L’Illustre Maurin

Chapitre 58CHAPITRE LVIII M. Rinal sonde la blessure de Maurin.

Tonia avait pensé que le secours efficace nepouvait venir que de M. Rinal. Elle était allée le voir, luiavait tout avoué, puis l’avait quitté pour rentrer chez sonpère.

M. Rinal fit prévenir M. Cigalousqui prit toutes les mesures nécessaires. Il fallait une équipe deporteurs, il fallait une carriole pour les conduire promptementjusqu’au point de la route le plus rapproché du lieu où gisaitMaurin. M. Cigalous ne trouva pas tout de suite quatre hommesdisponibles ; mais dès qu’il les eut, il partit avec eux.M. Rinal mit sa trousse dans sa poche et suivitM. Cigalous.

Dans un filet à serrer les balles de foin etqui, par les angles, avait été attaché à deux barres de bois,Maurin fut descendu sur l’épaule des quatre porteurs. M. Rinaln’avait pas pu monter la colline, il attendait sur la route, dansla carriole. Maurin, pendant le trajet, avait plusieurs fois perduet repris connaissance.

M. Rinal le fit étendre à terre sur lematelas qu’on avait apporté – il examina la blessure qui neparaissait pas mortelle. La balle était ressortie au-dessous del’épaule, sans avoir, semblait-il, endommagé rien d’essentiel.

M. Rinal fit un premier pansement.

« Allons, dit M. Cigalous, il fautle porter au plus près.

– Où cela ?

– À la cantine du Don.

– Non, dit M. Rinal… Allons chez lecantonnier. C’est cela le plus près, ou plutôt… non, reprit-ilsongeant aux accusations qui pesaient sur Maurin, n’allons pas auplus près, allons chez moi. »

On y alla.

Le lendemain, Tonia vint demander à voir leblessé.

« Il n’est pas visible, lui ditM. Rinal, pour vous surtout. Il faut le comprendre. Il ne fautpas qu’il vous voie en ce moment. Du reste, vos visites pourraientfaire deviner sa cachette. Voulez-vous achever de le perdre ?Ne reparaissez plus avant qu’on vous aille chercher.Adieu. »

Elle obéit et s’en alla ainsi, sentant bienque le vieux médecin ne lui pardonnerait pas… « Après tout,cependant, c’est un coquin qu’elle avait puni ! » Ainsielle croyait, la pauvre ! à l’innocence de la Fanfarnettevictime de Maurin !

Cependant trop de gens avaient deviné laprésence de Maurin à Bormes chez M. Rinal, bien qu’il y eûtété transporté de nuit… M. Rinal comprit que déjà sa maisonn’était plus un asile assez sûr.

Maurin, depuis vingt-quatre heures, étaitresté dans un état de profonde somnolence. À son réveil, sonpremier mot, quand il reconnut M. Rinal, futcelui-ci :

« Vous, monsieur Rinal, vous ne croyezpas cela de moi, n’est-ce pas ? »

M. Rinal comprit la préoccupation de sonami, car Fanfarnette avait tenu sa promesse. Elle était venue àBormes, chez M. le maire, porter plainte contreMaurin !

« On vous a tendu un piège, mon pauvreMaurin, et vous y êtes tombé !

– Comme un Darnagas, fit Maurin essayantde sourire. Merci, monsieur Rinal.

– Allons, allons, tout ira bien. Vousguérirez.

– Je n’en ai pas beaucoup enviemaintenant, je ne suis utile à personne et j’ai reçu un mauvaiscoup… Oh ! je ne parle pas de celui qui est sorti du fusil… Jeparle de l’autre. De ces deux femmes, c’est la plus petite qui m’atué… Ah ! la coquine ! »

M. Rinal lui prit la main et laserra :

« M. Cabissol ne croira pas ça,hein ?

