L’Illustre Maurin

Chapitre 22D’une vilaine rencontre que fit Maurin sur la grand-route ; desennuis que lui attirèrent à cette occasion son courage et son bonsens naturel, et de l’hommage inattendu qu’il rendit au grandPasteur.

Il avait marché plus de deux heures, quandHercule, qui gambadait en avant, brusquement revint se blottirentre ses pieds, et couché contre terre, tout frémissant, refusa dese relever.

« Tiens ! dit Maurin, qu’est-ce quec’est donc ? »

Il écouta.

Rien. Il attendit. Des rumeurs s’élevèrent. Ilavança, et aperçut alors au milieu de la route une espèce debouledogue qui, à pleines dents, mordait dans une pomme de pin,tombée d’un arbre voisin. L’animal déchiquetait le bois. Sa queueétait collée sous son ventre. À mesure que Maurin avançait, ildistinguait la bave qui coulait des babines de la bête et ilentendit un rauquement qui n’avait plus rien d’une voix dechien.

« Bougre ! fit-il, un chienfou ! »

Hercule s’était relevé enfin, sans doute pourne pas laisser son maître aller seul au péril. Maurin, s’étantretourné, l’aperçut et éleva son bras, ce qui voulait dire :couché !

Hercule, fier de montrer son courage, mais nonmoins heureux qu’on l’en dispensât, s’écrasa de nouveau dans lapoussière.

À mesure que Maurin marchait vers la bêteenragée, elle relevait la tête vers lui, oubliant le bois rongépour s’irriter contre l’homme.

Maurin prit son bâton de sorbier par le petitbout ; l’autre était taillé en boule et tout noueux.Lentement, prudemment, l’homme marchait sur l’ennemi.

« Mauvaise rencontre ! murmurait-il.J’aimerais mieux avoir mon fusil ! »

Le chien décidément quitta la pomme de pinqu’il avait broyée et se mit à marcher directement sur l’homme. Sesbabines soulevées montraient ses crocs puissants et baveux. L’œil,atone mais sanglant, était effroyable : la tête était baisséeet le regard relevé.

Maurin, son bras barrant sa poitrine, tenaitdans sa droite, qui venait toucher son coude gauche, son bâtonpresque horizontal.

Quand le chien fut à six pas de lui, l’homme,de sa main gauche, saisit brusquement son chapeau qu’il lança sousle nez de son horrible adversaire. Le chien s’en saisitfurieusement. Maurin bondissant s’était courbé, son bâton fauchal’air et brisa les deux pattes de devant… l’animal se mit à hurler.Alors Je bâton, devenu massue, lui broya le crâne.

« Ouf ! » fit le chasseur…

Cette besogne achevée, la peur le prit ;il se recula vivement, courut à Hercule, le saisit par le collieret, se sentant les jambes émues, il s’assit au bord de la route surune borne.

« Mon pauvre Hercule ! dit-il, tul’as échappé belle ! »

Le griffon se mit debout, posa des deux pattessur les épaules du maître et lui lécha le visage.

L’homme prit dans son carnier une boîte, etdans cette boîte une lanière de viande séchée qu’il donna à sonchien.

« Refais-toi ! dit-il. Si tu as eupeur autant que moi, pechère ! tu as besoin de terefaire. »

Il prit la gourde d’aïguarden et but unelampée.

Là-haut, sur le flanc de la colline, un bergercheminait, rappelant son troupeau de chèvres mauresques.

« Ah ! quel malheur, Maurin !cria-t-il, un chien fou a passé là-bas ! Il m’a mordu au moinsdeux de mes chèvres et il a mordu aussi mon chien.

– Pauvre bougre ! dit Maurin, tonchien et tes deux chèvres, il faudra les abattre ! »

À ce moment, des hommes sur la route parurent,qui cheminaient prudemment, armés de fusils. En tête venait legarde champêtre. On voyait luire sa plaque sur sa poitrine.

Avec d’infinies précautions, très lentement,cette troupe, composée de sept ou huit hommes, s’avança vers lecadavre du chien. Ces gens tenaient leurs armes prêtes, l’index surles gâchettes.

« Vous venez un peu tard, leur criaMaurin ; il est mort. »

Sur la colline le berger se lamentait.

La petite troupe se porta en avant, et lesplus hardis, ramassant une branchette, touchèrent le corps inertedu chien enragé.

« Il est bien mort ! » dit l’und’eux.

Le garde en tête, tous se rapprochèrent alorsde Maurin.

« Tiens ! c’est vous,Maurin ?

– C’est moi !

– Eh bien, vous avez fait un beaucoup ! grogna le garde d’un ton de reproche. C’est le mairequi ne sera pas content !

– Comment ? dit Maurin surpris. Quece soit moi qui l’aie tué ou que ce soit vous, qu’est-ce que çafait, pourvu qu’il soit hors d’état de nuire ? S’il y a unerécompense pour toi, de grand cœur je te la laisse, avec ce joligibier.

