L’Illustre Maurin

Chapitre 60CHAPITRE LX Le grimoire des bergers.

Là, dans cette grotte, parmi des coquins, aumilieu de l’âcre odeur du tabac frais, sous une voûte de rocheinégale où, dans les joints, perçaient quelques racines noueuses,Maurin dormit, dormit à pleins poings. Il se sentait pour lapremière fois depuis bien des années dans un asile.

Le soir, aucun feu n’était allumé, on causaità voix basse.

La vaste ouverture verticale et inégale de lacaverne encadrait un grand morceau de terre et de ciel. On voyaitlà-bas le profil des Alpes, des Maures Grises, du mont Vinaigre, etles lumières de Fréjus, celles de Saint-Raphaël, le clocher russede cette délicieuse ville de plaisance, les feux du môle et dequelques bateaux, à l’ancre.

Dans la plaine, les étangs luisaient, l’Argensserpentait, couleur de son nom.

La mer reflétait toutes les étoiles, immobilessous l’ondoiement des vagues.

Les sables brillantins luisaient aussi çà etlà.

De loin en loin, un train allant vers Paris ouvers Nice passait au nord de la plaine, feu encore et fumée, et lescent fenêtres de cette longue cité en marche couraient versd’autres clartés, vers d’autres villes.

Le jour, on s’enfonçait dans le couloirprofond de l’étrange et haute demeure, et l’on se livrait autravail acharné, monotone, au travail coupable, qui donne, quandmême, le pain, un peu d’espérance, parmi les misères, le néant devivre.

L’espoir, obstiné, disait à tous :« Qui sait ? Tout s’apaise. Cachez-vous. Vous pourrezpeut-être un jour, naufragés du monde social, revenir à la viecommune, passer dans les places publiques, aux jours de fête.Alors, vous reverrez des marchés, des boutiques, des maisons. Ici,rien, l’ombre, l’odeur des tabacs mal mûris, pas une lampe, l’ennuidans le travail, la captivité – mais préférable à l’emprisonnementparce qu’on peut s’imaginer, par moments, l’avoir choisie et qu’onpeut la fuir. L’échelle de corde n’est-elle pas là, sous votremain ? »

Maurin roulait confusément ces pensées enlui-même, tout le jour, et il se sentait cruellement le frère deces bannis. Il ne les méprisait pas. Il souffrait leur misère, etil aimait leur humanité, car il recevait d’eux tout ce qu’ilsavaient de bienveillance, les pauvres !

À cette époque, les contrebandiers de tabacn’étaient plus que cinq dans la caverne de Roquebrune : unadolescent, un vieillard très vieux, deux échappés de Nouméa, etenfin un pauvre diable d’estropié, cagneux, un peu bossu, d’âgemûr, qui ne trouvait de travail nulle part, dont on se moquait dansles villes, et qu’on avait dû hisser, la nuit, jusque dans lacaverne – comme on élève les chevaux à bord des bateaux et comme onavait fait pour Maurin.

Le vieux se nommait Trestournel, l’adolescentMignotin ; les deux évadés sans nom, les deux« Parisiens », répondaient aux sobriquets de Pognon et deGalette, l’estropié à celui de Laragne. Ils mangeaient le plussouvent de la galette marine qui moisissait dans un coin, sous latoile crevée des sacs entassés ; parfois, quelques fruits, dusaucisson, du fromage, que, la nuit, Mignotin courait acheter dansune gargote, aux carrefours de la grande route, ou que leurs amisdu dehors leur attachaient en bas à des ficelles, et que lescontrebandiers remontaient avec une curiosité de bêtes gourmandes.Rarement, ils avaient du vin, mais ils avaient de l’eau-de-vie, del’absinthe surtout !

Pour Maurin, Pastouré organisa un service deravitaillement. Le bon géant allait lui-même aux provisions. Del’argent, Pastouré en avait. Il améliora l’ordinaire de sescompagnons de captivité. Maurin, tout d’abord, dans ce grand reposd’un asile ignoré, avait cru sentir revenir ses forces, mais sablessure le faisait souffrir beaucoup. Hélas ! ce quienvenimait son mal, c’était l’autre blessure, la vraie, son soucimoral, ses regrets, sa déception infinie.