– Aucun de ceux qui vous connaissent.Calmez-vous. »

Le vieux médecin comprenait trop bien ce quise passait dans l’âme, après tout naïve, du chasseur. Le rustreMaurin, malgré son ironie joyeuse, malgré sa galéjade mordante quis’attaquait à toute chose, était, par nature, un de ces êtres desympathie que soutiennent, à travers toutes les misères de la vie,un grand amour instinctif des hommes et une foi irrémédiable en lajustice tardive, mais assurée dès ce monde. Du fond de sonignorance, Maurin, ce rêveur populaire, le Maure chrétien, avaittoute sa vie cru au peuple, espéré dans le peuple – et, pour toutdire – dans l’humanité.

Humanité et peuple venaient, en Fanfarnette,de lui apparaître soudainement déchus, indignes d’eux-mêmes, prêtsà toutes les trahisons, fût-ce pour un très petit profit.

Il avait partagé passionnément cette erreurdes vrais sectaires qui consiste à croire que le fait seul d’êtreaffilié à un parti confère des vertus spéciales.

Derrière Fanfarnette, il y avait Grondard – ille sentait, il le devinait, le voyait. Il n’est pas nécessaire desavoir nommer les causes de son mal ou celles de sa joie poursouffrir ou jouir. Autrement que serait la vie des bêtes ?

Maurin, sans qu’il sût se l’expliquer, venaitde mettre en doute la victoire future du Bien sur le Mal.

Il se prenait à croire tout à coup au triomphedéfinitif des Grondard sur les Rinal. Du haut rêve de justice danslequel il avait vécu, il tombait lourdement dans l’injustice de laréalité, comme l’acrobate qui, enlevé par une montgolfière, lâcheson trapèze au moment où il croyait monter au ciel – et s’enfonce,de tout son poids, multiplié par l’effroyable vitesse, dans lafange d’en bas.

Il n’avait attaqué, il n’avait vu jusqu’icique les défauts d’un mécanisme qu’il jugeait perfectible et quis’appelle l’état social, sans faire la part de la malice humaine,sans incriminer les hommes qui sont irrémédiablement avides,fourbes, intéressés. Les hommes, il avait cru les connaître et lesjuger, lorsque, en vérité, il ne les avait vus et blâmés que dansles institutions, non pas dans la nature humaine. Bref, il avaitcru la société artificiellement mauvaise et les hommesnaturellement bons.

Le généreux Maurin venait de découvrirl’indéfectible égoïsme, source inépuisable de toute perfidie. Il nes’était jamais douté de la toute-puissance de l’intérêt, seul roidu monde. Il avait une âme aimable d’enfant ; il étaitl’individu qui vit indépendant loin des foules, mais dont chaquegeste est une pensée donnée à tous, chaque indignation une révolteen faveur de la masse, chaque cri un cri d’espérance. Dans sesfautes, toutes avouables, il n’y avait jamais eu trace de calcul,nulle intrigue. Et brusquement cette âme puérile et honnête, quihabitait un corps d’homme mûr, s’était trouvée face à face avecl’âme sournoise, lâche et indifférente de la vieille humanité… Etcette humanité vieille, corrompue et désolante, souriait avec deslèvres de petite fille… Était-ce donc cela, la vérité ? Quelcauchemar qu’un tel réveil !

Maurin était vaincu, mort déjà à ce monde,comme tous les idéalistes, ces rêveurs aveugles, qui, subitementopérés de la cataracte, découvrent tout le réel. Le coup de lumièrebrutale qui les tire de leur songe les tue.

Voilà ce que devinait M. Rinal. Il avaitvu naguère, au récit d’un procès fameux qui occupait toute laFrance, Maurin se mordre tout à coup le poing jusqu’au sang avec cecri d’angoisse :

« Maï alor ? y aurié gès déjustici ! – Mais alors ? il n’y aurait donc point dejustice ! »

Doute sublime ! Eh non ! il n’y apas de justice. Il y a seulement, au cœur des Maurin, un rêve dejustice toujours déçu, toujours renaissant, admirable encorelorsqu’il reste vain… et qui parfois se réalise, mais au-dessus dela foule humaine, et non pas, hélas ! en cette fouleelle-même !

