L’Illustre Maurin

Chapitre 5La ville de Bormes se souvenant de ses origines romaines, décerne àMaurin les honneurs du triomphe ; et le Roi des Maures se bat avecun baron romain.

Au jour dit, de bonne heure dans la matinée,les premiers arrivés furent M. Cabissol, M. Labarterie,suivi de sa femme, et un invité de M. Cigalous, riche médecinde Paris, en villégiature à Cavalière, M. Noblet.

À l’entrée de la place de Bormes, lesParisiens étonnés durent passer sous un arc de verdure qui portaitau faîte une belle inscription, entre deux flammestricolores :

VIVE MAURIN DES MAURES

Le maire Cigalous expliqua pour quellesraisons il avait voulu célébrer la venue du Roi des Maures, aimé detous ses administrés. « Maurin, dit-il, est un bon citoyen.Nous le lui disons à notre manière. »

« Té ! dit Maurin, dèsqu’il aperçut Labarterie, qui n’avait pas sa casquette de chasse,vous avez un chapeau aujourd’hui ? »

Ce fut son bonjour.

Avec le silencieux Pastouré, deux ou troisamis de Bormes, électeurs importants, se groupaient autour deMaurin. C’étaient François Marlusse (natif de Bandol), NovarrePierre, et Benoni ou Benoit Soufflarès.

M. Rinal, qui ne sortait guère, avaitpourtant promis d’assister au repas chez Halbran.

« Et Caboufigue, père ou fils, il n’estpas encore là ? interrogea Maurin.

– Je leur ai écrit, dit Cabissol, commevous l’avez désiré, qu’ils pourront, si cela leur plaît, noustrouver ici aujourd’hui. »

Le groupe était en ce moment sur la place,large étagère suspendue au flanc de la colline, et par-dessus labalustrade neuve on apercevait la plaine de Bataillier et, au delà,les collines boisées de la Favière et de Bénat, d’où émergeait lesémaphore. Un peu sur la gauche, l’île du Levant, émeraude cercléede lapis-lazuli, puis tout le grand large.

Aux invités déjà présents vinrent bientôt sejoindre deux amis de Cigalous, Mascurel et Lacroustade.

Ces deux personnages se distinguaient chacunpar une particularité amusante.

Mascurel avait une façon tout à faitsingulière de parler : s’il s’exprimait en provençal, iltraduisait aussitôt sa phrase en français ; si en français illa traduisait immédiatement en provençal. Il disait :« Bounjou, bonjour. Et alors, ça va bien aujourd’hui ? etalors, va ben, ueï ? Jugarioù qué fera beoù, je parieraisqu’il fera beau. Je suis content de vous voir, sioù countent dévous véïre… » Et ainsi de suite.

Quant à Lacroustade, il avait la manie desrépétitions et des inversions. Il disait : « De vousvoir, ça me fait plaisir, monsieur ; ça me fait plaisir devous voir. C’est un mauvais temps pour la chasse à labécasse ; pour la chasse à la bécasse c’est un temps mauvais.J’ai été marié ; marié, je l’ai été ; mais,pechère ! ma pauvre femme est morte toute jeune ; maistoute jeune, pechère, elle est morte, ma pauvrefemme ! »

Et ce qui complétait le haut comique de saconversation, c’est qu’il riait « en canard ». On rit ena, en e, en i, en o, ou enu. Lui, il riait en coin ! coin ! Et cedrôle de rire en coin ! coin ! coin ! suivaitchacune de ses répliques ; on eût dit qu’il trouvait lui-mêmed’un comique irrésistible son goût pour les inversions et lesrépétitions ; si bien qu’en sa présence tout le monde semettait quelquefois à rire par sympathie, sans autre motif, et àimiter involontairement ses coin ! coin ! coin ! Ensorte qu’une compagnie où il se trouvait pouvait assez vite seprendre pour une troupe de canards.

« Tout le monde est arrivé, monsieur lemaire, vint annoncer un garde à M. Cigalous.

– Alors, messieurs, allons.

– Où cela, mon cherCigalous ? » Cigalous, avec un petit airmystérieux :

« Dans la grande salle de la maisoncommune. D’autres invités nous y attendent. »

On s’y rendit aussitôt.

