L’Illustre Maurin

Chapitre 54CHAPITRE LIV Un vieux renard est pris au piège par unegalinette.

Il regardait la figure jeune de Fanfarnette,ses cheveux drus et soyeux, sa nuque ferme… Il avait encore devantlui, avant l’heure de son rendez-vous avec Tonia, deux grandesheures.

Il pensa à déjeuner, mais la bouche ronde deFanfarnette faisait une moue enfantine…

« Maintenant, dit-elle tout à coup, tu esforcé de me prendre en mariage. »

Cette parole ne le surprit pas outre mesure.Il l’avait entendue si souvent et si souvent éludée !

« Fanfarnette, déclara-t-il, j’ai unprésent à te faire et nous serons quittes. »

Il tira de son carnier un joli foulard de soiequ’il avait acheté la veille pour l’offrir à Tonia.

Fanfarnette se saisit du foulard, le déplia etdit :

« Crois-tu vraiment qu’un foulard, mêmejoli comme est celui-ci, me paie de ce que je t’aidonné ? »

Il ne comprit pas, et prit dans son carnier unpetit miroir ovale, encadré dans de la corne et qui avait uncouvercle tournant sur pivot. « Tonia, songeait-il, n’attendpas ces choses… je peux les donner. »

« C’est tout ce que j’ai, fit-il, c’estpour toi. »

Fanfarnette s’empara du miroir, l’ouvrit, semira, sourit à son image et déclara avec une moue de résolutionméchante :

« Ça, c’est des gages, mais il faut quetu me paies ce que tu m’as volé !

– Fanfarnette, dit-il, tu es bienmignonnette et bien aimable, mais, en vérité, de moi tu n’auras pasautre chose.

– Tu galèjes ! dit-elle. À présentil me faut le mariage, parce que tu m’as enlevél’honneur. »

Il demeura stupide d’abord, puis, ayantréfléchi un peu, il eut peur !

Comme il connaissait l’honneur de Fanfarnette,ce mot l’éclaira d’une lumière brusque et douloureuse sur lesprojets de la naïve pastresse. Il se sentit tout à coup en présencede l’ennemie ; il fronça le sourcil. L’expression de sonvisage se fit dure, farouche, presque terrible. Elle comprit à sontour qu’il lui était ennemi. Alors, après un petit silence, elleajouta, toujours souriante :

« Autrement, j’irai partout disant que tum’as prise de force, si jeunette comme je suis, et tout le mondesera contre toi, même tes amis ; et les gens qui te veulent dubien te montreront au doigt, tu comprends ? Mais je sais bienque tu aimeras mieux m’épouser, pas vrai ? »

Elle souriait comme une femme. Elle était sûrede soi : quelque chose d’éternel et de fort émanait d’elle, laruse d’Ève, terrible.

« Fanfarnette, dit-il, je ne suis pasfacile à attraper. Il y a une différence entre moi et lesrouges-gorges que tu pièges en gardant tes chèvres. Je sais ce queje sais, et c’est parce que je le sais, que tout à l’heure, quandtu m’as attiré vers toi avec tes caresses de chevrette, je t’airépondu comme un homme répond à une femme qui l’appelle.

– Moi, je t’ai appelé ?

– Tu m’as appelé.

– Oh ! »

Elle le regarda effrontément dans les yeux, enrépliquant : « Et que sais-tu de moi, qui t’ai fait merépondre comme un homme à une femme ? Je ne suis qu’une pauvrefille honnête, pechère ! tout le monde le dira. »

Il se rasséréna, persuadé que lorsqu’il auraitsatisfait à sa question, la petite se tiendrait pourvaincue :

« Eh ! dit-il, crois-tu que je net’ai pas vue l’autre soir, au fond de la baisse des Darboussettes,avec le petit berger Chichourlet ? »

Elle sourit à l’image du berger :

« Il me cueillait des mûres »,dit-elle.

Maurin sentit la colère lui monter à la tête.Il avait vu ce qu’il avait vu.

Elle reprit :

« Veux-tu me prendre en mariage, oui ounon ?

– Que tu es bête !… Non !dit-il simplement, non, de sûr !

– Eh bien, siffla-t-elle, ce sera commeje te l’annonce : je te ferai passer pour un voleur de filleshonnêtes… Et c’est la vérité ! »

Il la regarda. Il avait entendu conter auxveillées des histoires de sorciers. Dans un de ces contes, unevieille fée, quand elle est sous sa forme véritable, ressemble àune espèce de dragon perché sur deux pieds de tardarasse (buse),avec un bec crochu et des yeux ronds, et des cornes de chouette,mais quand elle veut perdre les chrétiens, elle prend une joliefigure de princesse… Sous le visage enfantin qui lui souriait, ilcrut voir le monstre de proie.

