirent parétouffer tous les autres.

Maurin se leva.

« Celle-là, voui, fit-il, qu’elle estraide ! Un peu, tout de même, où vous allez !… Vouspartez d’une chose et vous arrivez à tout son contraire ! Sivous voulez un candidat unique, choisissez-le pour tout le monde etque vous soyez sûrs de votre réussite. Le peuple est comme ça etc’est bien dommage ! Un vent souffle et il tourne, mais il netourne pas son intelligence, il tourne sa girouette. Et si je vousdisais oui et si vous me nommiez député, c’est celle-là quiempoiserait !… Non !… mais, pour de bon, vous me voyez àla Chambre !… Ici, ça vous amuserait : Maurin par-ci,Maurin par-là ; nous avons pour député un des nôtres, uncollègue, un paysan, un braconnier !… Mais quand je seraislà-bas, moi, comment saurais-je me remuer pour vous, parler pourvous, parler pour la République et pour tout le pays ? Etquand il faudrait voter, ce que je pourrais faire de mieuxqu’est-ce que ça serait ? Consulter le voisin qui medirait : « Voilà le bon billet, mets-le ! »…Ah ! pour le coup ! vous faites bien vos affaires !Et lorsque vous tombez « sù d’un couyoun coumo iou »,mais qui accepte, à quoi est-ce que ça vous avance ? Quandvous voulez un conducteur pour mener votre voiture au marché, vousprenez un homme (c’est le bon sens) qui connaît les chevaux. Ilparaît qu’à la Chambre il y en a trop déjà qui ne savent pas ce queparler veut dire, et sur cinq cents, il n’y en a jamais quequelques-uns qui comptent, parce qu’on nomme des Maurin. Bienheureux quand ils sont honnêtes. Nommez Vérignon !

– Alors, vive Maurin, et nommonsVérignon !… » répondit l’assemblée, d’une seule voix.

M. Rinal se leva et serra la main deMaurin.

« Vérignon à la tribune ! »

Vérignon obéit :

« J’ai pu constater qu’au fond, c’est lacandidature multiple qui a ici la majorité. Tenons-nous-en, alors,à la candidature multiple. Je m’engage à me retirer si je n’ai pasle plus grand nombre de voix au premier tour.

– Bravo ! Bien ! »

Une voix de rogomme s’éleva :

« Quelle est votreplate-forme ?

– Cassis-cognac ! cria l’assembléequi avait reconnu un déséquilibré.

– Je veux connaître laplate-forme du citoillien Vérignon. J’ai le droit del’interroger sur la question de sa plate-forme !

– À la porte ! – Demandez-lui s’il asa carte ! – Il a perdu la carte ! –Enlevez-le ! »

Six des plus vigoureux assistants enlevèrentl’interrupteur. Porté à bout de bras au-dessus de leurs têtes etentraîné vers la sortie, il criait à tue-tête, content del’importance du mot qu’il proférait inlassablement :

« Je vous dis qu’il n’a pas deplate-forme ! Vous étouffez la liberté de conscienceet la liberté de la parole. J’ai le droit et le devoir de connaîtresa plate-forme ! »

On le jeta dehors.

M. Vérignon put reprendre le fil de sondiscours : « Voici mon programme : loi sur la prisonpréventive dont on abuse en France. Réduction des pouvoirs desjuges d’instruction, de qui dépendent l’honneur et la liberté dechacun. Réforme de l’enseignement. Représentation proportionnelle.Arbitrage international.

« Nous appelons liberté le simple faitpolitique de pouvoir nommer comme il nous plaît ceux qui font noslois ; il est facile de comprendre que nous nous contentons depeu si nos lois demeurent ce qu’elles étaient sous la monarchieimpériale et si, notamment, elles offrent moins de garantie à laliberté individuelle que les lois de certaines monarchies voisines.Or, cela est. Une accusation en règle suffit à livrer, en France, àpeu près sans contrôle, la liberté de chacun au bon plaisir d’unjuge d’instruction. Les lenteurs de la justice peuvent faire de laprison préventive une vraie torture, et le mandat d’arrêt peut êtreune véritable lettre de cachet. Après plus de trente ansd’existence, la République n’a pas songé à changer cela !

– Si ça changeait, ce n’est pas moi quim’en plaindrais, dit Maurin.

– Un autre mal appelle l’attention dulégislateur. Pendant que l’école primaire laisse l’enfantlibre ; pendant que sa famille, encore mal éclairée sur lesbienfaits de l’instruction, non seulement ne prête aucun secours àl’instituteur, mais encore le disqualifie aux yeux des écoliers endonnant quotidiennement raison à l’enfant contre le maître –pendant ce temps-là l’internat dans les lycées continue (malgré quedes progrès y aient été accomplis) à faire du petit-bourgeois unhomme à genoux devant l’autorité quelle qu’elle soit, et prêt parconséquent à devenir lui-même un autoritaire sans initiative et parsuite sans humanité !

« Cet état de choses anime l’une contrel’autre les classes ouvrière et bourgeoise que l’instructiondevrait rapprocher. Il est essentiellement contraire au progrèsnational et humain.

« Pendant que l’école primaire estimpuissante à apprendre aux enfants du prolétaire la discipline dudevoir, le lycée apprend au fils des bourgeois qu’il aura à subirou à exercer une autorité de fonctionnaire, sans l’éclairer sur lesvéritables besoins populaires qui se peuvent résumer en quatremots : « toujours plus de justice ! » La Francerépublicaine en est encore à souffrir d’une profonde maladiechronique : le césarisme, tandis que l’essence de laRépublique est de ne reconnaître d’autorité que celle des lois.

