L’Illustre Maurin

Chapitre 37CHAPITRE XXXVII Comment se fait la chasse au mousquetaire dans lesforêts domaniales des Maures en Provence.

Sandri et son camarade, accroupis etdissimulés dans les broussailles, à quelques pas l’un de l’autre,étaient à l’affût près de la source. Au bord du bassin naturel,parmi les herbes, le paquet de vêtements était bien en vue. Leshardes étaient enveloppées dans un grand morceau de toile rêche,nouée par les quatre bouts ; et les coques des nœudsformaient, au sommet du paquet, deux grandes oreilles que parfoisagitait un léger ventoulet, et qui se miraient dans l’eauluisante.

Les deux gendarmes, s’attendant, d’une minuteà l’autre, à voir apparaître Maurin, le guettaient de tous leursyeux écarquillés. Le soir était venu. Leurs yeux maintenantfouillaient l’ombre. Ils avaient eu la précaution de mettre dansleur gibecière chacun un pain et quelques rondelles de cervelas.Ils dînèrent sobrement. Ils avaient du vin, chacun sa gourde, etils burent, se rationnant… Maurin ne pouvait tarder àarriver : En vérité, il ne pouvait pas rester éternellementvêtu en mousquetaire ! bien sûr, d’un moment à l’autre, ilallait paraître ! L’occasion de la capture était tropbelle ! Il ne fallait pas le manquer… Et ils attendaientrageusement. Ils s’interdisaient de parler, craignant d’effaroucherleur gibier, et, pour la même raison, ils ne pouvaient remuer.Quand leurs gourdes furent vides, ils n’osèrent aller jusqu’à lafontaine. Martyrs du devoir, ils la regardaient, mourant de l’envied’y courir pour s’y abreuver, et n’y courant pas.

Ils n’osaient ni se moucher, ni éternuer, nicracher, ni fumer, ni faire bruit quelconque. C’est à regret qu’ilsmangeaient leur pain bien cuit, qui craquait trop sous leurs dents.Ils éprouvaient toutes les émotions des chasseurs à l’affût dulion…

Les étoiles une à une s’allumèrent au ciel.Ils les voyaient scintiller au-dessus de leur tête, là-haut, àtravers les branches des pins. Elles semblaient remuer… et eux, ilsne remuaient pas. Un crenillement parfois les faisait tressaillir…C’était, par cette tiède nuit de l’été commençant, une pomme de pinqui tombait à terre après avoir traversé les branches en s’yheurtant ; ou bien c’était la course légère d’une fouine enmaraude et frôlée aux buissons ; ou encore le craquement d’unegraine de pigne sous la dent des écureuils…

Une fois, ils crurent voir s’agiter quelquechose au bord de la source… Était-ce lui ? lui, Maurin ?Non, c’était une martre qui, épouvantée tout à coup par le paquetmystérieux, se réfugiait d’un bond dans la broussaille…

Cette fois… c’est lui !… non, c’est unsolitaire qui fouille non loin, cherchant pâture, et qui sous sonpied écrase à terre des branches mortes.

Le bois craque sous lui comme si le feuprenait aux broussailles pétillantes. Sanglier de Tantale !Volontiers les gendarmes se transformeraient en braconniers, maisle devoir tient en bride tous leurs désirs.

Et il faut attendre, attendre, attendre…

Les premières lueurs de l’aube pointèrent,puis le soleil parut au-dessus du profil de la colline ; unrayon vint broder d’un fin liséré d’or, ici les chapeaux des deuxgendarmes à moitié endormis, et là les longues oreilles du paquettoujours bien noué dans son morceau de toile… Les gendarmes àprésent se soulèvent un peu pour voir s’il est toujours à la mêmeplace… Il y est… personne n’y a touché. Maurin n’est donc pas venupendant leur assoupissement.

Tous deux alors, écartant un peu les buissonsqui leur donnent asile, se regardèrent d’un œil effaré, fiévreux,visionnaire. Il est six heures du matin… Tout à coup… quoi ?…le bruit d’un caillou qui roule le long d’un sentier pierreux…

Un caillou ne remue pas seul… Il faut qu’unpied le pousse…

Les deux chapeaux, dorés par le soleil, denouveau se soulèvent discrètement au-dessus de la broussaille… Lesdeux gendarmes dardent leur puissant regard vers le lieu d’où estparti le bruit… Non ! non ! ils ne se trompent pas !Là-bas, assez loin encore, entre ce gros chêne et ce pin abattu…C’est bien lui ! – On ne peut s’y méprendre. – C’est unmousquetaire !