« Eh ! dit-il alors rudement, je nesais pas, à la vérité, si dans ta jarre où tu te baignais, voici unan tout à l’heure, il y avait une petite vierge honnête, mais jesais que dans le quartier des Casàous il y a maintenantune mauvaise auberge où, la nuit, vont bambocher, avec des filles,tous les fénas (bons à rien) du quartier. Tu y es entrée un soir,voici deux mois, avec un homme qui n’est plus jeune ! et quiest marié ! Et je t’ai vue y entrer !… Et le hasard avoulu que je t’en ai vue ressortir au matin. »

Dès que Maurin eut prononcé ces paroles, laFanfarnette cessa d’être jolie… Il la regarda en face, et vit, aveccertitude, ce qu’elle était : une masque (sorcière) !

« Que tu m’aies vue, qu’est-ce que çafait ? dit-elle impudemment. Celui avec qui j’étais est marié,oui ! Et c’est pour cela qu’il ne dira rien – non plus queceux de l’auberge, qui font leur métier comme ils doivent, je veuxdire en se taisant. Alors, tu auras beau faire, mon garçon !tout le monde me croira et tu ne seras pas cru ! et tout ledéshonneur sera pour toi ! »

Il la regardait toujours, stupéfait depareille audace. À chacune de ses paroles, il lui semblait voirsortir d’une fleur une mouche venimeuse… Maintenant, elle étaittout à fait laide ; sa bouche était un peu tordue. Ellesouriait mal. Ses yeux de chevrette le regardaient en face. Mais ily avait sur eux comme un nuage, et il y voyait, sous le mensongeinutile, la cruauté froide et calculatrice. Le monstre qui était enelle apparaissait peu à peu sur toute sa face…

Point d’amour, point d’amitié, point desensualité même, rien que le calcul, l’intrigue – ignorée deschèvres.

Alors, quelque chose d’horrible traversa pourla seconde fois le cœur de l’homme, une peur qu’il ne connaissaitpas, car il voyait ce que de sa vie il n’avait vu, ce qu’il n’avaitjamais soupçonné possible, ce brave Maurin !…

La menace hideuse elle la réaliserait !Et comment, en effet, se défendrait-il ? Pourquoi lecroirait-on, lui, quand il accuserait cette petite… sipetite ? Peut-être que M. Rinal lui-même le jugeraitcoupable ! Et M. Cabissol ! et Parlo-Soulet !Et Cigalous ! tous ses amis !…

« Est-il Dieu possible ! il faut queGrondard ait passé par là ! »

« Eh bien ? » interrogeaFanfarnette d’un air d’ironie triomphante, avec un sourire devieille fée qui tordait ses lèvres roses…

Il se sentait perdu ! Ni l’incendie, nile chien enragé, ni rien ne l’avait fait trembler, jamais. Etmaintenant oui, devant ce mauvais rêve, voilà qu’iltremblait !

Tous ses délits, il en tirait gloire. Ilsavait très bien qu’un désir de justice l’avait toujours conduit,qu’on le jugeait comme honnête malgré tout, et que finalement ilmarchait, dans ses bois solitaires, entouré de l’estime de sonpeuple !

Et voilà que, poussé par le mensonge d’uneenfant, il allait tomber dans une réputation d’infamie… comme unGrondard !… Et on la croirait, cette rusée, parce que, avecles femmes, il avait été un homme léger… Cela on ne l’ignoraitpas ! Et à cause de cette fillette en ne voudrait pas admettreque jamais il n’avait agi traîtreusement avec aucune fille !…Il regarda Fanfarnette et – ce fut un éclair aussitôt éteintqu’allumé – il eut l’envie de prendre au cou la mignonne et de luifrapper la tête contre le tronc du grand chêne qui était là… Alors,ayant horreur de sa propre pensée, il ramassa brusquement fusil etcarnier et s’enfuit comme un fou.

Il l’entendit qui criait :

« Tu sais ce que je t’ai dit ! Turéfléchiras ! »

Quand il eut fait une demi-lieue, ils’arrêta ; ses idées bouillonnaient en tourbillon de foliedans sa tête ; il posa dans une broussaille fusil et carnier –se jeta à terre de tout son long et, cachant sa tête dans ses bras,il se mit à sangloter.

Alors son chien vint doucement lui lécher lesmains.

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