L’Illustre Maurin

Chapitre 6Le grand électeur Maurin prépare les élections.

Pour venir à pareille réunion, Maurin avaitfait un brin de toilette. Il portait sa moins vieille veste, quisemblait neuve. Sa chemise molle était bien propre et ses souliers« pour aller en ville » avaient été nettoyés de sa main.À travers sa barbe sarrasine, naturellement rare, courte etfrisottée, on pouvait suivre la ligne noble de son menton et de sesjoues. Ses mains, qui depuis des années ne maniaient guère que lefusil, étaient sèches et nullement lourdes. Tel, la taille bienprise, le regard ouvert et intelligent, il plaisait à laParisienne, grande lectrice de livres galants… Ce ne serait pas lapremière fois que des princesses aimeraient des bergers… Maurin,qui avait quelques raisons de penser de la sorte, fut son voisin àtable et ne se gêna guère pour la regarder trop aimablement.

« À Maurin les honneurs, dit Cigalouslevant son verre.

– Aux dames tout honneur ! »dit Maurin.

On se saluait de temps en temps et l’on buvaitdu vin de San-Clar.

Halbran, son tablier relevé, sa casquetteaplatie sur le front, un peu gros et réjoui, avait consenti àmettre en poche sa pipe de terre, culottée depuis quinze ans ;et en servant lui-même les plats qu’il avait apprêtés, il avait unmot aimable et familier à l’adresse de chaque convive.

On causa enfin des élections.

Avant tout, il faudrait se méfier de Poissequi avait un pied sournois dans la réaction.

Il y aurait bientôt un congrès où toutes lescommunes enverraient leurs délégués. Le congrès déciderait si onaurait finalement un candidat unique ou plusieurs. Un candidatunique vaudrait mieux, mais comment empêcher les candidaturesmultiples de se produire ? Aucun des délégués ne consentiraità abandonner son candidat, chacun d’eux croyant ou feignant decroire, par intérêt individuel, que son candidat est le meilleur.Cela dit, quelles étaient les chances respectives descandidats ? Vérignon, de l’avis unanime, en avait de grandes.Quant à la candidature de M. Siblas, elle empêcherait les voixréactionnaires d’augmenter les chances de Poisse. Pour Caboufigue,il avait promis de ne pas se présenter. On avait sa parole. Le filsCaboufigue fit semblant de ne pas entendre. Maurin le regarda detravers.

Restait M. Labarterie. Celui-là, malgréles mérites qu’on parut lui accorder, par pure politesse, n’avaitaucune chance. On lui conseillait de se retirer.

« Voyez-vous, lui dit Maurin, dans notrepays, on ne veut plus guère de Parisiens, même si célèbres que vousvoudrez. On veut pour députés des gens d’ici, comme Vérignon. Etencore, il les faut connus d’une certaine manière, connus dans lesvillages et dans les campagnes. Vérignon a écrit dans les journauxd’ici et de Marseille, qu’on lit à la veillée, et il écrit leschoses de telle manière que tout le monde le comprend. Il galèjedes fois le gouvernement avec des paroles de notre parler patois,et ça sert, plus que tout, l’honnête homme qu’il est.

– Bien dit, Maurin ! » fitCigalous.

M. Labarterie déclara qu’il verrait,qu’il se réservait.

Alors, pour être utile à son mari,Mme Labarterie se fit, avec Maurin enchanté, deplus en plus aimable ; mais lui il pensait : « Jevoudrais bien de la femme, mais du mari, je n’en veux pas.Ah ! je comprends pourquoi il portait, à la battue dessangliers, une si haute casquette ronde. Ça lui cache les banes(les cornes). »

Et sa tempe souriait sans que cela lui enlevâtrien de son air de jeunesse.

« Que dites-vous de cela, Noblet ?demanda M. Rinal.

– J’avais, répliqua M. Noblet, penséà me présenter, mais M. Cigalous, à qui j’en parlais l’autrejour à Cavalière où un ami m’a présenté à lui, m’a répondujustement ce que vous venez, monsieur Maurin, d’expliquer sibien.

– Vous êtes, dit M. Rinal àM. Noblet, un des plus grands noms français de la science, unécrivain éminent, un philanthrope aimé. Vous avez fait desdécouvertes admirables qui ont porté votre renommée scientifiquedans les deux mondes. Vous défendez activement la plus grande descauses humaines, celle de l’arbitrage entre nations, qui rendra lesguerres difficiles et rares, sinon impossibles. Ce serait l’honneurdu département de vous avoir pour député… »

M. Noblet s’inclina :

« Si l’on me nommait, dit-il, jedévouerais ma vie à la cause de la République, tout en renonçant àregret, du moins pour un temps, à mes chères études scientifiqueset je servirais peut-être utilement à la Chambre la cause del’arbitrage. Elle a besoin de représentants qui aient l’oreille despouvoirs publics… mais j’ai compris l’objection qui vient d’êtreformulée… et je crains…

– Pardonnez-moi, faites-moi excuse si jevous interromps, dit Maurin, vous avez raison de craindre. Ne vouscherchez pas des ennemis. Les gens d’ici, voyez-vous, ne vousconnaissent pas…

– En êtes-vous sûr ? demandaM. Rinal.

– J’en ai une preuve, fit Maurin.

– Laquelle ?

– C’est que moi, qui suis bien d’ici, jene le connais pas ! et je connais Vérignon. Je ne lis guère,c’est vrai, mais cependant des fois, souvent même, on me lit lejournal et puis l’on cause aux veillées… Eh bien, je ne vousconnaissais pas, monsieur Noblet… Et puisque M. Rinal dit quevous êtes ce que vous êtes, je calcule que ce serait dommaged’avoir sur votre nom un vote de rien du tout ; et cela même,je calcule, ne ferait pas honneur à nos contrées.

