Mémoire de Casanova partie 2

Mon départ de Zurick. Soleure.

Monsieur Ote vint dans ma chambre me présenter deux jeunes garçons qui étaient ses fils74 : ils étaient avec leur gouverneur qui les élevait comme des princes. En Suisse un aubergiste est souvent un homme qui tient noblement sa maison, et qui préside à une table à laquelle il ne croit pas s’avilir faisant payer ceux qui vont dîner. Il a raison. Il n’y occupe la première place que pour veiller à faire que chacun des convives soit bien servi. S’il a un fils, il ne permet pas qu’il se mette à table, mais il veut qu’il y serve. Le fils de l’hôte de Schaffausen capitaine au service de l’Empire se tint derrière ma chaise pour me changer d’assiette tandis que son père dînait avec tous les convives. Il n’aurait pas fait cela dans une autre maison ; mais chez lui il croyait de s’honorer ; et il avait raison. C’est ainsi que pensent les Suisses, dont plusieurs têtes superficielles se moquent. Il est cependant vrai qu’en Suisse, tout comme en Hollande on écorche1 l’étranger quand on le peut ; mais les étourdis qui se laissent écorcher le méritent : il faut s’accorder d’avance. Ce fut ainsi que je me suis garanti à Bâle du fameux écorcheur Imoff hôte des trois rois2.

Mon hôte me fit compliment sur mon déguisement en sommelier, il me dit qu’il était fâché de ne m’avoir pas vu, et il me loua de ne pas avoir répété la mascarade au second souper. Après m’avoir remercié de l’honneur que j’avais fait à sa maison, il me pria de lui faire aussi celui de dîner à sa table au moins une fois avant mon départ. Je lui ai promis d’y dîner le même jour.

Déterminé d’aller à Soleure pour faire ma cour à la belle amazone, j’ai pris une lettre de crédit sur Genèvea. J’ai écrit à Madame d’Urfé de m’envoyer une lettre vigoureuse pour M. de Chavigni ambassadeur de France3, dont je lui disais que j’avais grand besoin pour les intérêts de notre ordre4, et de me l’envoyer tout au plus tôt à Soleure en poste restante. J’ai écrit plusieurs autres lettres entre lesquelles une au duc de Wirtemberg, qu’il dut avoir trouvée amère.b

À la table de mon auberge j’ai trouvé des officiers généraux. Bonne chère,c et un dessert magnifique en sucreriesd. Après dîner j’ai perdu cent louis au passe-dix5, et le lendemain autant chez un jeune homme assez riche qui m’invita à dîner chez lui. Il s’appelait Escher6.

Je me suis diverti quatre jours chez la femme que Giustiniani me fit connaître ; mais fort mal, car les jeunes filles qu’elle me procura ne parlaient que le gros suisse. Sans la parole le plaisir de l’amour diminue au moins de deux tiers. J’ai trouvé en Suisse la même singularité que j’ai trouvée à Gênes. Les Suisses, et les Génois qui parlent très mal écrivent fort bien.

[31r] À peine parti de Zurick, j’ai dû m’arrêter à Baden pour faire accommodere une voiture que j’avais achetéef. C’est l’endroit où les députés des cantons tiennent leur assemblée générale. J’ai différé mon départ pour dîner avec une dame polonaise qui allait à Einsidel ; mais après dîner il m’est arrivé une plaisante aventure. J’ai dansé avec la fille de l’hôte excité par elle-même : c’était un jour de dimanche. L’hôte sort, sa fille se sauve, et je me vois condamné par le fripon à payer l’amende d’un louis ; et il me montre une pancarte que je ne savais pas lire. Je ne veux pas le payer ; j’appelle au juge de l’endroit, et il s’en va en y acquiesçant. Un quart d’heure après il me fait appeler dans une chambre de son auberge, où je le vois avec une perruque et un manteau : il me dit qu’il était le juge. Il écrit, et il me confirme la sentence, et je dois lui donner encore un écu parce qu’il avait écrit. Je lui dis que si sa fille ne m’avait séduit je n’aurais point dansé, et pour lors il paye un louis pour sa fille. J’ai dû en rire. Je suis parti le lendemain de grand matin.