On y trouva un groupe que semblait présiderM. Rinal.

Le maire fit les présentations :

« MM. Tombemousque, Escartefigue,Terrassebœuf, Arrachequesne… »

On eût dit qu’il désignait des athlètes parleurs sobriquets ; il le sentait et il en souriait d’aise. Ilest certain qu’à l’origine de ces noms formidables il y eut unegaléjade. Et avec ces vocables magnifiques, c’est la gaieté même denos pères qui se transmet à nous, à travers des siècles demort !

Tombemousque et Terrassebœuf souriaient,paisibles. Ces personnages aux noms menaçants avaient des yeux douxdans des figures bon enfant. Le plus terrible, Terrassebœuf, avaitune barbe d’un noir d’enfer qui semblait fausse et commençaitlittéralement au-dessous de ses paupières. Cet homme indolentportait toujours deux revolvers à sa ceinture, sous sa vesteboutonnée, et lorsqu’on lui disait :

« Pourquoi marchez-vous toujours ainsiarmé, Terrassebœuf ?

– Qué sias couyoun ! répondait-ilavec son calme sourire. Vous savez bien que je représente unemaison qui est célèbre pour la fabrication des armes. Si je neportais pas mes revolvers avec moi, pechère ! je ne pourraisjamais les vendre !… C’est pourtant facile à comprendre,voyons…

– Messieurs, dit Cagalous, voici encoreMM. Lacornude et Pignatel. Ces messieurs, ayant appris queBormes aurait aujourd’hui l’honneur de recevoir Maurin des Maures,m’ont fait connaître leur intention de venir le complimenter,chacun au nom de sa commune. MM. Pignatel et Lacornude sontles délégués de Gonfaron et du Plan-de-la-tour. Leur présenceefface jusqu’au souvenir du malentendu qui s’est élevé un jourentre Maurin et les gens de leurs villes respectives. »

Les délégués de Gonfaron et du Plan-de-la-tourvinrent serrer la main de Maurin ; et Pignatel, le premier,s’adressant au Roi des Maures :

« Dans ta réponse aux petits enfants deGonfaron, où tu rappelais la plaisanterie de l’âne qui vole, il n’yavait pas de quoi fouetter un chat, pechère ! C’est un malheurque nous n’ayons pas été présents ; toute cette histoireridicule ne serait pas arrivée. Le maire était, comme tu sais, unfaiseur d’embarras, et qui ne te connaissait pas ; il t’a prispour un de ces étrangers du dehors, dont la plaisanterie habituellenous embête parce qu’ils la font sans amitié. Toi, c’est biendifférent, tu peux dire ce que tu voudras, nous teconnaissons ! Mais le maire ne te connaissait pas et devant tarésistance il a perdu la tête. Il a obéi à des enfants qui nedemandaient qu’à lancer des pierres, à des commères qui ne saventpas ce qu’elles disent, enfin à quelques anciens qui datent dutemps des almanachs… C’est pourquoi lorsque M. Rinal a obtenuque fussent déchirés les procès-verbaux qui t’empêchaient decirculer librement dans ton royaume, tout Gonfaron a signé unepétition en ta faveur, et comme le maire de chez nous s’entêtaitcontre toi, on l’a forcé à donner sa démission. Les gens qui necomprennent pas la galéjade, il n’en faut pas. Et ceux qui lacomprennent le mieux sont les plus intelligents pour ce qui estsérieux… S’il y a des Parisiens ici, ils n’ont qu’à ouvrir lesoreilles. L’âne de Gonfaron n’est pas un aigle, c’est sûr, mais pasmoins il ne se laissera jamais souffler au derrière par quelqu’undu Nord… Et vive Maurin des Maures ! »

La foule, qui s’amassait sous les fenêtres dela maison commune, entendit le cri du Gonfaronnais et répéta d’uneseule voix :

« Vive Maurin desMaures ! »

Après Pignatel, Lacornude, le délégué duPlan-de-la-tour, prit la parole.