– C’est juste ! appuya Cigalous. Jevous l’ai dit, monsieur Noblet, exactement ainsi.

– Aussi, me suis-je retiré. Nous venonsde contrôler la justesse de vos quasi-résolutions préalables. Jesuis venu pour entendre ces choses et – ce qui me sera possiblepuisque j’habite souvent le pays, – pour vous aider en camarade sije ne puis me battre en candidat.

– Tous les bourgeois, tu vois,Maurin ! remarqua Cigalous, ne sont pas ce que des fois tupenses qu’ils sont tous. En voici un des plus riches, et desmeilleurs. C’est ça, Maurin, la belle race ; c’est ceux-là quidevraient être pour notre peuple les modèles, tu dois lecomprendre.

– Je sais bien, dit Maurin ; qu’il yen a de ceux-là, mais je n’ai pas eu beaucoup occasion, jusqu’ici,d’en voir… Et, ajouta-t-il galamment, je les reverrai, s’ilsveulent, avec plaisir.

« Pour cela, monsieur le maire, vous leurdemanderez quelque jour s’il leur plaît de faire avec moi unepartie de chasse ; je leur ferai tuer lapin ou lièvre, etj’aurai le bonheur, j’espère, de les entendre un peu parler.

– Oh ! oui, s’écria étourdimentMme Labarterie, arrangeons une partie dechasse !

– La chasse est fermée, dit le maire.

– Elle rouvrira, répliqua Labarterie, quivoulait, en toute occasion, complaire à sa femme.

– Prenons jour, insista Maurin, pourl’ouverture, si vous voulez… tous ceux qui sont ici.

– C’est conclu », déclaraCigalous…

On trinqua à la ronde ; ilreprit :

« Et enfin, pour en revenir à lapolitique, voici ce qu’il faut que tous sachent ici, et toi Maurinen particulier : M. Noblet, en se retirant de la lutte,offre de faire pour notre candidat préféré, Vérignon, qui n’est pasriche, la moitié des frais d’élection !

– Monsieur Noblet, dit Maurin noblementet tout debout, un bourgeois console d’un autre. Et j’en ai vud’autres, quand ça ne serait… mais motus ! Paix auxcadavres !… J’ai vu aussi un noble, l’autre jour, qui m’a faitplaisir à voir et à entendre, et c’est M. le comte de Siblas.Il sait qu’il sera battu, mais sa candidature devant servir cellede Vérignon (parce qu’elle prendra les voix réactionnaires quePoisse, sans cela, aurait pour lui), M. de Siblas restecandidat : « Si mes amis politiques n’arrivent pas, jeveux voir arriver du moins des hommes de caractère. » Voilà ceque m’a dit M. de Siblas, et comme il me l’a dit, je vousle mets dans la main.

– Eh bien, opina M. Rinal, buvons àM. de Siblas !

– Prends garde, dit en riant Cigalous àMaurin, on dira que tu pactises avec l’aristo.

– Ah ! ah ! s’écriaMaurin ! je ne crains pas ça ; on me connaît… Et àprésent, Halbran ! ajouta-t-il, fais-nous un bon café, un caféà réveiller un mort.

– Apporte tes plus vieilles liqueurs… Àdemain la politique, dit Cigalous, et toi, conte-nous, Maurin, unede tes galéjades.

– Eh bien… dit Maurin… en voici unebonne… » Mais il s’arrêta…

« C’est que… dit-il, il y a desdames.

– Ma femme, dit Labarterie, estmariée.

– Comme de juste ! interrompitMaurin.

– Et, poursuivit M. Labarterie, elleest chasseur elle-même. Au dessert une histoire drôle n’est paspour lui faire peur.

– Offrez-moi donc une cigarette, ditMme Labarterie, et allumez vos pipes, messieurs.Les femmes de candidats doivent être intrépides.

– Sans pipe, Cigalous mourrait, affirmajudicieusement Maurin. Mais moi, les jours de fête, une cigaretteme plaît. Quand j’ai la cigarette ou la cassie au bec… je me sembleune jeune fille ! »

Il s’abstenait de la pipe, pensant mieuxplaire à la dame. On buvait, on fumait ; la conversation étaitgénérale. Pastouré, silencieux, regardait Maurin qui depuis uninstant riait tout haut, sans rien dire.

« Je vois, dit l’un des Bormains – lenommé François Marlusse, natif de Bandol – que tu veux la conter,ton histoire, Maurin ? C’est celle du scaphandrepeut-être ?

– Justement ! dit Maurin, c’est àcelle-là que je pensais.

– Le scaphandre ! lescaphandre ! dit Caboufigue le fils qui n’avait pas parlébeaucoup jusque-là.

– Le scaphandre ! lescaphandre ! » criait en riant et poussant la fumée de sacigarette avec une moue de ses jolies lèvres rondes,Mme Labarterie.

Et tous, animés et joyeux, criaient enchœur :

« Le scaphandre ! lescaphandre !

– Aï ben dîna ! j’ai biendîné ! affirma Mascurel.

– De meilleurs dîners, on n’en peut pasfaire : on n’en peut pas faire, de meilleurs dîners »,fit Lacroustade.

Et il se mit à rire :

« Coin ! coin !coin ! »

Animés par les bons vins de San-Clar, tous,volontairement ou non, se prirent à imiter les canards qui n’aimentque l’eau… Et cet éclat de rire aquatique faisait trembler lesvitres… Quand ce joyeux vacarme eut pris fin, Maurin s’apprêta àcommencer son histoire :

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