J’ai vu à Lucerne le nonce apostolique7 qui m’invita à dîner ; et à Fribourg la femme du comte d’Affri qui était jeune, et galante ; mais voici ce que j’ai vu huit à dix lieues avant d’arriver à Soleure.

À l’entrée de la nuit je me promenais avec le chirurgien du village. Je vois à cent pas de moi une figure d’homme qui se grimpe sur le dehors d’une maison, et qui étant parvenu à une fenêtre y entre8. Je le montre au chirurgien, il rit, et il me dit que c’était un jeune [31v] paysan amoureux qui allait passer la nuit tête-à-tête avec sa prétendue. Il passe, me dit-il, avec elle toute la nuit, et il la quitte le matin plus amoureux que jamais, parce qu’elle ne lui a pas accordé les dernières faveurs. Si elle les luig accordait, il ne l’épouserait peut-être plus, et difficilement elle trouverait un nouvel amoureux.

J’ai trouvéh à la poste de Soleure9 une lettre de madame d’Urfé qui en contenait une de M. le duc de Choiseul adressée à M. de Chavigni ambassadeur. Elle était cachetée, mais le nom du ministre10 qui l’écrivait était sur l’adresse. Je loue à journée une voiture, je m’habille comme j’aurais fait à Versailles, je vais à la porte de l’hôtel de l’ambassadeur, qui n’est pas visible, et je lui laisse la lettre. C’était un jour de fête, je vais à la dernière messe, où je ne vois pas la belle dame, et après un petit tour de promenade je retourne à mon auberge. Un officier qui m’attendait, m’invite à dîner à la cour11 de la part de l’ambassadeur.

Madame d’Urfé me disait dans sa lettre qu’elle avait été à Versailles exprès, et qu’elle était sûre que la duchesse de Gramont12 m’avait obtenu du ministre une lettre des plus efficaces. J’en étais bien aise, car je me proposais de jouer un personnage fait pour en imposer. J’avais beaucoup d’argent. Le marquis de Chavigni avait été ambassadeur à Venise trente ans avant ce temps-là13 : je savais beaucoup de choses qui le regardaient, il me tardait de le connaître.

J’y vais à l’heure indiquée, on ne m’annonce pas, [32r] je vois, d’abord qu’on m’eut ouvert les deux battants, le beau vieillard me venir au-devant, et je l’entends me dire les plus obligeantes paroles de cour. Il me présente tous ceux qui l’entouraient, puis faisant semblant de n’avoir pas bien lu mon nom il tire de sa poche la lettre du duc de Choiseul, dont il lit tout haut l’endroit où il le priait de m’user toutes les distinctions14. Il me fait asseoir sur un sopha à sa droite ; et il ne me demande que ce qui était nécessaire à me faire répondre que je ne voyageais que pour mon plaisir, que la nation suisse à plusieurs égards était préférable à toutes les nations, et que le plus heureux moment de ma vie était celui-là, car il me procurait l’honneur de lai connaître.

On sert ; et Son Excellence me place de pair15 à sa droite. La table était de quinze à seize couverts, et chaque convive était servi par un laquais à livrée de l’ambassadeur. Amené par le propos, je lui dis qu’on parlait encore de lui à Venise avec la plus tendre admiration. — Je me souviendrai toujours, me dit-il, des bontés qu’on eut pour moi pendant tout le temps de mon ambassade ; mais je vous prie de me nommer ceux qui parlent encore de moi. Ils doivent être bien vieux.