Ils se tapirent encore dans leur cachette –s’écrasèrent, se firent petits, invisibles ; ils étaient prêtsà la lutte, tout prêts à bondir sur l’homme, tels des tigres dansla jungle !

Et leur cœur palpitait, à l’idée du triompheenfin assuré – car, ils ne l’ignoraient point, le mousquetaire,embarrassé comme eux de son épée et de ses bottes, ne leuréchapperait pas aussi facilement que s’il eût été chaussé de sesespadrilles… Son feutre à plume le gênerait aussi !

Réfléchissant à cela, ils s’aplatissaienttoujours davantage comme lièvre au gîte, et ouvraient le bonœil ; mais rien ne se montrait plus…

Le mousquetaire les avait-il éventés ?…Ils se relevèrent un peu, pour mieux voir… Nom de nom ! crécoquin de sort ! le mousquetaire s’éloignait… Déjà il n’étaitplus là-bas qu’un petit mousquetaire pas plus gros qu’unpolichinelle d’enfant. Il avait dû apercevoir le sommet deschapeaux militaires… et il filait sans trop de hâte, s’arrêtant etse retournant parfois d’un air d’inquiétude, pour s’assurer qu’iln’était pas poursuivi.

Plus de doute : il les avait vus !il allait échapper !…

D’un bond simultané, sans s’être riencommuniqué de leurs craintes, ils furent debout !…

Ils s’élancèrent sur ses pas…

Alors, le mousquetaire pressa le pas… et ilscomprirent qu’il était résolu à les faire marcher beaucoup… Ilfaisait de savants détours. Pour l’atteindre, ils auraient fort àfaire !… Le bougre, parbleu, connaissait toutes les sentes, eteux ne les connaissaient pas !

Il les menait par des passages impossibles,gravissait à tout instant une cime, pour redescendre tout à coup aufond d’un ravin – et quand les deux gendarmes lourdement bottéscroyaient le tenir acculé au fond d’une de ces combes profondes, lemousquetaire, dans son invraisemblable costume qui leur semblaitune moquerie, surgissait tout à coup, au-dessus de leur tête,là-haut, perché sur une roche en pointe, en plein ciel, comme unmouflon de Corse ou un chamois de Suisse, en silhouette arrogante,gesticulant à pleins bras, certainement pour les railler, ôtant sonfeutre parfois pour s’éponger le front avec un mouchoir qui étaitun drapeau rouge… Et quand il se recoiffait, on voyait son panachefauve palpiter sur le vaste azur comme par bravade – c’était le casou jamais de l’employer, ce mot.

… La poursuite menaçait de s’éterniser. Elledurait depuis plus de deux heures déjà.

Une fois, au fin bout d’un rocher dressé surle ciel, les gendarmes virent le mousquetaire s’asseoir gravement.Tant d’effronterie leur donna envie de lui adresser un coup decarabine ! mais lui, tranquillement, il se reposait… etlà-haut, fantôme étrange, nettement profilé sur l’azur… il ôtaitses bottes !

« Nom d’un chien ! s’écria Sandri,il met ses pantoufles !

– Ah ! le gueux, grogna l’autregendarme. Et nous avons déjà fait à sa suite plus de cinq lieues enmontagne ! et ses pantoufles vont lui redonner desailes ! »

Là-haut, le mousquetaire imperturbablechangeait en effet de chaussures : Maurin mettait ses fameusesespadrilles, grâce auxquelles, d’un pied sûr et léger, il défiait àla course sangliers et perdreaux.

« S’il met ses pantoufles, gronda Sandri,nous sommes foutus ! »

Les gendarmes impuissants assistèrent à cespectacle. Ils virent chacune des jambes du mousquetaire sesoulever l’une après l’autre vers le ciel et ses deux mains nouer àses pieds, bien attentivement, les espadrilles redoutables. Puis lasilhouette du mousquetaire lia proprement l’une à l’autre lesbottes évasées. Alors il se leva, il déboucla son ceinturon, et,ayant attaché les bottes au bout du fourreau que l’épée maintenaitrigide, d’un geste noble il la mit sur son épaule.