Il déclara qu’à la suite de la mémorableaventure de Maurin et du grand saint Martin, le conseil municipalavait décidé qu’au jour de la fête patronale aucun pauvre negrelotterait plus dans la commune ! Il termina ainsisa petite harangue : « Ce seul résultat est assezéloquent en faveur de notre brave Maurin. Vive Maurin desMaures ! »

Quand les invités du maire quittèrent lamairie, toute la ville était sur la place à les y attendre. On lessuivit avec des acclamations, et – au moment précis où le cortègearriva sous l’arc de verdure élevé en l’honneur de Maurin – les« boîtes » éclatèrent par trois fois, c’est-à-dire quetrois salves d’artillerie se succédèrent. Les mains battirent… etles cloches de l’église sonnèrent à toute volée, sur l’ordre deM. le curé – oui, de M. le curé ! – pendant que lesbelles filles lançaient à Maurin égayé… et un peu ému… des branchesde mimosas en fleur…

« Vive ! vive le Roi desMaures !

– C’est invraisemblable ! Quellesmœurs étranges ! » murmura M. Labarterie à safemme.

Cigalous l’entendit.

« Monsieur, dit-il avec vivacité, nejugez pas si haut mes compatriotes, ils pourraient vous entendre,et ils ne seraient pas contents. Vous êtes un homme du Nord,n’est-ce pas ?

– Oh ! non, dit Labarterie, je suisné à Lyon.

– C’est bien ce que je disais : vousêtes du Nord. Le vrai Midi commence ou finit à Valence. Eh bien,laissez-moi vous dire que vous et vos Parisiens, vous n’entendezrien à notre tempérament et c’est, ma foi, dommage. La capitaledevrait étudier à fond l’esprit de chacune de ses provinces si elleveut les résumer toutes en elle ; – au lieu de se croire uneville-reine, une ville souveraine de droit divin, exceptionnelle,orgueilleuse d’elle-même, elle devrait être fière de toutes lesraces qui la font ce qu’elle est… Car les Parisiens, nous savons ceque c’est : un tas de provinciaux qui renient leur provincepour faire des embarras.

– Bien envoyé ! dit Maurin.

– Au lieu de cela, vous nous blaguez,vous jouez aux tyrans dédaigneux, vous oubliez que c’est nous quivous expédions nos valeurs intellectuelles que vous n’avez qu’àfaire reluire.

– Bravo ! fit Pastouré.

– Vous êtes aussi gobeurs, aussiflâneurs, aussi badauds que nous – et peut-être davantage. Alorspourquoi prétendre que tout ce que vous faites est bien, – et toutce que nous faisons, ridicule ? Depuis les chemins de fer,nous ne sommes plus assez loin de Paris pour être traités enCanaques !

– Vive Cigalous ! dit Maurin.

– Laissez-le parler, Maurin, ditM. Rinal, il parle comme un ange.

– Vous criez : « Ohé,Marius ! » et notre accent vous paraît rigolo – maisl’accent traînard du voyou de Paris ne vous choque pas !Seulement il sent le ruisseau, et le nôtre sent l’eau marine,l’algue, les oursins et les praires.

– Aganto ! dit Maurin.

– M’est avis, poursuivit Cigalous trèsexcité, m’est avis que la tyrannie et l’orgueil d’une capitalepeuvent être aussi insupportables et aussi nuisibles au pays que latyrannie d’un homme. La Révolution française n’a pas été faite auprofit de Paris tout seul ! Et par qui commencée ? parM. de Mirabeau, qu’éro d’Azaï, qui était d’Aix –et ce n’est pas pour rien que la Marseillaise ne s’appellepas la Parisienne !

– Permettez ! proféra au hasardM. Labarterie décontenancé.