C’était là que je le voulais. J’avais su de M. de Malipiero des affaires arrivées pendant la régence qui lui avaient fait beaucoup d’honneur ; et M. de Bragadin m’avait instruit de ses amours avec la célèbre Stringhetta. [32v] Son cuisinier était excellent ; mais le plaisir de lui parler me fit négliger celui de manger. Je l’ai vu rubicond de joie : il me dit, nous levant de table, qu’il n’avait jamais dîné à Soleure avec un plus grand plaisir ; et que ses galanteries de Venise que je lui avais rappelées l’avaient fait devenir jeune. Il m’embrassa, et il me pria de passer ma vie chez lui matin, et soir tout le temps que je séjournerais à Soleure. À son tour il parla beaucoup de Venise : après avoir fait l’éloge du gouvernement, il dit qu’il n’y avait point de ville au monde, où l’on pût faire meilleure chère en gras, et en maigre n’ayant autre attention que celle de se procurer de la bonne huile, et du vin étranger. Sur les cinq heures il m’invita à aller faire avec lui un tour de promenade dans un vis-à-vis, où il monta le premier pour m’obliger à m’asseoir à la place du fond16.

Nous descendîmes à une jolie maison de campagne, où on nous servit des glaces. Retournant à la ville, il me dit qu’il avait chez lui tous les soirs nombreuse compagnie en femmes, et en hommes, et qu’autant qu’il dépendrait de lui il espérait que je ne m’ennuierais pasj. Il me tardait de voir cette assemblée : il me paraissait impossible de ne pas y voir madame=.

Le monde commença à venir. Plusieurs femmes laides ; quelques-unes passables ; aucune jolie. Dans les parties qu’on fit, on me mit à un tri17 avec une jeune blonde, et une surannée qui montrait de l’esprit. J’ai perdu, m’ennuyant, cinq ou six cents fiches sans jamais parler. Au moment de payer, la dame experte me dit que c’était trois louis.

— Trois louis ? lui dis-je.

— Oui monsieur. Deux sous la fiche. Vous [33r] avez cru peut-être qu’on jouait au liard.

— Au contraire, madame. J’ai cru à vingt sous, car je ne joue jamais à moins18.

Elle laissa ma gasconnade sans réplique ; mais elle rougit.

Après avoir fait un tour dans la salle, et n’avoir pas vu la beauté que je cherchais, j’allais partir. L’ambassadeur s’était retiré. Je vois deux dames qui se parlent me regardant : je les reconnais pour les mêmes que j’avais vues à Zurick avec madame=, je les esquive, et je pars.

Le lendemain, un officier de l’ambassadeur vient me dire que S. E. allait venir, et qu’il me le faisait dire pour s’assurer qu’il me trouverait. Je lui ai dit que je l’attendrais. Je pensais au moyen de m’informer de lui-même de madame= ; mais il m’en épargna la peine.

Je reçois un quart d’heure après ce respectable seigneur comme je devais. Après m’avoir parlé de la pluie, et du beau temps, il sourit, et me dit qu’il allait me tenir le plus sot de tous les propos ; mais qu’il m’avertissait d’avance qu’il n’en croyait rien. Après ce préambule, il me dit que deux dames qui m’avaient vu à l’assemblée, et qu’il me nomma, étaient allées après mon départ dans sa chambre pour lui dire de prendre garde à lui, car j’étais le sommelier de l’auberge de Zurick. Vous les avez servies à table il y ak dix jours lorsqu’elles allèrent faire leurs dévotions à notre dame des ermites, elles en sont sûres ; et elles disent qu’elles rencontrèrent hier au-delà de l’Aar l’autre sommelier votre camarade qui apparemment doit s’être sauvé avec vous, Dieu sait par quelle raison. Elles me dirent que d’abord que vous vous aperçûtes hier au soir qu’elles vous avaient reconnu vous vous sauvâtes. Je [33v] leur ai répondu en riant que je serais sûr qu’elles se trompent quand même vous ne m’auriez donnél une lettre du duc de Choiseul, et qu’elles dîneraient chez moi avec vous aujourd’hui. Je leur ai dit qu’il se peut que vous vous soyez déguisé en sommelier pour vous procurer une bonne fortune avec quelqu’une d’entr’elles : elles m’ont dit que c’était supposer une absurdité, que vous n’étiez qu’un valet d’auberge très habile à couper un chapon, et très leste à changer d’assiette à toute la table ; et qu’elles sont prêtes à vous en faire compliment, si je le leur permets. Je leur ai répondu qu’elles vous feront rire, et moi aussi. S’il y a quelque chose de vrai dans ce conte, je vous prie de me dire tout.