Il songeait trop, la nuit ; il sentaits’en aller ses énergies de héros. La tache d’un soupçon était surlui. Il la sentait. Elle lui pesait, le brûlait. Il se disait deschoses tristes, mais il disait surtout des choses bonnes, car,selon l’expression fréquente du peuple provençal, il « n’étaitpas de ces gens qui n’ont point d’amour ».

La nuit venue, à voix basse, on se remettait àcauser tous ensemble.

Dans le fond de la grotte ceux qui voulaientfumer un petit peu de tout ce tabac frauduleux se retiraient,inquiets, souvent blâmés des autres lorsqu’ils se cachaient mal,car une lueur de pipe pouvait dénoncer toute la bande aux passantsde la plaine ou aux gendarmes.

On causait, on regardait l’espace ouvertdevant cette bouche de grotte où, libre, entrait parfois unechauve-souris familière.

Pognon disait :

« Galette, quand nous évaderons-nous decette liberté-ci ? »

Pognon répondait :

« Quand j’aurai de la galette. »

Galette répondait :

« Quand j’aurai dupognon ! »

Et ils riaient, douloureux et stupides.

On se racontait des aventures de bagne, deshistoires à faire frémir où l’on voyait des gardes-chiourmerenversés par des forçats et tués à coups de botte, des forçatstués par des gardes-chiourme à coups de revolver et piétinésensuite férocement ; et c’était toujours des évasionsextraordinaires, inadmissibles et pourtant véritables.

Et les aventures contées aujourd’hui, on seles redirait demain, et encore, encore, indéfiniment.

« Pourquoi, dit Maurin, prenez-vousplaisir à raconter de ces affreuses histoires ? Il y en a tantqui sont belles.

– Les belles histoires, dit Galette, nenous intéressent pas : elles ne parlent pas des gens commenous.

– J’en sais une, répliqua Maurin, qui estl’histoire d’un voleur et elle fait honneur aussi bien à lui qu’àl’homme qu’il avait volé.

– Voyons votre histoire, maîtreMaurin.

– Un pauvre ouvrier, que j’ai connu,manquant d’argent pour sa femme et ses petits à la suite d’unelongue maladie, arrêta un soir un bourgeois sur le grandchemin.

« – La bourse ou lavie ! » lui cria-t-il.

« Le bourgeois tira sa bourse et la luilança, puis il voulut s’éloigner :

« – Attendez un peu ! »dit le voleur.

« Il ouvrit la bourse qui était lourde,n’y prit que vingt francs et rendit tout le reste.

« – Je n’ai pas besoin deplus », dit-il…

« Et comme, tout de suite après, ilvoulait partir bien vite :

« – Attendez à votre tour, lui ditle bourgeois. Voici mon nom et mon adresse. J’ai une grandefabrique, venez chez moi travailler demain… Beaucoup d’honnêtesgens le sont moins que vous ! »

« Le voleur y alla. Lui-même m’a conté lachose. Et il était devenu le meilleur ouvrier et le meilleur ami deson patron ; il pleurait en parlant de lui. C’est une bellehistoire et toute véritable !

– Eh bien, moi, déclara Pognon, toute mavie, je regretterai de n’avoir pas étouffé cette vieille, tu sais,Galette, qu’on disait si riche, dans cette villa de Cannes.

– Ce coup-là peut se retrouver »,murmura Galette.

Maurin écoutait ces choses, l’âme effarée,bouleversée, navrée.

« Mignotin est jeune, dit-il une foistout à coup. Ne lui enseignez pas ces choses terribles. Renoncez-ypour vous-mêmes. Un temps meilleur vous viendra.

– Pour nous, il n’y aura pas de tempsmeilleur répondaient-ils. Crever pour crever, nous crèverons encrevant quelqu’un. À qui meurt sans rien perdre, il faut, audépart, une vengeance qui le réjouisse. Notre premier crime futd’être misérables. Le pognon, c’est la première vertu. La premièrevertu, c’est la galette, voilà le monde. Je n’aurais pas volé, lapremière fois, si j’avais pu me payer ce que j’ai volé. Qu’endis-tu, vieux Trestournel ?

– Trestournel dort, il s’est trop fatiguéà couper le tabac ! dit Mignotin.

– Trestournel veille, répondit le vieuxpâtre que l’âge avait rendu radoteur. Trestournel, poursuivit-il,peut encore travailler et le jour et la nuit. Trestournel ne dortjamais. Il pense !

– Oh ! oh ! ta pensée, vieux,quelle est ta pensée ? »

Maurin, auprès de qui, attentif comme unemère, veillait Pastouré, écoutait, pâle et visionnaire.