Tout héros ne se nourrit jamais que de sonpropre cœur. Et au jour de la déception, après avoir cru communieravec tous, il ne se trouve qu’en face de sa propre humanitéchétive, jamais en présence d’un Dieu qu’il a bien désiré et qu’ileût bien aimé s’il s’était laissé voir !

« Maintenant, voyez-vous, monsieur Rinal,je ne suis plus bon qu’à faire un mort. »

Le vieil idéologue, le jacobin en manchettes,l’athée bête-à-bon-Dieu, espérait quand même une réaction, et ilrésolut de la provoquer.

« Maurin, dit-il, nous allons nous ymettre tous, et nous obtiendrons pour vous… bien deschoses. »

Maurin secoua la tête.

« Je suis condamné, dit-il, pour avoirvolé soi-disant le chien d’un imbécile… Alors, on croira tout demoi parce que j’ai une petite condamnation sur le dos.

– Et la loi Béranger, Maurin ? Cettecondamnation-là ne compte pas, grâce à la loi Béranger.

– Ce Béranger, dit Maurin, c’est un bienbon homme et qui a fait de bien jolies chansons ! Mongrand-père les chantait.

– Écoutez-moi, Maurin… Dans un mois auralieu l’élection du nouveau président de la République, nouspréparerons un dossier en votre faveur, M. Cabissol et moi.Vérignon le présentera au nouveau président, et on s’arrangera pourque tous vos délits – qui sont tout à votre honneur – soienteffacés par l’amnistie. C’est fameux, ça, hein ?

– Ça serait fameux, oui, mais si çavient, ça viendra un peu tard, dit Maurin…

– Et puis, vous ne savez pas ?Cigalous a demandé pour vous une médaille de sauvetage, nousl’aurons !

– Tout ça !… » dit Maurin avecun geste vague.

Il s’interrompit, craignant d’affliger sonvieil ami, pour dire :

« C’est égal, vous êtes bien bon… Toutça, il faudra le dire à mon fils, quand il sera grand.

– Tenez, mon bon Maurin, j’ai envoyéquérir votre petit Bernard. Vous l’embrasserez. Et puis, comme enattendant l’amnistie il faut vous mettre à l’abri des gendarmes,nous vous ferons transporter ailleurs. Où voulez-vousaller ?

– Bernard ! murmura Maurin.Ah ! s’il pouvait voir quelque jour un peu de justice, dans lemonde, celui-là ! Mais vous le préparerez bien… et il en ferade la justice, si on ne lui en fait pas. Pour ce qui est de m’enaller d’ici, monsieur Rinal, je veux bien, je vous donne tropd’embarras.

– Ce n’est pas cela.

– Bon ! bon ! je sais… mais,écoutez… il faut faire avertir Pastouré.

– Il est là, dans la chambre à côté. Jevais l’appeler.

– Ah ! » dit Maurin, avec unsoupir de satisfaction.

Pastouré entra à l’appel de M. Rinal, et,quand il eut regardé Maurin, le bon colosse fondit en larmes :« Qué siès couyoun ! que tu es bête ! ditMaurin ; j’ai à la maison septante-quatre queues de porcssauvages[5]…

– Septante-cinq, corrigea l’énormePastouré en pleurant comme un enfant.

– Eh bé, dit Maurin, nous irons à lacentaine ! »

Pastouré sourit.

« Et toi ? reprit Maurin, c’est bienvrai au moins, que tu n’as pas cru ce que raconte laFanfarnette ?

– Maurin, dit Pastouré, quand il y auraitd’un côté un Maurin et de l’autre toutes les femmes qui sont danstoute la nature du monde entier, et qu’elles diraient le contrairede ce que tu dirais, toi – la balance du monde entier nel’emporterait pas contre toi, aux yeux de Pastouré, pourquoi il teconnaît. »

Maurin soupira et tendit la main à son vieuxcompagnon qui la serra à la briser… Mais le malade, heureux, ne seplaignit pas de l’étreinte.

« Mon brave Pastouré, dit-il, écoute… tusais que j’ai rendu un service à ces boumians qui ont construittout un village dans le bois de M. de Siblas, auxBonnettes ?