– Permettez vous-même, ce n’est pas fini,poursuivit impitoyablement Cigalous… Eh bien, nous honorons nosamis, nos bons citoyens, comme il nous plaît. Nous ne pouvons pasles faire passer sous l’Arc de Triomphe de l’Étoile – vu qu’il estau bout de l’avenue des Champs-Élysées, comme chacun sait – etd’ailleurs nos bons citoyens sont d’humbles citoyens et nous nevoulons leur offrir que des bouquets faits avec la verdure de noscollines – mais que voyez-vous là de risible ? Notre hommagen’est-il pas proportionné à leur mérite ? Alors, qu’avez-vousà dire ? Et pourquoi ne leur dresserions-nous pas des arcs detriomphe en feuillage d’olivier et en branches de pins ?N’est-ce pas justice ? N’y a-t-il pas là de notre part un actevraiment respectable ? Nous ne pouvons pas faire jouer sousleurs fenêtres la musique de M. Parés, qui a été chef à Toulonavant d’être chef à Paris – mais nos tambourinaires leursuffisent ; ils font vibrer pour eux la peau des ânes et lesânes ne sont pas tous à Gonfaron. Je ne dis pas ça pour vouspersonnellement, mais pour ceux qui ne rendent jamais justice à cepauvre « Marius », pechère ! sans lequel pourtant laFrance ne saurait plus rire et chanter, faute d’un rayon de soleilmis en bouteille ! Je ne vois pas, quant à moi, ce qui vousparaît étrange dans la fête de famille dont nous vous offrons lespectacle. – Apprenez que Bormes, en des jours pareils à celui-ci,a fait battre ses tambours, tonner ses « boîtes » etaccorder les flûtes venus de la Garde – en l’honneur du grand etbon Reyer, notre hôte, puis pour le brave Jean d’Auriol, et enfinpour notre vieux médecin Rafaëli. Et il y eut un de vos journauxparisiens qui trouva comme vous nos « mœursétranges » ! Aimer ses amis et le leur dire avant qu’ilssoient morts, honorer ceux qui travaillent et qui font honneur àleur pays, qu’y a-t-il là de si singulier ? Ce qui seraitétrange et fâcheux, c’est que nous ne le fissions pas. Et je plainsles pays qui manquent à ce devoir !

« Une fois, tenez, à cette place même,lorsque nous fêtâmes Jean d’Auriol, comme nous fêtons aujourd’huiMaurin – j’avais fait élever une cabane de verdure toute fleuriepour honorer une brave marchande de gâteaux qui, depuis trente ans,venait s’installer là et vendre à nos petits enfants du sucre depomme et des brioches. Elle en pleurait d’émotion, la bonnevieille, et cela nous faisait chaud dans le cœur. Croyez-vous queles couronnes civiques d’un village soient risibles parce qu’ellessont pauvres, ou seulement lorsqu’elles sont offertes à deshumbles ? Eh bien, nous, nous disons dans notre patois :Toutes les bouches sont sœurs, et ce qui est bon pour lesgrands est délicieux pour les petits.

– Permettez…, essaya de direM. Labarterie.

– Permettez encore, reprit Cigalous avecforce, il y a assez longtemps que les Parisiens nous agacent !Est-ce parce qu’ils nous plaisantent ? Non ! car c’estnous-mêmes, nous seuls, qui leur avons appris à rire de nous. Maisils nous agacent parce qu’ils ne détendent jamais la plaisanterie,parce qu’ils l’ont prise au sérieux, parce qu’ils méconnaissentnotre bon cœur et les meilleures qualités de notre esprit, sanslesquelles la France s’embêterait bougrement, n. de D. ! DesParisiens, vous en connaissez peut-être assez pour répéter mesparoles à beaucoup ? Eh bien, dites-leur qu’ils nous donnentenvie, des fois, de redevenir plus Provençaux que Français et derire sans eux ! Il y a temps pour tout, que diable ! Etquand l’émotion s’en mêle nous cessons de badiner. C’est ce qu’ilfaudrait comprendre un peu à l’avance…

« Voulez-vous comprendre tout àfait ? Regardez Terrassebœuf que voici. Il a un nom qui faitrire, il rit quand on veut, il est bon avec un air féroce ; ilpasse pour révolutionnaire rouge, toujours prêt à faire feu desquatre pieds ; il vend le plus souvent qu’il peut lesrevolvers effrayants pendus à sa ceinture… Eh bien, monsieur, nevous y fiez pas : il n’est ni ridicule ni terrible… et il seravolontiers l’un ou l’autre à l’occasion. Est-ce clair ?

« Notre ami Terrassebœuf n’a d’ailleurspas inventé sa manière de vendre des armes. Nous avons tous connu,en 71, un fédéré qui s’était fait nommer commissaire spécial à lagare de Marseille : il portait aussi à sa ceinture des armesjamais chargées et qu’il vendait le plus cher possible, car ilavait à nourrir beaucoup d’enfants. Un lieutenant, qui avait reçul’ordre de déloger les communeux de la gare, le fit empoigner parses hommes et pousser contre un mur. Le pauvre bougre n’était pasplus communard que vous et moi. Mais il était républicain etn’avait cherché qu’à nourrir sa famille.