« Ma pensée est vieille, elle est trèsvieille, marmonna le pâtre.

– Pardieu ! elle est vieille commetoi !

– Plus vieille que moi de cent milleannées », chevrota l’ancien.

Un train passait au loin en sifflant.

Trestournel, gravement, dit :

« À preuve, regardez là-bas ces roues…Vous voyez comme elles vont vite ! Vous le voyez, n’est-cepas ?… Eh bien, j’ai vu, moi, les toutes premières roues, lestoutes premières qui aient été faites par leshommes ! »

Il parlait, et Maurin croyait rêver des rêvesde malade. Et Pastouré, assis près de Maurin, le veillaitjalousement.

« Ceux qui ont vu les premières roues,dit Pognon, sont loin d’ici, à cette heure ! ah !ah ! »

Il ricanait.

« Pas moins, je les ai vues, comme vousme voyez, reprit Trestournel, les premières roues !

– Conte-nous ça, vieux. Ça nous ferapasser un moment.

– C’était dans mon village. Dans lamontagne, là-haut, là-bas. Dans mon pays, on ne portait qu’à dos demulets. Un des nôtres, un jour, alla à la ville, à Draguignan. Etlà, il vit les premières roues ; il y a de cela bien desannées. Au retour, il nous expliqua comment, sur une traverse,entre deux de ces roues, on mettait une caisse avec de longs bras,et comment, entre les bras de la caisse, un seul mulet attelétirait les roues qui tournaient, et comment on enlevait de cettemanière des poids plus lourds que ceux qu’un mulet peut porter.Alors, quand celui-là eut assez d’argent pour en acheter, desroues, il retourna encore à la ville avec son mulet et les« ensaris » (double sac de sparterie). Il acheta deux despremières roues qui aient été faites, et il revint au village avecles roues dans les ensaris, une à droite et l’autre à gauche. Ettout le village courut à sa rencontre ; et moi avec les autresenfants, nous allâmes au bas de la côte, et nous revînmes auvillage en dansant de joie devant les premières roues quiarrivaient. Celui qui les avait achetées les mit à terre deboutcontre son mur, près de sa porte, et tout le village, durant desjours, vint les visiter. Mais comme il n’y avait pas de cheminschez nous pour faire rouler des roues, elles restèrent là,toujours. Elles y sont peut-être encore, que ça c’était les toutespremières roues qu’on ait faites dans le monde. J’ai vu lespremières roues ! Je suis très vieux, j’ai nonante-neufans ! »

La Galette et Pognon s’esclaffaient.

Maurin restait grave, Pastouré aussi, et aussiMignotin et l’estropié.

« Pourquoi riez-vous ? dit Maurin.S’il n’a pas vu les premières roues, d’autres dans les temps lesont vues et c’est à ceux-là qu’il faut penser. Les premières rouesont soulagé l’homme d’un gros travail.

– Et qu’avez-vous vu encore, grand-père,en tant d’années que vous avez vécu ?

– J’ai vu tomber beaucoup de verminiers,beaucoup, chaque fois qu’il s’en mettait un dans la corne rompued’une vache.

– Raconte-nous comment tombent lesverminiers, père Trestournel.

– Quand une vache se casse une de sescornes, dit le vieux, aussitôt dans le trou qu’elle laisse au frontde la bête, la vermine se met. Alors, va dans la montagne etcherche un agulancier (églantier). Devant l’agulancier fais ungrand salut et en même temps, du bout de ton pied, à terre, faisune croix en disant :

Agulancier,

Agulancier,

Fais-moi tomber

Mon verminier.

« Puis fais le tour de l’agulancier, ettrois fois encore fais un salut, et, du pied, une croix, sans ymanquer jamais. Après la quatrième que tu refais sur la première,salue encore. Et dis alors sans rien oublier :

Merci, monsieur l’agulancier ;

Tu m’as ôté mon verminier.

« Rentre chez toi, la plaie estsaine.

– Et la corne repousse-t-elle ? ditGalette narquois.

– Rie qui voudra rire : il y a deschoses ! répliqua le vieux, chevrotant et cassé. Il y a deschoses, répéta-t-il d’un ton mystérieux ; les uns les savent,les autres les ignorent…

– Trestournel, dit Galette, veux-tu queje conte comment un jour j’ai ri à mourir en voyant un pendu quej’avais pendu moi-même ?… car je n’ai pas toujours joué ducouteau.