– Ce n’est pas ça, dit le garde. Nousavions d’autres ordres. Il ne fallait pas le tuer.

– Et qu’en vouliez-vous faire ?

– Eh ! dit le garde, tu ne m’entendspas ! Nous le conduisions, voilà une heure, avec assez depeine !

– Vous le conduisiez ! et oùcela ? Vous voilà berger de chiens fous à cette heure ?joli métier, ma foi de Dieu ! Où le conduisiez-vous,voyons ? j’en perds mes idées, véritablement.

– Dans la commune voisine.

– Dans la commune voisine ? Est-cequ’elle fait collection des chiens fous, comme mon prince faitcollection d’oiseaux rares ?

– Vous ne savez donc pasl’usage ?

– De quel usage parlez-vous ? »s’écria Maurin de plus en plus étonné.

Les chasseurs, tranquillisés, l’arme surl’épaule, entouraient Maurin. Le garde répondit :

« Quand on tue un chien enragé, l’usageest que les frais d’autopsie sont à la charge de la commune. Lacommune doit payer ces frais-là et aussi le déplacement duvétérinaire. Alors, pour esquiver toutes ces pertes sèches, onpousse la mauvaise bête sur le territoire de la commune voisine.J’en ai reçu l’ordre aujourd’hui et ces messiés m’ontaccompagné ; parce que plusieurs fusils valent mieux qu’un, encas que la bête se retourne. »

Maurin, confondu, n’en croyait pas sesoreilles. Toujours assis sur sa borne, il répondit :

« Je ne te crois pas, tu galèjes !et ce n’est pas ici matière à rire ! non, je ne te croispas ! Ou tu te fiches de moi, ou ton maire serait une manièrede brute sauvage plus dangereuse cent fois que n’était cette bêtemalade – car cette bête malade était seule et unique à faire le malpar ici, tandis qu’à son service, pour faire le mal, ton maireaurait tous les chiens enragés qui passent. Mais tu veux rire demoi, hé, compère ?

– Comment, fit sérieusement l’un deschasseurs, vous ne saviez pas ça, Maurin ?… C’est bienl’usage, comme on vous l’explique. Et j’ai toujours vu faire lachose de cette manière, en toute ma vie !

– De vrai ?

– Et tellement vrai que nous allonstraîner ce chien sur le territoire de l’autre commune, qui commencetout près d’ici, répliqua le garde. L’enlèvera qui voudra. Lesaigles pourront le manger, s’il est de leur goût – et lesadministrés n’en paieront pas la sauce !

– Voilà, dit Maurin, une belle besogne,d’empoisonner jusqu’aux aigles avec de la pourriture humaine !car cette charogne, à présent, il ne dépend que des hommesd’empêcher qu’elle soit nuisible aux fouines, aux martres et auxrenards. Je l’ai tué sur votre territoire, j’en fais ici madéclaration au garde, je la ferai tout à l’heure à la mairie etvous en paierez l’aventure, c’est moi qui vous le dis, y comprisles chèvres et le chien du berger ! vous verrez cela. Viensici, berger ! »

Mais le berger, qui de là-haut écoutait,cria :

« Je te remercie du cadeau, Maurin !mais à pareille affaire, si je me plains pour mes deux chèvresperdues et mon chien gâté, je ne les ressusciterai pas ! et onme fera encore mille misères en justice. Je m’en tiens au malheurque j’ai. Fais ton chemin, crois-moi ! et laisse en paix lesgardes et les juges ! »

Il disparut dans la colline, en gémissant.

« Celui-là comprend, dit Maurin, que j’enserai encore pour quarante sous de ma poche.

– Celui-là a compris, rectifia le garde,que j’ai reçu des ordres, des ordres, entends-tu ?

– Des ordres comme ça, cria Maurinirrité, un homme intelligent ne les accepte pas ! À ta place,moi je jetterais ma casquette de domestique à la figure du maire,de l’imbécile ou du coquin qui me les donnerait !… Et si cetanimal fou, que vous auriez pu tuer cent fois, eût mordu femme oufille, enfant revenant de l’école, et vieux ou jeune – ou même moi,Maurin. – serait-ce lui, pauvre chien fou, qui serait lecoupable ? ou bien vous autres, gens raisonnables, qui seriezles homicides ? Et dire qu’il y a en France un savant dont onapprend le nom dans les écoles et qui a passé sa vie à étudier pourguérir les hommes mordus par les bêtes enragées ! Je ne saisguère que son surnom. On l’a surnommé le « Grand Berger »ou le « Grand Pasteur » pour faire entendre au mondequ’il voulait malgré eux mener les hommes – plus bêtes que lestroupeaux de moutons – dans un bon chemin ! Et c’est pour vousqu’il travaillait, ce brave savant, cet innocent, pechère !pour des imbéciles comme vous, incapables de rien comprendre !Que le Bon Dieu le bénisse, il a fait métier de coïon !Ah ! race des serviteurs imbéciles, plus malfaisants que larage et aussi malfaisants que vos maîtres !… Les gens del’autre commune ne sont donc pas des Français peut-être ? Etque fais-tu autre chose envers eux que métier de traître ?oui, métier de traître, je te dis ! et quand ils seraient desPrussiens, est-ce de la bave de chien enragé que vous devriezpousser contre eux ? Sauvages et stupides, voilà ce que vousêtes ! Va dire ça à ton M. le maire, et je le luirépéterai moi-même !