« – Allons, mettez-vous là ! aumur, donc !

« – Au mur ?Pourquoi ?

« – Vous faites le malin ?… Aumur ! fusillé !

« – Ah çà ! voyons, vousgaléjez, qué ?

« – Au mur !

« – Oh ! oh ! c’est doncsérieux ? » dit « Marius » qui devint pâle…

« Voyez-vous, monsieur Labarterie, nousautres Provençaux, nous ne croyons pas vite aux actions terribles…notre ciel est trop bleu, trop gai… mais une fois partis, nouspouvons égaler les plus énergiques.

« – Si c’est pour de bon, ditgravement le fédéré, alors, permettez-moi de dire adieu à monfils.

« – Où est-il ?

« – Dans mon cabinet de commissairespécial. »

« On alla chercher le fils aîné, jeunehomme de vingt ans, qui m’a lui-même conté la fin héroïque de sonpère.

« – Fils, lui dit-il, celle-là estforte ! il paraît qu’on va me fusiller. J’ai cru d’abord quec’était pour galéjer, mais ça va de bon ; alors, embrasse-moi…Té, voici ma montre en souvenir… Vive la République,feu ! »

« Et l’homme tomba, percé de balles.

« Il ne voulait que vivre – et il sutmourir, voilà. Voyez-vous, monsieur Labarterie, il y a temps pourtout.

– Monsieur, dit Labarterie ému, je vousfais mes excuses, j’ai compris. »

Maurin s’essuyait le coin des yeux.

« Va la ben éspliqua ! bougramenben ! il le lui a bougrement bien expliqué ! ditMascurel.

Il le lui a expliqué bougrement bien ;bien expliqué il le lui a ! confirma Lacroustade. Si lesParisiens se foutent de nous, nous nous foutons d’eux ! Si denous ils se foutent, les Parisiens d’eux nous nous foutons,coin ! coin !

– Té ! dit tout à coup Maurin,j’aperçois une belle voiture ! Ça doit être un de nos darnagas(pies-grièches), Caboufigue père ou fils.

– Es uno voituro dé gro moussu !C’est une voiture de gros monsieur, dit Mascurel. Me semble que jele connais, celui qui est dedans ; mi semblo qué loucounouissi, acquèou qu’ès dédins.

– Tout de frais elle est vernie, cettevoiture, dit Lacroustade ; vernie elle est tout de frais. Quepour un miroir, véritablement, on prendrait chacune de sesportes ; que véritablement, on prendrait chacune de sesportes ; que véritablement chacune de ses portes, pour unmiroir on la prendrait… coin ! coin !coin ! »

Et toute la compagnie, oubliant déjàl’apostrophe de Cigalous à M. Labarterie s’esclaffa enentendant et en imitant malgré elle le rire nasal deLacroustade.

Sur la place, çà et là – c’était un dimanche –des groupes qui jouaient aux boules quittèrent le jeu pour assisterà l’arrivée d’une si belle voiture. Les fillettes pavoisées, selonle mot de Maurin, se promenaient, se donnant le bras, sous lesmimosas et les faux poivriers. Elles s’accoudèrent à la balustradede la promenade qui surplombe la première terrasse et regardèrentaussi.

Il n’était pas loin de midi.

« C’est Caboufigue le fils, ditMaurin.

– V’aviès pas dit qu’èr’ùndarnagas ? tu ne l’avais pas dit que c’était undarnagas ? dit Mascurel.

– Un darnagas, tu l’avais dit, que c’enétait un, insista Lacroustade en riant : coin !coin ! coin !

À l’angle de la place et de l’hôtel d’Halbran,le landau s’arrêta. Caboufigue le fils, baron de la Canestelle,haut sur col, le col blanc au-dessus d’une chemise de couleur, lacravate provocante, la canne en bois des îles à la main, sauta àbas de sa voiture à peine arrêtée et se dirigea vers le groupe oùil reconnaissait Maurin.