– De celui qui meurt, il ne faut pasrire, dit Maurin.

« Ne conte pas ta mauvaise victoire, monhomme, ne la conte pas, que tu ferais peine à ce mage qui ne t’apoint fait de mal et qui, étant vieux, n’est pas loin de la tombe…dans laquelle je m’imagine que je serai avant lui.

« Et puis, pourquoi, mon homme, tevantes-tu d’un crime si tu l’as commis ?… Et que tu l’aiescommis, je n’en suis pas sûr, je ne veux pas me le croire… tu n’asvoulu, en parlant comme tu as fait, que te moquer du vieux berger,parce qu’il est faible et que tu es fort ?

« Et lorsque à ton tour, tu seras commenous sommes lui et moi – lui parce qu’il est vieux, moi parce qu’onm’a tué – lorsque à ton tour, tu te verras avec point de force etprès de ta fin finale, voudras-tu que de toi, méchamment, on sevienne moquer, fils ?… Et ne dis pas que tu as tué. Le sang del’homme est fait pour rester dans ses veines, caché aux yeux ;il ne faut pas qu’il paraisse sous la lumière du jour. C’est commeun secret de Dieu. Et c’est là une chose que comprennent ceux quine comprennent rien d’autre ! Et si tu as, par malheur, tuéton semblable, pleure-le en toi, et n’en dis rien. C’est uneaffaire que tu regretteras à ton lit de mort – crois-le-toi – aumoment où les choses qu’on a faites vous parlent dans le cœur,comme me parlent à cette heure celles que moi j’ai faites ! Etpar bonheur, dans toute ma vie, il n’y en a point qui soientterribles. »

Galette ne répondit pas. Dans l’ombre, ilbaissait la tête. La mort est la mort ; quand c’est elle quiparle, on se tait.

« Maurin a dit ce qu’il faut, ajouta levieux avec vivacité. Il y a plus de choses dans la mort que dans lavie. »

Les hommes qui écoutaient la voix du vieuxpâtre, au moment où il prononça ces paroles, frissonnèrent, danscette caverne noire, d’où l’on apercevait tout le mystère des eaux,des montagnes, des étoiles lointaines et de la nuit.

Et Maurin, tout à coup, sentit en lui une joiesingulière, inexpliquée…

« Et tu les sais, toi, les choses, père,murmura-t-il.

– Je les sais, répliqua simplementl’aïeul.

– Que faisais-tu avant d’être ici,vieux ?

– J’étais berger, je l’ai dit.

– Pourquoi aujourd’hui es-tu ici ?Ça, tu ne nous l’a jamais dit.

– C’est vrai, je ne l’ai jamais dit. Jele dirai. L’heure en est venue. J’avais un mauvais fils, il mefaisait la vie dure. Je vivais trop. Je l’embarrassais. Il voulaitme prendre ma limousine neuve et avoir ma place chez mes patrons.J’étais riche en ce temps-là ! j’avais, par jour, dixsous ! – dix sous et la vie libre ! J’étais heureux, maisj’avais un mauvais fils, un fils qui ne savait pas les choses – leschoses que moi je sais ; et il riait de moi !

– Quelles choses, vieux, ne savait-ilpas ?

– Celles que personne ne sait. »

Pognon et Galette se mirent à rire.

« Ne riez pas, dit Maurin, il n’y a pasde quoi rire !… »

Pastouré se leva. Sa stature de géant sedessina sur le ciel, dans le vaste cadre formé par l’ouverture dela caverne.

« Celui qui n’obéira pas à Maurin, dit-ilsimplement, je me chargerai, moi, de le faire obéir…

– Oh ! vous !… grondèrentGalette et Pognon.

– Tais-toi, Pastouré, dit Maurin, nemenace pas ces hommes, toi qui ne ferais pas de mal à unemouche ! Ce n’est à personne d’ici qu’ils en veulent. Je me lecomprends, on les aura maltraités et bourrés d’humiliations, car lavie pas souvent n’est juste ; et ils ont une colère qui ne lesquitte pas, pourquoi jamais personne, peut-être pas même leur mère,ne leur a parlé doux. Ils ne sont pas méchants tout au fond, cartout au fond personne ne l’est. Nous ne sommes tous que deshommes. »

Galette, surpris malgré lui, murmura :« Pardon, maître Maurin !