— Tout ; et avec plaisir. Mais nous avons besoin de quelque réserve, car cette farce pourrait faire du tort à quelqu’un à qui je voudrais plutôt mourir qu’en faire.

— La chose est donc vraie ? Cela m’intéresse bien.

— Doucement vraie. J’espère que V. E. ne me croira pas le sommelier de l’Épée.

— Non. Jamais. Vous en avez joué le rôle.

— Précisément. Vous ont-elles dit qu’elles étaient quatre ?

— Je le sais. Il y avait la belle ; et actuellement je vois tout. Vous avez raison ; la discrétion est nécessaire, car elle jouit d’une réputation sans tache.

— Voilà ce que j’ignorais. La chose est innocente ; et on pourrait y faire des broderies préjudiciables à l’honneur de cette charmante femme dont le mérite m’a frappé.

Je lui ai alors contém toute l’histoire la finissant par lui dire que je n’étais allé à Soleure que pour parvenir à la connaître, et s’il était possible, à lui faire ma cour.

— Si cela n’est pas possible, lui dis-je, je partirai dans trois ou quatre jours après cependant avoir mis en ridicule les deux indiscrètes, [34r] qui doivent très bien savoir que le sommelier en question n’était qu’un masque. Elles ne peuvent faire semblant de l’ignorer que pour me faire une avanie, et pour faire du tort à madame=qui fit fort mal de les mettre à part du secret19.

— Doucement, doucement. Combien de choses ! Laissez que je vous embrasse. Cette histoire me plaît beaucoup. Laissez-moi faire. Vous ne partirez pas, mon cher ami ; vous ferez votre cour à madame=. Laissez-moi rire. J’ai été jeune ; et des beaux yeux m’ont souvent fait faire aussi des mascarades. Aujourd’hui à table vous persiflerez les deux méchantes ; mais plaisantant. La chose est si simple que M. de=même en rira. Sa femme ne peut pas ignorer que vous l’aimez ?

— Elle doit m’avoir vu l’âme quoique je ne l’aie que débottée.

— C’est comique.

Il est parti en riant, et à la portière de sa voiture il m’embrassa pour la troisième fois. Sûr, comme j’étais, que la=avait dit tout ce qu’elle savait à ses trois camarades avant de retourner à Zurick, je trouvais mordante, et perfide la plaisanterie des deux carognes20 vis-à-vis de l’ambassadeur ; mais l’intérêt de mon cœur m’obligeait à faire passer leur calomnie pour finesse d’esprit.

J’entre à une heure, et demie chez l’ambassadeur, et après lui avoir faitn ma très humble révérence, je vois les deux dames. Je demande à celle qui avait l’air d’être la plus méchante, qui boitait, et qui s’appelait F., si elle me reconnaissait.

— Vous convenez donc d’être le sommelier de l’auberge de Zurick ?

— Oui madame. Je l’ai été pour une heure pour avoir l’honneur de vous voir de près ; et vous m’avez puni ne m’adressant jamais la parole : j’espère de ne pas me trouver si malheureux ici, et que [34v] vous me permettrez de vous faire ma cour.

— C’est étonnant. Vous avez si bien joué votre rôle que personne n’aurait pu deviner que vous jouiez un faux personnage. Nous verrons à présent si vous jouerez avec autant d’habileté celui que vous représentez, et si vous viendrez chez moi vous me ferez honneur.

