L’Illustre Maurin

Chapitre 38CHAPITRE XXXVIII M. Rinal, aidé de Maurin, découvre un cœurhumain dans un melon.

Maurin, étant rentré en possession de sonéquipement de chasseur, reprit son train de vie ordinaire.

Il n’avait pas manqué de conter àM. Rinal l’aventure du mousquetaire Parlo-Soulet, pris pourMaurin des Maures à cause de son costume, et la déconvenue risibledes gendarmes.

M. Rinal s’intéressait toujours vivementau récit de toutes les aventures de Maurin.

« Ces Provençaux, disait-il un jour àM. Cabissol, ont le génie de l’anecdote. Chacun des gestes dece brave Maurin est un conte et s’arrange comme un de ces fabliauxmalicieux qui enchantaient nos pères. Il a l’esprit naturel dansses mouvements comme dans ses mots. Nos galegeaïres sont frondeursà la manière la plus française du monde, mais leur rire est plussonore que celui des humoristes du Nord ; il montre de bellesdents saines qui ne mordent que dans le bon pain et dans les bellesgrappes !

– Nous sommes d’accord, disaitM. Cabissol. Ainsi je suis heureux de savoir que Jean d’Auriolest en train de composer un livre où nous retrouverons toutes lesaventures de notre Maurin des Maures.

« C’est un livre qui ne pourrait êtreécrit que par un Provençal de vieille souche, par un homme qui aitpassé avec les Provençaux la plus grande partie de sa vie(j’entends avec les derniers vrais Provençaux populaires, ceux desvillages écartés, ou ceux qui vivent dans les bois – loin deschemins de fer et des villes) ; un Provençal qui connaisse àfond leur accent, leur manière de se moquer et d’être sérieux, des’irriter et de s’apaiser sans transition, et jusqu’à leur façon sicaractéristique de retrousser sur la nuque leur chapeau de pailleou de feutre… Plus j’y pense, plus je crois que Jean d’Auriol peutfaire ce livre-là, car il y faut mettre surtout une sympathieinstinctive pour la race d’hommes qu’il s’agit de dépeindre :ce n’est en effet que par la sympathie qu’on peut la pénétrer et lacomprendre. Du dehors, telle physionomie de ce pays court le risquede paraître ridicule qui, examinée comme elle doit l’être, n’estque comique et satirique. Les Provençaux révèlent volontiers leurstravers pour s’en égayer en artistes et en moralistes.

« C’est là l’esprit même de Molière.C’est là une Provence très très « vieille France ». Pourécrire un tel livre, il sera encore nécessaire d’oublier lalittérature apprise et les recherches de style. Il faudra conserverà chaque phrase française un tour provençal, une incorrectionsavoureuse, des néologismes et des barbarismes. Il faudra que dansle transvasement d’une langue dans l’autre, le vin ne s’évente pastrop. »

M. Cabissol s’animait :

« Enfin, s’écria-t-il, j’ai trouvé, enJean d’Auriol, un homme qui m’a compris comme vous me comprenez.J’ai beau catéchiser mon préfet, il n’admire pas autant que nous cemerveilleux, ce gai, ce très sérieux et très chevaleresqueMaurin.

– Chevaleresque, vous l’avez dit. Quandl’amour de la tradition le porte, malgré ses opinions politiques, às’habiller en mousquetaire et à figurer dans une bravade – il aalors vraiment un costume qui lui sied. C’est un chevalier du tempsdes Saint Louis et des Saladin. Il a pour les femmes, quand il enparle, les dédains d’un musulman – et quand il leur parle, uneimpertinence à la Richelieu. Et de la Fronde, la plus française desguerres, il a au suprême degré le goût passionné de gouailler et derosser le pouvoir ou le commissaire de police. Il est petit cousinde Karagueuz et de Guignol… Avec cela, loyal comme un vrai Françaisd’autrefois ; il a un cœur de cristal de roche… On pourrafaire quelque chose, je crois, de son fils Bernard, et je m’yefforce avec joie… »

Un jour, pendant que M. Cabissol etM. Rinal étaient en train de se répéter cent fois les mêmeschoses à son sujet, Maurin arriva.

M. Rinal recherchait les occasions defaire donner à Maurin son avis sur toutes sortes de questions,prétendant que son bon sens naturel, sa manière populaired’exprimer ses idées, l’éclairaient dans bien des cas.

« Vous arrivez à point, lui dit-il ;que pensez-vous du travail manuel ? Est-il une joie ou unepeine ?

– Eh ! monsieur Rinal, je n’aipeut-être plus beaucoup le droit d’en parler, puisque j’ai depuislongtemps quitté la charrue pour ce travail de la chasse – qui nem’est pas un travail puisque c’est ma passion – mais je connais desgens qui ont la passion de travailler. Je l’ai eue ; et, dutemps que je labourais, j’y mettais le même feu qu’à lachasse ; et je mettais mon honneur à vouloir que toutes chosesfussent faites en leur temps et pour le mieux. Sans le travail,faute d’avoir assez de mouvement, on deviendrait enragé et capablede tout, des sauvages, quoi ! Aussi je suis mal content, jepeux vous le dire, lorsque j’entends nos députés, pour flatter lestravailleurs, leur répéter de mille manières que la politique ferale bonheur du peuple et que le bonheur, c’est de ne rienfaire ! et ceci, et cela, et le reste !