– Tu vois mon vieux Parlo-Soulet… ilcomprend que je ne suis plus bon qu’à faire un mort, et devant lamort il devient doux. C’est un bon signe, il ne rira plus de toi,berger !… Dis-nous encore des choses ! »

Il y eut un silence… Les étoiles clignaientles yeux, d’un air d’intelligence.

Puis tout bas dans cette ombre, écouté desautres qui s’étonnaient – car à l’ordinaire, il ne disait rien – levieux se remit à parler :

« Je les dirai, les choses, parce que cesoir – ici il baissa la voix – la mort est entrée. Elle est là,parmi vous. Vous ne la voyez pas, je la vois. Elle est belle commeune jeunesse.

– À boire, Pastouré, donne-moi àboire ! » murmura Maurin exténué.

Et Galette, Pognon, Mignotin et Laragne, tousces malheureux, évadés de bagne, voleurs et assassins, se levèrentd’un seul mouvement et, empressés autour de Maurin, aussi aimantstout à coup, aussi fraternels que Pastouré, ils présentèrent aublessé le verre, l’eau-de-vie, l’eau fraîche, chacun essayant de serendre utile. Et comme ils étaient plus nombreux qu’il ne fallait,ceux qui n’offraient rien offraient, dans une parole, laconsolation, le viatique, disant à qui mieux mieux :

« Comment vous sentez-vous, maîtreMaurin ?… Est-ce que de nous entendre cela vous fatigue ?Voulez-vous qu’on aille chercher du vin ?… Voulez-vousdormir ?

– Non, murmura Maurin, j’ai joie àentendre le vieux, mais ne riez pas de lui…

– Nous ne rirons plus, maître Maurin, ditGalette. Si tout le monde parlait comme vous, comme un homme à deshommes, les choses iraient mieux… Vous êtes un bon bougre !Vous n’êtes pas de ceux qui, n’ayant point d’amour – comme on ditici – ne donnent aux autres que de la colère et de lahaine ! »

Il y eut un long silence. Maurin, ayant bu,reprit :

« Parle encore, père ; Trestournel,dis-moi tout ce que tu sais. Je ne souffle plus, de cemoment. »

Tous reprirent leur place et Trestournelcontinua ainsi :

« Je sais tout, tout ! car j’ai ludans le Grimoire ; j’y ai lu, dans les temps, avec mespremiers pères qui sont en moi comme dans le chêne est le gland dupassé, et comme dans le gland sont les chênes de l’avenir. L’avenirc’est le passé ! »

Il se tut. Le ciel, la plaine, la merresplendissaient, tranquilles.

La voix du vieux semblait venir d’un fond demystère, en cette caverne haute, dans ce repaire qui dominait leshabitations des hommes couchés là-bas, dans les villes, sous destoits paisibles… Les superstitions des siècles, réveillées au cœurde ces misérables, les étonnaient, leur commandaient l’attention…Ils eussent été insensibles à une voix de raison, à un conseillucide, mais la parole de ce vieux qu’ils disaient imbécile lescharmait – comme un son modulé, qu’il ne peut pas produirelui-même, arrête un instant le lézard fasciné, ou charme, dans lacage du dompteur, le tigre et l’ours qui écoutent la baguettemagique frapper un rythme sur les barreaux vibrants – car la voixdu vieux, maintenant, récitait des paroles scandées etrimées :

L’ange Gabriel

Descendu du ciel

A dit à Marie :

« Mère dormez-vous ?

– Non, je ne dors pas

Je pense à l’enfant

Qui est mort en croix,

Les deux pieds cloués,

Les deux bras tendus…

Celui qui dira,

Le soir, le matin

Ma douce prière,

Ne brûlera pas

Dans le feu d’enfer.

Pour Maurin, les paroles du vieux berçaientses rêves de malade, qui étaient d’une tristesse douce, plusmortelle que la violence. Il était attentif aux folies du berger,comme un enfant à ces contes de fées auxquels il croit sans tout àfait y croire et qui songe : « Je voudrais bien que celafût arrivé ! » Il s’intéressait aux souvenirs du pâtre,plus qu’à tous ceux de sa propre existence.