« Mille excuses, messieurs, dit-il, avecson bel accent de Paris, un accent tout neuf, qui lui servaitrarement, vous savez peut-être ce qui m’amène ? »

Ces messieurs s’inclinèrent, faisant signe quenon.

Cabissol, ironique, prononça.

« Moi peut-être.

– En effet, monsieur, lui dit Caboufiguele fils, mon père m’a conté que c’est en présence d’un témoin –vous sans doute que M. Maurin a été envers lui d’une brutalitéet d’une insolence, je ne dis pas au-dessus, mais au-dessous detoute expression… Et je suis venu pour obtenir, au nom de mon père,en présence de tout le monde, les excuses deM. Maurin !

– Ooù ! dit Maurin, si c’est pour çaque tu t’es dérangé, tu as eu tort, petit baron – qu’en te pressantle nez, j’en ferais sortir du lait comme d’une figueboudenfle !

« Tu ne sais donc pas que ton père etmoi, nous sommes des cambarades d’école ! Voui, nous sesommes élevés ensemble, à l’école de la misère, avec desbrayes percées, et nous nous flanquions déjà des bonnes roustes(tripotées) quand tu n’y étais pas encore, toi, dans sesbrayes ! »

Caboufigue le fils, excité par la présenceinattendue d’une femme élégante, s’emporta tout de suite ; età cette réplique qui était peuple, il répondit, bourgeoisementdéclamatoire :

« Je vous défends de me parler sur ceton. Il faut que vous sachiez que nous sommes en France et non chezles Canaques, et qu’à défaut de lois qui nous protègent sous ungouvernement de licence et de désordre, les bourgeois ont des filspour prendre leur défense. Seulement il est fâcheux qu’ungentleman ne puisse se commettre avec un goujat comme vous(voilà ce que je tenais à vous dire publiquement) et que, n’ayantpas contre vous la ressource de se servir de l’épée – on ait hontede se servir du bâton, la seule arme digne de vous et de vospareils ! »

Maurin était excité, lui aussi, par le sourirede Mme Labarterie et par la présence de tout cevillage où il était considéré comme un roi, le roi des Maures.

« Ooù, collèguo ! fit-il. Tu auraismieux fait de rester aujourd’hui sous l’aile de ton père, qui estune grosse dinde, comme chacun sait. Si je te comprends bien, tucrois être le seul à savoir tricoter avec une longueaiguille ?

« Eh bé ! té ! pare-moi cecoup-là, fistot ! »

Maurin s’était vivement emparé de la canne deCabissol et, correctement en garde, il attaqua le jeune Caboufigueavec une telle vigueur que, machinalement, celui-ci se mit enposture de défense.

Avec adresse le baron de la Canestelle para lepremier coup. C’était bien ce qu’avait désiré Maurin. La riposteaussitôt amena la riposte. De tous côtés les gens accoururent.Caboufigue le fils se trouva tout de suite trop engagé pour seretirer sans honte ; et c’était maintenant pour montrer sonsavoir-faire qu’il se démenait comme un diable… Maurin lui taillaitde la besogne.

« Pare quarte ! paretierce ! » criait-il en bondissant à l’italienne, parceque le jeu l’amusait et aussi parce qu’il voulait que la galéjadeeût son plein d’effet.

L’autre rompait ferme, à chaque bond en avantde ce diable d’homme.

« Aquelo, voui, qué m’agràdo !celle-là, oui, qu’elle me plaît ! s’écria Mascurel.

– Je me réjouis d’avoir vu ça ;d’avoir vu ça, je me réjouis, coin ! coin !coin ! » dit Lacroustade.

Le village s’attroupait, formant un grandcercle autour des duellistes.

Cigalous, Cabissol, Arrachequesne,Escartefigue, Tombemousque, Terrassebœuf, surtout, Pignatel etLacornude, tous enfin, riaient de bon cœur.

M. Rinal souriait.

Maurin, avec des appels de pied multipliés etsonores, criait à son adversaire :

« Tiens ton épée plus basse ! Tu tedécouvres trop… Liez, liez mon camarade. Ah ! il te faut unprofesseur ? En voilà un tout trouvé… Plus bas !bien ! maintenant plus haut la pointe !… À toi,touché ! petit baron… C’est au premier sang, qué ? Tu net’attendais pas à celle-là, petit ? C’est gentil, mon garçon,de défendre son père… ça prouve qu’on en a un ! Pourquois’est-il fâché, le tien ?