« Quant à l’arbitrage international,c’est la cause des causes, l’idéal des idéals. Il faut que le sortdes peuples soit au moins considéré comme aussi intéressant que lesort des individus et que, par conséquent, les casus bellisoient réglés comme des duels. Que la paix éternelle soit uneutopie, c’est possible ; mais que la guerre de deux nationscivilisées soit possible sans un préalable arbitrage humain, c’estinadmissible ! »

Le congrès par acclamation adopta lacandidature de Vérignon.

Plusieurs autres candidats se succédèrent à latribune avec des fortunes diverses.

Enfin, M. Labarterie parla :

« On ne saurait être plus avancé que moi,dit-il, car, en tête de mon programme, j’inscris le droit de votepour les femmes. »

Une huée formidable ébranla les murailles. Unevoix cria à Labarterie :

« Faï lou téta ! (va faire téterl’enfant !)

– Nous en reparlerons quand les femmesferont leur service militaire !

– Citoyen ! riposta Labarterie, lafemme, elle aussi, a un champ de bataille. »

Un rire homérique secoua l’assemblée.

« Oui, poursuivit Labarterie, pompeux, lechamp de bataille de la femme, c’est l’accouchement.

– Tu l’es ou tu le fais ? cria-t-onde toutes parts.

– Place aux femmes !… répétaénergiquement M. Labarterie, faites-leur place dans vosassemblées.

– Alors, je me débarque !… Noussommes assez !…

– On peut déjà pas s’entendre. Si on mêleles femmes à nos discussions politiques, alors, pechère ! onne se comprendra tout à fait plus ! »

Un individu, monté, dans un coin de la remise,sur une barrique, fit retourner toutes les têtes :

« L’honorable préopinant a dit quel’accouchement est le champ de bataille des femmes ? Bon. Maisl’homme a un autre travail que de jouer de la baïonnette. Il maniela charrue, l’homme. Où est la charrue de la femme ?Faites-moi voir la charrue des femmes !

– Et leursplates-formes ?

– Assez ! assez ! Pas deLabarterie !… Rayez Poisse !… Aux votes !…Labarterie n’est pas candidat du congrès.

– Le citoyen Poisse !

– Citoyens, déclara ce dernier, vousconnaissez ma vie, et mes opinions sont les vôtres, toutes lesvôtres sans exception, et toutes celles de M. Vérignon. Jejure de les représenter fidèlement.

– Le citoyen Poisse est nommé candidat ducongrès. »

Un certain Cabantous s’avança :

« Je présente ma candidature. »

Maurin se leva :

« Cabantous est bonapartiste, dit-il. Quevient-il faire ici ?

– J’ai été bonapartiste, dit Cabantous,mais en ce jour je ne le suis plus. Vive la République !

– Je mets aux voix la candidature deCabantous. »

Elle fut repoussée à l’unanimité.

« Il n’y a plus de candidats ?demanda Maurin.

– Moi ! dit alors effrontémentCaboufigue.

– Vous savez, mossieu Caboufigue, ditMaurin, à quoi vous vous exposez ?… Vous avez la parole.

– Citoyens, dit Caboufigue, je suis unenfant du pays. Parti de rien…

– Pour arriver à pas grand-chose »,interrompit Maurin.

Caboufigue imperturbable continua :

« Bien des communes savent que je suisprêt à les enrichir de statues et de fontaines… comme je l’ai déjàfait, et je vais vous lire ma profession de foi… »

Une voix tranquille, une voix de tonnerreendormi, s’éleva dans le silence :

« Ze demande la parole pour un faitpersonnel… »

On se retourna : un colosse s’était levéau milieu de l’Assemblée, cupressus inter calamos.

C’était Pastouré.

« Le citoyen Pastouré a la parole,s’écria Maurin joyeux.

– Té ! Parlo-Soulet va parler ?Tu vas parler, Parlo-Soulet ? Elle est bonne celle-là !Qu’il va dire ? Vaï-li, vaï ! marche, en avant, à latribune ! »

Pastouré parla de sa place, et, avec unefermeté extraordinaire, martelant les mots de sa voix la plusclaire :

« Pas besoin de tribune pour ce que j’aià dire. Ce que j’ai à dire, je ne sais pas le dire,malheureusement ; mais je veux le dire et je le dirai…Citoyens, les choses que je veux me dire quand je suis tout seul,je sais me les dire, mais je ne sais pas les dire, juste quand ilfaudrait les dire… Et cependant, je finirai par le dire… ce quej’ai à dire !… parce que je sais ce que je veux dire et c’estmon devoir de le dire. »

Il respira largement et, appuyant sur chaquesyllabe :

« MossieuCa-bou-fi-gueu ! »

Il y eut un redoublement de silence.Caboufigue était pâle. Alors Pastouré cria avec l’énergie d’unDanton :

« Je n’ai qu’une chose à vousdire :… c’est que vous n’avez rien à dire !… »

Et sa voix retombant aux notes sombres,pendant qu’il se rasseyait :

« C’est tout ce que j’avais àdire. »

Marlusse lui-même n’avait pas eu tant desuccès. Marlusse n’avait touché que l’esprit local, mais avecPastouré c’est l’âme profonde, confuse, ignorante, juste, indignée,forte à la fois et impuissante mais convaincue du peuple, qui avaitjeté son cri. En vain Caboufigue brandissait son papier, essayaitde parler. En vain ses nombreux amis essayèrent de lutter : onle hua, on le bouscula, il fut poussé d’épaule en épaule jusquedans la rue.

« Citoyens ! prononça Maurin, laséance est levée. »

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