La vie déjà lui semblait lointaine, vue desprofondeurs et de la hauteur de cette caverne habitée par tous cesêtres hors la loi. Il se sentait déjà détaché de tout ce qui sepasse. Les fils qui, pareils à des racines, naguère attachaient sonintelligence à tant de choses, étaient comme coupés ; il lesentait, et de cela il n’était pas malheureux, au contraire. – Maisil souffrait vivement quand sa mémoire lui représentait de nouveau,tout à coup, l’événement qui avait fait cette coupure entre lui ettoute raison de vivre. – « Une chose si jeune, murmurait-il etsi traître !… Ah ! pauvre France ! »

Le vieux berger interrompit le retourdouloureux des souvenirs de Maurin en se mettant à chantonner desparoles vagues et consolantes comme la prière des mères au bord desberceaux :

J’ai fait un bouquet de trois fleurs

Et les trois vierges sont mes sœurs.

La croix de sainte Marguerite,

Je l’ai sur ma poitrine écrite…

Le vieux zézayait, car il parlait françaispour être entendu des deux évadés qui ne comprenaient pas leprovençal. Il prononçait « z’ai fait un bouqué de troisfleurs, et les trois vierzes sont mes sœurs », mais sesdéfauts de prononciation ne frappaient même plus ni Pognon niGalette, les deux Parisiens. Ils écoutaient un rêve :

« Encore ! dit Laragne sur un ton deprière.

– Encore ! dit Mignotin.

– Je sais des secrets qui sont dans lesparoles qu’on chante, reprit lentement le vieillard… Et tablessure, Maurin, si tu veux, avec des signes, je te la guérirai.Tu m’as refusé une fois à ton arrivée : cela m’a fait peine.Veux-tu, à présent, quoi qu’il soit un peu tardpeut-être ?

– Pourquoi pas ? dit Maurin pourcomplaire au vieux berger.

– Tourne vers moi ton côté malade. Lemal, où est-il ?

– Là. »

Le vieux, sur la blessure, avec son pouce, fitdes signes cabalistiques qu’on ne distinguait pas, dans cetteobscurité, et il psalmodiait :

Judas a perdu sa rougeur

Dans le jardin des Oliviers

Quand il trahit Notre-Seigneur…

« Ce ne sont pas les paroles quiguérissent, dit-il, il faut les signes, les signes ! trois ousept, les signes et les chiffres !… Mais il est trop tardpeut-être.

– Si tu sais guérir, pourquoi neguéris-tu pas ta misère ? demanda Pognon…

– Et la nôtre ? insista Galette.

– Je ne suis pas dans la misère, puisqueje vis, dit le vieux, et que je vois les étoiles, qui sont letrésor de tous… Il faut croire pour être guéri, ajouta-t-ildoucement. J’ai vu des hommes sans jambes qui montaient jusqu’ausommet de la montagne et qui arrivaient près de l’étoile ; etj’ai vu des hommes qui avaient des jambes et qui restaient dans levallon noir. Je sais les secrets. Laragne, un jour, marchera droitpeut-être. S’il est tortu, est-ce sa faute ? Pourtant, on faitson sort. De ceux qui vous en jettent, des sorts, il y en a ;mais le sort jeté ne prend que contre ceux qui sont faits pour lesort. Le blé ne vient pas partout. – Dans la même terre un grainlève et l’autre périt. Il y a des secrets, il y a dessecrets ; et j’en sais pour les soldats. J’en sais contre leschiens fous, j’en sais contre le tonnerre, j’en sais pour sauverles âmes après la mort. – Mais je n’en sais pas pour ceux qui sedésirent à eux-mêmes leur enfer… Je n’en ai pas su pour sauver monpropre fils de sa malice. »

On entendit, dans l’ombre, sangloter le vieux.Tous furent émus.

« Ne pleurez pas, père », direntensemble Galette et Pognon.

Et Galette, devenu charitable,ajouta :

« Vous faites de la peine à maîtreMaurin.

– Ne pensez plus à votre malheur,père ! » dit Maurin, qui, fiévreux, se reprit à rêvertoutes les choses qu’il avait faites. Il repassait toutes lescirconstances de sa vie, mais il s’y voyait comme s’il eût étéétranger à lui-même. Et il s’étonnait de voir agir un étranger à saplace sans éprouver ce que cet autre éprouvait. Maintenant, ilétait hors de sa propre vie passée. Et, à travers cette songeriebizarre, il continuait à entendre tout ce qui se disait autour delui…

« Il faut, songeait-il, que Pastouréaille le plus tôt possible dire à M. Rinal de ne pas sedéranger pour venir me voir… je meurs…

– Père Trestournel, déclarait Mignotin,je pense à sortir d’ici. Soldat je veux être.