« Tout est permis, voyons, entre deuxvieux camarades comme lui et moi ! Tu aurais dû penser à cela…Plus haut donc !… Si je n’ai pas attendu tes témoins, tucomprends la raison pourquoi, hé ? Nous en avons bienassez ! Tout le village de Bormes ! À toi, touché… Turomps trop. La main n’est pas beaucoup ferme… Tes bottines tegênent preutrêtre ?… Allons, allons, à ce coup cen’est pas mal, je ferai de toi quelque chose… Si je te touche enplein cœur, je te regarderai, je t’en avertis, comme mort. VoilàM. Rinal qui rit. C’est un médecin tout trouvé pour moi ;tu prendras l’autre, qui est de Paris, hé ! monParisot ?… Aye pas peur, mon drôle ! Ta mère n’aura pas àte pleurer. Je suis bon prince, mon enfançon. Je ne mange pas lespetits gibiers, les fifis ! c’est bon pour les demoiselles. Tuas chaud, qué ? C’est un très bon exercice ! Alors, commeça, tu es devenu noble tout en un coup ? Ça n’empêche pas demourir, pechère ! Dès que tu seras mort, on déjeunera.Aï ! Aï ! prends-toi garde que le bureau de poste esttout juste derrière toi et si la porte vient à s’ouvrir, tu yentreras par le dos, pour peu que tu continues à reculer… Eh !eh ! touché… Té, j’ai une idée ; je vais te mettre à laposte ! Je t’aplatis comme une lettre et, pan ! voilà letimbre ! je te l’ai collé au mitan du cœur…Mort ! »

Maurin abaissa son épée. L’autre, abasourdi,s’épongeait le front.

« À présent, lui dit Maurin, selonqu’entre vous autres, messiés, il est d’usage en pareil cas, tuviendras dîner avec moi. Sans ça, où dînerais-tu ? »

Cabissol s’approcha du jeune Caboufigue etcausa un instant à voix basse avec lui… « Cette affaire étaitridicule. On l’étoufferait mieux ainsi. Il fallait laisser croireaux assistants que c’était une plaisanterie… Où dînerait-ild’ailleurs ? »

« Il n’y a qu’un hôtel. Il vaut mieuxfaire table commune. Serrez-lui la main, au roi des Maures !et riez. Vous n’êtes qu’un enfant auprès de lui. La foule croira àun jeu… et, au bout du compte, ce n’est pas autre chose. »

Caboufigue le fils comprit qu’il n’avait riende mieux à faire, en quoi il montra enfin de l’esprit.

« Touchons-nous la main, Maurin, dit-il.Vous êtes, je le sais, un vieil ami de mon père… Je me déclaremort, et j’ai grand appétit. Allons déjeuner. »

La chose fut bien dite, en belle humeur.Caboufigue le fils avait songé tout à coup que si ces bâtonseussent été des épées, il serait en ce moment hors d’état dedéjeuner ; et ce n’était pas méchant garçon, il se conduisitcomme un gentilhomme qui, vaincu, consent à tendre la main à unadversaire généreux.

« À votre place, lui ditM. Rinal gravement et finement, j’aurais fait commevous. »

Quand elle les vit, causant et badinant,entrer tous ensemble chez Halbran, la foule crut à une galéjade etchacun rentra chez soi pour le repas de midi.

Bormes se souvient encore de ce mémorable etjoyeux duel où Maurin prouva qu’en ce siècle les manants ontparfois, au bout de leur martin-bâton, un joli brin d’épée.

« Oouriou pas douna ma plàço, je n’auraispas donné ma place ! per un côou dé canoun, pour un coup decanon ! dit Mascurel.

– Comme on n’en verra plus, ça, c’est unduel ; c’est un duel, ça, comme on n’en verraplus ! » dit Lacroustade en riant comme un fou, de sonrire de canard, coin ! coin ! coin !

Pastouré, lui, s’était contenté, lorsqueMaurin avait donné le coup de bâton final, de tendre son poing enlevant le pouce, et il ne dit rien de rien, ayant fait le geste quisignifie une admiration trop forte pour être exprimée par laparole.

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