L’Illustre Maurin

Chapitre 39CHAPITRE XXXIX Où l’on verra, grâce à la visite singulière que fità M. Cabissol une veuve éplorée, qu’il y a morale etmorale.

« J’ai, à mon tour, dit M. Cabissol,une histoire à vous conter à propos de votre réflexion sur ce goûtde donner, qui est si touchant dans le peuple.

– Voyons votre anecdote, ditM. Rinal. Elle n’aura pas de peine à être plus intéressanteque la mienne, laquelle n’est à proprement parler qu’un simpleexemple de la facilité qu’ont les primaires à se monter la tête età se croire des savants parce qu’ils ont découvert l’alphabet, quifut en son temps une bien belle invention. Nous vous écoutons,monsieur Cabissol.

– À vos souhaits », ditM. Cabissol. Et il commença :

« L’autre matin, une brave femme, engrand deuil, vint frapper à ma porte. Elle arrivait d’un villagevoisin, à pied, pour me consulter.

« – Je suis veuve. Mon mari est mortil n’y a pas quinze jours.

« – Et que voulez-vous ?

« – Je viens vous voir, monsieurCabissol, pour que vous me fassiez lamorale ! »

« Pour le coup, je tombai de mon haut, etvous auriez fait comme moi.

« – La morale ? quellemorale ?

« – Mettez-moi par écrit une petitemorale !

« – Coumpreni pas !

« – Une morale, monsieur, que toutle monde pourra lire dans le journal !

« – Donnez-moi un peu d’explication,ma brave dame ! »

« Et voici l’explication que me donna laveuve :

« – Ah ! monsieur !Figurez-vous que mon mari, le pauvre homme, en toute sa vie n’ajamais bu que de l’eau ! Je lui disais quelquefois :« Marius, un doigt de vin te remonterait ; un peu de vinte donnerait de l’estomac ; le vin fait la force ! »C’est comme si j’avais chanté Le patron Vincent qui a gagné latargue à un gavot (montagnard), qui n’a jamais vu lamer ! Toujours il me refusait : « MaTouninetto, l’eau me suffit ; le Bon Dieu a faitl’eau et n’a pas fait le vin. Tu ne donnerais pas de vin à unenfant de naissance, pas vrai ? Alors, pourquoi veux-tu m’endonner ? » Et vous imaginez bien, monsieur, que s’il neprenait pas de vin, ce n’était pas pour prendre del’assinte, ni aucune aliqueur forte de point demanière, rien de tout ça ! Il savait bien que toutes cesboissons du diable vous empoisonnent le sang, vous rendent rageuret facile aux grandes colères ! Il était sobre ; alors,comment voulez-vous qu’il ne fût pas brave homme ? En dix-neufans et demi de mariage, il ne m’a jamais dit une parole plus hauteque l’autre ; jamais il n’a seulement levé son petit doigt surmoi, pour me menacer un tant soit peu que rien ! Il me disaittoujours au contraire : « J’aimerais mieux me couper lamain que de te frapper, pechère ! »

« Et c’était tout le jourTouninetto par-ci, Touninetto par-là, que le cœurm’en remue encore, rien que d’y songer !… Eh bien, voyezpourtant, monsieur, jusqu’où peut aller la malice du monde !Les gens de chez nous – et c’est bien le pays tout entier,monsieur, – disent qu’il était un ivrogne et que, du soir au matin,il me battait comme poulpe[2] !