– Approche, mon fils, c’est un beaumétier que de défendre notre terre, la terre du blé et destroupeaux. Écoute : il y a une France au ciel comme il y en aune sur la terre. De mes reïres-grands (ancêtres) je tiens legrimoire. Approche. »

Mignotin, un peu tremblant, s’avança. Lesautres le virent se profiler debout en ombre toute noire sur leciel de la nuit claire. Le vieux alla au petit. Les autres lesvoyaient très bien tous les deux.

« Une France dans le ciel ? ricanaPognon à voix basse.

– Si vous riez du grimoire, je me tairai.Ma fin approche ; il faut que je dise non pas tous lessecrets, mais les choses qu’ils me commandent de dire. Petit !petit ! tu veux être soldat ?… Eh bien, voici lesparoles. Et pour les signes, je les ferai sur ton épaule, et surton cœur je les ferai. Et la Vierge de France te protégera… Elles’appelle Jeannette ; elle est dans la France du ciel. Et ilmarmonna :

France est le paradis du monde…

Va combattre, je te seconde ;

Puis tu viendras, je te le dis,

Dans la France du Paradis.

– Sois soldat, comme moi je fus berger.La bergère, armée de l’Espaze (l’Épée), te reconnaîtra. »

Mignotin se rassit, tout éperdu de craintemystérieuse. L’athée tremblait devant le sorcier. Tous s’étonnaientconfusément d’eux-mêmes, dans l’ombre.

Trestournel marmonnait :

Saint Martin porte un grand manteau

Bleu comme le ciel le plus beau,

Avec l’or du soleil pour franges ;

Comme on voit aux robes des anges…

Un pauvre l’arrête en chemin

Et le prie en tendant la main ;

L’âge fait que le vieux tremblote,

Le froid veut encor qu’il grelotte ;

Alors, du haut de son cheval,

Qui foule aux pieds l’Esprit du mal,

Le cavalier, armé du glaive,

Ôtant son manteau, le soulève,

Le coupe et d’un seul en fait deux.

– « Ne grelotte plus, grelotteux…

Ton manteau, comme ceux des anges,

Avec l’or du soleil pour franges,

Épais velours sur bleu satin,

C’est le manteau de saint Martin ! »

« Eh ! eh ! dit Pastouré, voilàqui me rappelle, Maurin, une de nos plus drôlesd’aventures. »

Mais Maurin, triste, songeant, non plus pourlui mais pour ceux qui vivraient après lui, à la sottise et à laméchanceté des hommes :

« Et contre la rage, sais-tu des secrets,vieux père ? Crois-tu qu’un bon bâton qui frappe sur la têtedu chien fou n’est pas le meilleur secret ? Il y a des bêtesenragées qui ont figure d’homme.

– Le bâton est bon si tu ne manques paston coup. Mais si tu le manques ou si tu ne joins pas la bête,« esconjure-la ». Pour les chiens, pas besoin de signe.Et les paroles, les voici :

C’est le chien noir de la montagne

Qui va tournant dans la campagne,

Le nez soufflant, la bouche en feu,

Et la langue aboyant à Dieu.

– Je le reconnais, dit Maurin, je lereconnais ! »

Et dans sa pensée trouble de fiévreux, il vitTonia transformée en chienne hurlante… Mais non… c’était laFanfarnette.

Trestournel continuait :

Mais si Dieu veut que je l’arrête,

Je mettrai le pied sur sa tête ;

Dieu le voudra si je le veux,

Car sa lumière est dans mes yeux.

Il le voudra, si je l’en prie

Au nom de madame Marie

Qui porte son petit enfant,

Droite sur le front du serpent.

Viens ici, grand chien de la haine !

Dieu garde mes bêtes à laine !

Abaisse ta férocité

Devant l’agneau d’humilité.

Le vent élève ma prière

Mais il n’éteint pas ma lumière…

Gaspard, Balthazar, Melchior…

Je marche avec l’étoile d’or !

« Avec tout ça, je voudrais bien savoir,s’écria tout à coup Pognon, comment sortir d’ici ! Voilà,vieux, ce qu’il faut que tu nous dises.