À ce moment, si haut perché, en pleine lumièredu ciel matinal, il sembla, par un effet de mirage sans doute,qu’il avait grossi et que son pourpoint trop étroit ne fermait passur sa poitrine.

Les deux gendarmes, tous deux dans le mêmemoment, en firent intérieurement la remarque. Lui, là-haut, prêt àse remettre en marche, il se désignait à lui-même, d’un gestelarge, comme pour les narguer, l’horizon qu’il avait encore àparcourir… C’en était trop : Sandri, exaspéré, à tue-tête luicria dans ses mains en porte-voix :

« Halte, au nom de la loi ! ou nousvous envoyons une prune dans le dos ! Entendez-vous,Maurin ! »

Alors le mousquetaire, lointain et hautain, setournant vers les gendarmes, mit sa main en abat-jour au-dessus deses yeux – comme pour les mieux apercevoir là-bas, à ses pieds,tout au fond de la baisse – et ôtant son chapeau dont le plumetparut balayer tout l’espace bleu, il cria :

« Tiens ! c’est vous,messieurs ? je ne m’attendais guère à vous rencontrerici !… pardon, excuse ! je ne vous avais pas encore vus,mais si vous cherchez Maurin de ces côtés-ci, vous vous trompez mesbraves !… moi, je suis Pastouré !… vous savez bien :Pastouré ! Et bien à votre service ! »

Sandri, brusquement congestionné, sentit sesjambes fléchir ; il dut s’asseoir sur une pierre.

Et la silhouette du mousquetaire disparutaussitôt.

Parlo-Soulet était déjà sur l’autre versant dela colline et, avec de grands gestes, il se disait :

« Qui t’aurait dit, frère de mon frère,que la misère de la vie te mènerait un jour, à te promener dans legros bois, d’abord avec une épée pendue au derrière, puis avec desbottes sur le dos pendues à une épée. Elle me gênait tout àl’heure, quand elle battait mon derrière, cette espaze. À présentque j’y ai accroché mes bottes, elle me sert au moins à quelquechose… Croyez que je m’étonne de me voir arnisqué de cettemanière ! Ça fait bien voir que pas un homme, avant d’êtremort, ne peut connaître tous les événements de sa vie ; etceux qui justement lui arrivent sont ceux auxquels il n’auraitjamais pensé !… J’ai chaud… et cette veste est beaucoupétroite ! à présent je la peux quitter… Ah ! diable,quoique nous l’eussions décousue de partout, elle a encore craquéen cinq endroits… Enfin, tant pis ! petit malheur ! Toniala recoudra. Il a bien fallu la mettre, pour tromper ces deux quichassent au mousquetaire. Je comprends très bien que je suisridicule ainsi… Je pourrais porter l’épée dans la main avec mesbottes, mais ça serait aussi drôle et pas tant commode. Si des gensde ville me voyaient ainsi à cette heure, dans la solitude desbois, ils ne voudraient pas se le croire ! Je fais ici, je levois bien, un service de coyon, mais si on n’en veut pas faire, deces métiers d’imbécile, il ne faut pas avoir d’ami, et c’est pourMaurin que je travaille et je ne regrette donc rien !… C’estégal, volontiers j’y arriverai, aux Cabanes-Vieilles, et après tantde lieues que j’aurai parcourues en un jour, l’épée à la main, lesbottes au dos et les pantoufles aux pieds, contre mon habitude,volontiers, pauvre moi ! je retrouverai ma maison, et Vidasseet Consolation… Qu’heureusement mon frère est mort !pechère ! qu’en me voyant arriver ainsi emmasqué, il en auraitperdu la tête à me croire devenu fou le premier !

« La vido ès un carnava ! (La vieest un carnaval !)… Té !… ViveBassompierre !… »

Et le mousquetaire gras, dans le pourpoint dumousquetaire maigre, allait, s’éloignant et gesticulant, de pinèdeen pinède, de coteaux en ravins, de monologue en monologue, delamentations en joyeusetés.

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