« La pauvre veuve s’essuya longuement lesyeux et, après un silence pendant lequel je me sentis très ému,elle acheva :

« – Alors, je me suis dit :M. Cabissol, qui est si bon, me fera une petite morale dans lejournal, pour que tout le monde sache que mon mari ne s’est jamaisempégué (soûlé) de sa vie, et que jamais, au grand jamaisil ne m’a battue ! »

« De plus en plus attendri, je demandaiquelques renseignements supplémentaires, puis je pris une bellefeuille de papier blanc et j’écrivis, en m’appliquant à être bienlisible :

« Ici repose Marie-Marius Siblet,cordonnier de son état, habile à faire du neuf avec le vieux. Larumeur publique l’a injustement accusé de boire et de battre. Sursa tombe, sa veuve inconsolée déclare que ces propos sont de pursmensonges. Et devant Dieu elle le jure, en foulant aux pieds lacalomnie ! »

« – Voilà, ma bonne dame, la moraledemandée. »

« Elle prit le papier, le regardaattentivement, me le rendit, se le fit lire et relire, meremerciant après chaque nouvelle lecture, avec des paroles toujoursplus abondantes, comme ses larmes.

« – Ah ! que cela est biendit ! C’est bien ça que je voulais !… Et cette morale, lejournal la mettra ?

« – Non pas ! vous ferezencadrer comme un tableau ce papier que je vous donne. Et cetableau, vous le suspendrez au bout d’une bigue (perche) que vousplanterez, au cimetière, sur la tombe de votre mari.

« – Oh ! monsieur Cabissol,quelle bonne idée ! »

« Et la pauvre femme déposa timidementsur le bord de ma table une belle pièce de cinq francs.

« – Reprenez ça, lui dis-je, j’aiseulement voulu vous faire plaisir, je ne fais pas ça parmétier. »

« Elle reprit son écu, se leva enremerciant, avec une émotion portée à son comble, fit retomber surson visage son voile de deuil qui traînait jusqu’à terre, et sedirigea vers la porte.

« Tout à coup, sur le seuil, elle seretourna, hésitante, puis, brusquement, revint vers moi, et dans unélan de reconnaissance, parlant par saccades, à travers dessanglots :

« – Puisque vous êtes si brave,monsieur Cabissol, vraiment je ne peux pas vous tromper… Jecomprends qu’on doit la vérité à un homme qui ne veut pas recevoird’argent… ça me coûte un peu à vous dire, mais je comprends que jevous le dois… Non, non, je ne veux pas me le garder… Il faut que jevous dise, à vous !… »

« Elle s’interrompit, secouée par lehoquet de la douleur, puis d’une voix suraiguë, comme pour dominerle bruit de ses sanglots, elle dit très vite, très vite, encriant.

« – Il était toujours soûl,monsieur, toujours soûl, pechère ! Et il me battait toutes lesnuits, beaucoup, et un peu tous les jours !… Merci, mon bravemonsieur, merci. »

« Elle sortit, apaisée, et j’admirai lepieux mensonge de cette sublime veuve qui eût été digne vraimentd’avoir épousé un plus grand homme.

« Eh bien, Maurin, qu’enpensez-vous ?

– Je pense comme vous, monsieur Cabissol,cette pauvre femme était sublime.

– Et devais-je, moi, qu’en dites-vous,accepter ses cinq francs ?

– Vous savez bien que non ! ditMaurin. En vous venant voir, elle a d’abord cru que vous vendiezpar métier des conseils comme un avocat ou un médecin. Elle voulaitdonc, et c’était une idée de justice, vous payer avec de l’argent.Vous lui avez fait comprendre que vous vouliez, vous, lui rendre unservice de voisin, par bonté pure. C’est elle alors qui, parrespect, devait accepter votre cadeau. Lorsqu’elle le comprend…alors elle ne peut plus vous payer, et cependant, il fautqu’elle vous offre quelque chose parce qu’elle est une bonne femmedans son genre, une vraie femme de notre peuple… Et dans lemouvement de son cœur, monsieur Cabissol, elle vous a donné cequ’elle avait de plus précieux sa confiance et son secret. Jetrouve ça magnific, monsieur Cabissol. Ah ! là, pourexemple, voici que je reconnais mon peuple ! Il est brave, aufond, allez ! Seulement, dans le peuple pauvre comme dans lepeuple riche, ceux qui font le plus parler d’eux ne sont pastoujours les plus honnêtes !… »

M. Rinal et Cabissol se regardaient,contents de leur ami Maurin.

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