– Si tu ne te désires pas ta géhenne àtoi-même, si tu n’es pas damné par toi-même, j’ai un secret pourtoi. Mais si tu te damnes de ta volonté, tu oublieras mes paroleset dans ton enfer tu resteras. » De sa voix basse, basse, voixde vieillesse lointaine, déjà descendante dans la tombe où dormentles temps, le vieux mage dit :

Pauvres pêcheurs, le cœur me tremble,

Comme fait la feuille du tremble,

Comme fait l’oiseau dans son nid,

Quand le tonnerre au ciel bruit.

Le pont où doit passer notre âme

Ressemble au cheveu d’une femme.

Dessous est un gouffre de feu,

Les deux mains vite il faut étendre,

En la baisant il faut la prendre ;

Et notre père, doux et bon,

Ne secouera pas le menton.

Tenons bien fort, quoi qu’il nous dise

(Sauf respect de la Sainte Église),

Et forçons-le de se baisser,

S’il veut en enfer nous chasser

Car dans l’éternelle géhenne,

Pour peu que sa barbe se prenne,

Il tirera tous les maudits

De l’enfer dans le Paradis…

Tel est, pour échapper aux flammes,

Le secret du salut des âmes ;

Tel est, pour entrer au saint lieu,

Le secret de la barbe à Dieu.

Comme il achevait, un coup de tonnerre ébranlale ciel.

« Le tambour des limaces ! »dit joyeusement Mignotin.

Mais aussitôt le vieux, en se signant,s’avança tout au bord de la grotte d’où il semblait dominer toutela terre et toute la mer, et debout devant l’orage, ilpria :

Sainte Barbe, la sainte fleur,

Tient la croix de Notre-Seigneur ;

Elle est debout sur la tourelle,

Et répond à Dieu qui l’appelle.

« Je reviendrai vers les élus.

Lorsque vous ne tonnerez plus,

Je tiens votre croix sur la terre

Pour en détourner le tonnerre…

C’est pour cela que, nuit et jour,

Je suis en garde sur ma tour. »

« Pastouré, soupira tout à coup Maurindans l’ombre, d’une voix changée. À moi !j’étouffe ! »

Ils comprirent tous qu’un homme allait finir.Ils approchèrent de son lit, serrés les uns contre les autres.

« De l’air !… De l’air ! ilfaut me porter au bord de la grotte… je respirerai mieux, et puisje verrai tout le ciel…

– Aidez-moi tous, dit Pastouré. Empoignezce matelas des deux côtés… À nous cinq, nous le soulèveronsfacilement, deux de chaque bord, moi à la tête. »

Avec les précautions les plus délicates, lesmisérables portèrent Maurin au bord de la grotte.

Un éclair, à l’horizon, fit une fente enzigzag dans le dôme bleuâtre dont les bords là-bas semblaients’appuyer sur la mer. L’orage était très lointain. La merbruissante répondait par toutes ses vagues aux bruissements de lamontagne sur le flanc de laquelle s’ouvrait la caverne.

« C’est plus beau que leshommes ! » murmura Maurin.

Tous entendirent ces mots, même le très vieuxberger qui était pourtant à moitié sourd et qui alla s’agenouilleraussitôt près du mourant, pour mieux l’écouter et mieux luiparler…

« Tu comprends donc le ciel ? dit levieux pâtre à genoux, et montrant du doigt des points dansl’espace : alors, regarde au fond du ciel là-haut…Regarde : il y a la Poussinière qui rappelle ses étoiles commeles perdrix leurs poussins qui, la tête hors de la plume des mères,se réjouissent. Il y a les Mages, qui apportent les parfums de feuet l’or qui scintille. Et puis il y a l’étoile des Bergers. C’estla plus belle, c’est celle de l’espérance et de l’amour. L’Étoiledes Bergers a guidé les Rois… Eh ! eh !… les bergersguident les rois ! »

Maurin, affaibli, ne souffrait plus. Ilcherchait la main de Pastouré. Pastouré, à genoux pour être plusprès de lui, lui donna sa main qu’il serra.

Maurin, couché au seuil de la grotte,regardait l’espace. Ses yeux s’élevaient vers le bleu sombre,infini, ouvert au-dessus de sa tête et il eut la sensation quequelque chose de lui, sa pensée, montait avec son regard et s’enallait là-haut, tout là-haut, bien plus haut que l’aigle, bien plushaut que le bleu de l’air… Et cela était lui encore, mais lui sansamour, sans haine, sans désir, et cela, qui était lui-même, seperdait enfin tout là-haut, léger, léger comme un soupir, légercomme on dit que sont les âmes.

L’homme était mort.

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