– Oui, dit Pastouré.

– Va les trouver. Explique-leur commenttu m’as vu et que j’ai besoin d’être caché ailleurs qu’ici etemmené d’ici sans être vu, jusque chez leur ami Lagarrigue, tucomprends ? Si on me sait malade, on guettera ma guérison. Onm’accuse d’un incendie et d’un meurtre ! Le jour qu’il lefaudra je me présenterai pour répondre, mais je ne veux pas êtrepris malgré moi.

– Je te comprends, dit Pastouré.

– Les bohémiens attelleront une roulotte,et jusque chez Lagarrigue j’irai « de couché », puisqueje ne puis pas aller « de droit » ! Allons,file !… Ah !… emmène mon chien Hercule, mets-le chez nosamis de Bormes, et si je meurs, il sera tien ! »

M. Rinal ne s’opposa pas à cetarrangement, il se proposait d’aller faire à Maurin, chezLagarrigue, ses bonnes visites de médecin. Pastouré venait departir, lorsque arriva le petit Bernard.

« Demandez-lui quelque chose devant moi,dit Maurin, que je voie si vous serez content de sa réponse.

– Quel est le plus bel idéal et le plusréalisable ? – demanda le vieux professeur à l’enfant. – Lesais-tu ? Nous en avons parlé souvent.

– C’est, dit Bernard, que partout le plusfort doit aide et protection au plus faible. »

Hélas ! M. Rinal inculquait au petitMaurin la folie de don Quichotte, ce mal étrange qui seul rend lavie supportable.

« J’ai toujours pensé ça, sans savoir ledire, fit Maurin… Étudie, petit… Adieu, Maurin,adieu. »

On emmena l’enfant. Alors, Maurin dit àM. Rinal :

« Le plus fort – voyez-vous, monsieurRinal – sera toujours le plus injuste. Et le plus faible ne demandequ’à le remplacer pour avoir la force à sa place et l’injustice àson profit ! Les pauvres sont socialistes parce qu’ils sontpauvres ; ils ont cette opinion par intérêt, monsieur Rinal,par égoïsme ; chacun pour soi ! mais quand un bourgeoisqui ne demande rien au peuple est comme vous socialiste, c’estseulement par l’effet de sa bonté, puisqu’il n’y a pas d’intérêt…au contraire. Et voilà pourquoi je vous aime… mais les bourgeoiscomme vous on les compte, vous savez !

– Allons, allons, fit M. Rinal, nevous exaltez pas.

– Eh bien, répliqua Maurin après unsilence, rendez-moi le service, monsieur Rinal, de faire venir ici,par les soins de M. Cigalous, un de mes amis de Bormes, appeléVerdoulet, pourquoi j’ai à lui parler en particulier… ça me fera dubien.

– Je vais le chercher », ditM. Cabissol qui entrait.

Verdoulet vint voir Maurin le soir même. Onles laissa ensemble.

« Écoute ! lui dit Maurin, c’est toiqui as tué Grondard… tu as bien fait. Moi, comme je t’avais promis,je ne t’ai pas vendu. Mais je veux être sûr qu’à l’occasion, si,par exemple, devant les juges, on me mettait un jour, à cause decette histoire, en position d’être condamné tu me rendrais bontémoignage… »

Verdoulet, voyant Maurin malade et couché,n’avait pas peur d’être lâche :

« Je ne sais pas ce que vous voulezdire », fit-il.

Et il prit la porte prestement.

Alors, un grand désespoir entra dans l’âme duchasseur, et il dit à M. Rinal qui, le sachant seul, revenaitle voir, suivi de M. Cabissol :

« Je ne croyais pas les hommes siméchants !

– Je vous devine, ditM. Cabissol : Verdoulet veut nier. Mais je sais, moi, parles indiscrétions de sa femme, ce qu’il voudrait cacher et dontvous n’avez jamais parlé.

– Ah ! soupira Maurin, il y a doncun Bon Dieu !… »

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