« On dit que des gens qui n’y étaient pasforcés ont travaillé toute leur vie et qu’ils en étaient biencontents, et je pense que s’ils travaillaient avec ce contentement,c’est que le travail n’est pas un mal. Mais il y a des gens quivoudraient passer leur vie à se regarder le nombril – et laRépublique leur laisse croire que c’est ça le bonheur desriches ! M’est avis qu’en apprenant à lire aux petits enfantset à compter, on devrait profiter de l’occasion pour leur donnerd’autres idées sur ce travail manuel, comme vous dites, car si celadure, les petits des ouvriers mépriseront la forge ou l’établiparce qu’ils auront appris à compter et à lire. Je pense que leslivres devraient mener le laboureur à labourer mieux et lecharpentier à mieux charpenter.

– Bravo ! Maurin, dit M. Rinal.Un homme révolté contre la nécessité du travail se dévoue lui-mêmeau malheur ! Autant ne pas accepter la nécessité de respirer…J’essaie d’apprendre à votre fils les choses que vous venez dedire. Si je lui vois une aptitude marquée vers ceci ou cela, je lepousserai, sinon je le préparerai à être un cultivateur,connaissant les progrès de la science agricole ou en mesure de seles assimiler. Mais surtout, je le garderai contre cet orgueilimbécile des enfants qui, ayant appris quelques rudiments descience, méprisent aussitôt l’ouvrier dont ils sont nés, et semettent à lire de méchants romans ou à rêver d’en écrire, car j’aivu cela plusieurs fois… Mon Dieu, oui, mon cher Cabissol, si l’onn’y veille, l’école primaire va nous noyer sous un déluged’écrivains sans lettres !… Tenez, pas plus tardqu’avant-hier, on frappe à ma porte :« Entrez ! » je vois un homme jeune, à figurepoupine, triste et souriante à la fois, rasé de frais et sans autretrace de barbe qu’un ton de bleu faïence au menton et sous lenez.

« Proprement vêtu, comme un ouvrierendimanché, il portait sous son bras un gros panier ovale ferméd’un couvercle.

« – Que voulez-vous, monami ?

« – Monsieur Rinal, on m’a parlé devous. Et pardon, excuse, si je viens vous demander un conseil.

« – Mon ami, je vous écoute.

« – J’ai écrit un livre, monsieur,que je voudrais faire imprimer et que voici. »

« Il me tendit un gros cahier que jeparcourus. C’était enfantin et lamentable. Je compris alors lamélancolie et le sourire de l’auteur. Il avait cru faire un livrede sociologie ! Il avait une nouvelle conception de la sociétéet aussi de l’univers ! Je refermai son cahier au plusvite.

« – Mon ami, lui dis-je, êtes-vousmarié ?

« – Oui, monsieur.

« – Avez-vous un métier ?

« – Menuisier.

« – Dans quelle ville ?

« – À Caroubière, près deDraguignan.

« – Vous êtes venu par letrain ?

« – Avec un billet de retour.

« – Eh bien, mon ami, retournez viteà la gare. Il y a un train pour Draguignan dans trois quartsd’heure. Prenez-le, rentrez chez vous, et dites à votrefemme : « Le monsieur m’a dit de bien raboter et quej’étais fou de faire des livres. »

« – Tiens ! répliqua-t-ilingénument, avec son sourire triste, c’est en effet ce qu’elle m’atoujours dit, et ce matin encore, ma femme.

« – Croyez-la et aimez-la bien.Allez, mon garçon. »

« Il parut très embarrassé au moment desortir… Il se retourna sur le seuil, revint à moi, ôta son panierde son bras avec une maladresse de timide, le posa sur la table,l’ouvrit et me dit :

« – Pardon, excuse, monsieur Rinal,mais je vous ai apporté un beau melon pour vous remercier de vosconseils. »

– Il ne faisait rien de trop, ditMaurin.

– Voilà l’âme exquise du peuple, ditM. Rinal. Ils ont le désir de donner et le sentiment que toutepeine mérite salaire. Donne-moi de ce que tu as, je te donnerai dece que j’ai.

– Quand j’étais petit, dit Maurin, j’aiencore vu des acteurs de bois, des marionnettes jouer la crèche, etquand l’enfant Jésus était dans l’étable, les plus pauvres luiapportaient ce qu’ils avaient de meilleur, qui des noix, qui desfigues sèches…

– Qui un air de galoubet et de tambourin,poursuivit M. Rinal… C’est admirable ! c’est le génie del’échange par sympathie ! Jésus apportait au monde unerénovation par l’idée… et en retour, le pauvre lui donnait ce qu’ilavait : son cœur.

« Le pauvre diable dont je vous parleapportait, lui, un cœur dans un melon ! »

Maurin se mit à rire.

« Ce melon était-il bon, aumoins ?

– Je n’en sais rien, dit M. Rinal,je lui ai dit :

« – Remportez votre melon, mon ami,vous le mangerez en route, et je vais faire mettre, dans votrepanier, un petit déjeuner. »

– Monsieur Rinal, dit Maurin gravement,vous avez dû lui faire beaucoup de peine. Je connais monpeuple : il fallait accepter son melon. Soyez assuré qu’ill’avait choisi longtemps au marché de Draguignan, avec l’aide de safemme, car elle espérait bien que vous décourageriez son homme detravailler dans les livres. Il fallait accepter le melon, monsieurRinal, puisque, comme vous venez de le dire, tout son cœur étaitdedans. »

M. Rinal réfléchit un moment :

« Il est clair que j’ai eu tort, dit-ilenfin. Et je vous remercie de la leçon, Maurin. »

Puis se tournant vers M. Cabissol.

« L’expression nuancée de la sympathiehumaine sauvera seule les démocraties modernes d’une irrémédiablechute dans un bien-être froid, organisé tout mécaniquement, et plusdégoûtant, plus bête, plus immoral et plus ennuyeux que les erreurspassionnelles.

– Joli rêve ! ricanaM. Cabissol, mais les démocraties rejettent la politesse commeun masque et elles commettront la faute de ne pas voir que lesentiment est une force positive… »

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