– Bon ! Maurin ! ne te fâchepas, dit un des hommes ; nous n’avons pas tant réfléchi… nousrisquions notre peau quand même.

– Oui, pour épargner quarante sous !et cent fois plus longtemps qu’en faisant votre devoir qui auraitduré la seconde d’un coup de fusil. Et c’est pourquoi je voustraite de brutes !… La rage ! la rage ! répétaitMaurin, ils se renvoient la rage les uns aux autres ! d’unecommune à l’autre ! pour s’épargner quarante sous à deux millehommes qu’ils sont ! Et ça s’appelle un garde ! etqu’est-ce que tu gardes, puisque, pour économiser quarante sous àta commune, tu mets en danger au contraire la vie des gens que tudois garder !… mais quarante sous d’absinthe, vous ne leséconomiseriez pas, buveurs d’apéritifs que vousêtes ! »

Le garde à la fin s’impatientait.

« Ah ! mais, Maurin, dit-il, tucommences, sais-tu, à me rompre les échines ! Ça commence àbouillir, fais-y attention ! je pourrais me rappeler, compère,qu’il y a aussi des ordres contre toi.

– À présent, dit Maurin, que ces bravesgens qui te suivent et qui n’avaient pas réfléchi ont vu par moi cequ’ils ont fait de répréhensible à ta suite, sous ton bravecommandement, pas un d’entre eux ne t’aidera à prendre un Maurin,juste au moment où, au péril de sa peau et de la peau de son chien,il vient de délivrer leur territoire d’une bête si terrible – maismoins terrible cent fois que celui qui, au lieu de la tuer, lapoussait devant lui, comme on mène un dindon !

– Ah ! c’est comme ça ? Ehbien, pour commencer, rugit le garde, on va examiner ton proprechien que je vais emmener, et je le ferai abattre, ne fût-ce queparce qu’il a approché l’autre !

– Fais-toi abattre toi-même, idiot !Si tu touches un poil de ma bête, je t’assomme. Mon chien est uncontribuable ! il paie l’impôt. Et c’est un meilleur citoyenque toi ! »

Cela dit, Maurin lâcha Hercule qui montra lescrocs.

Le garde marcha brusquement sur Maurin pour leprendre au collet, puis s’arrêtant :

« Tu m’insultes, dit-il, dans l’exercicede mes fonctions.

– Fonctions de bavard, dit Maurin,fonctions de bourrique ! va, berger de chiens fous !quand vos préfets prennent des arrêtés contre les chiens malades,vous arrêtez les chiens bien portants, les chiens familiers, ceuxde votre connaissance, mais pas les autres qui vous fontpeur ! gardes qui ne gardez rien que votreparesse ! »

Le fonctionnaire fit de nouveau un pas enavant. Il étendit le bras. – Maurin, sur le bras tendu, donnarudement du poing, puis saisissant le fusil que l’agent del’autorité avait dans sa main gauche, il le lui enleva prestement,et l’envoyant à vingt pas dans une broussaille du bord de laroute.

« Ici, Hercule ! »

Le nommé Hercule venait de déchirer la culotteofficielle.

« Ramasse ta houlette et ton chien crevé,berger de la rage ! J’ai dit ce que j’avais à dire… Ah !pauvre France ! »

Et, suivi d’Hercule, Maurin s’éloignatranquillement.

Les chasseurs, gens de bon sens, étaientconfus. Tous aimaient Maurin. L’un d’eux lui cria :

« Calme-toi, Maurin. Tu n’as pas tortdans ce que tu dis, mais, pas moins, tu es un peu vif,collègue !

– Je ferai mon procès-verbal enconséquence, dit le garde, vous êtes témoins.

– Mais tout de même, Maurin n’a pas tort.Nous n’avions pas réfléchi. La loi est la loi, garde. Faisons unecivière de branchages et portons la sale bête au village.

« La commune paiera ce qu’il faudrapayer.

– Mais je ferai mon procès-verbal !insista furieusement le garde. L’autorité ne peut pas avoir tort.Les maires sont des magistrats et les gardes ont prêté serment. Jeferai mon procès-verbal. Il m’en a vraiment trop dit et mon fusilest endommagé. »

Maurin, là-bas, se retournant, haussa lesépaules.

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