Après ce compliment l’histoire devint publique ; et voilà madame=qui arrive avec son mari. Elle me voit, et elle lui dit d’abordo : Voilà le sommelier de Zurick. Le brave homme me remercie fort honnêtement d’avoir fait à sa femme l’honneur de la débotter. Je vois qu’elle lui avait dit tout ; et cela me fait plaisir. M. de Chavigni la prit à sa droite, et je me suis trouvé assis à table entre les deux qui m’avaient calomnié. Malgré qu’elles me déplussent, je leur ai cependant conté fleurette, ayant la force de ne regarder presque jamais madame=, qui était encore plus belle qu’habillée en amazone. Son mari ne me parut pas jaloux, ni si vieux comme je me le figurais. L’ambassadeur l’invita au bal avec elle, et il la pria de jouer une autre fois l’Écossaise21 pour que je pusse dire au duc de Choiseul qu’à Soleure je m’étais bien diverti22. Elle lui répondit que deux acteurs manquaient ; il s’offrit alors à jouer le lord Monrose, et j’ai dans l’instant dit que je jouerais Murrai. Ma voisine F.. fâchée de cet arrangement parce qu’elle devait jouer l’odieux rôle de Miladi Alton me lâcha un lardon23.

— Pourquoi, me dit-elle, n’y a-t-il pas dans la pièce un rôle de sommelier ! Vous le joueriez à merveille.

— Mais vous m’instruirez, lui répondis-je, à jouer encore mieux celui de Murrai.

L’ambassadeur fixa le jour cinq à six jours après, et le lendemain j’ai reçu mon petit rôle. Le bal étant déclaré à mon honneur, je suis retourné chez moi pour prendre un autre habit, et j’ai reparu à la salle habillé avec la plus grande élégance.

J’ai ouvert le bal dansant le menuet avec une femme qui devait avoir la préférence sur toutes les autres, puis j’ai dansé avec toutes ; mais l’habile ambassadeur m’engagea à madame=pour les contredanses, et personne ne put y trouver à redire. Il dit que le lord Murrai ne devait danser qu’avec Lindane.

Au premier repos de la contredanse je lui ai dit que je n’étais allé à Soleure que pour elle, et que sans elle on ne m’aurait jamais vu sommelier ; et que j’espérais donc qu’elle me permettrait de lui faire ma cour. Elle me répondit qu’elle avait des raisons qui l’empêchaient de recevoir mes visites ; mais que l’occasion de nous voir ne pourrait pas nous manquer, si je ne partais pas d’abord, et n’ayant pas pour elle certaines attentions, qui feraient parler. L’amour, la complaisance, et la sagesse alliées n’auraient pas pu me faire une réponse plus satisfaisante. Je lui ai promis toute la prudence qu’elle pouvait désirer. Mon amour devint dans l’instant héroïque, et parfaitement dans la maxime de se tenir sous le voile du mystère.

M’étant avoué novice dans l’art du théâtre, j’ai priép Mad. F.. de m’instruire. J’y allais le matin ; mais elle ne le croyait qu’un prétexte. En y allant, je faisais ma cour à Mad.=, qui savait bien le motif qui me faisait agir ainsi. C’était une veuve de trente à quarante ans, qui avait l’esprit [35v] méchant, le teint jaunâtre, et la démarche gênée, puisqu’elle ne voulait pas qu’on s’aperçût qu’elle boitait. Elle parlait toujours, et voulant montrer l’esprit qu’elle n’avait pas elle ennuyait. Je devais, malgré cela faire semblant d’en être amoureux. Elle me fit rire un jour qu’elle me dit qu’elle ne m’aurait jamais cru d’un caractère timide après m’avoir vu jouer si bien le rôle de sommelier à Zurick. Je lui ai demandé à quoi elle me jugeait timide, et elle ne me répondit pas. J’étais décidé à rompre après que nous aurions joué l’Écossaise.

Notre première représentation eut pour spectateurs tous les gens comme il faut de la ville. Mad. F.. fut enchantée de faire horreur dans son rôle, étant sûre que sa personne n’y avait pas contribué. M. de Chavigni fit pleurer. On a dit qu’il avait joué son rôle mieux que Voltaire24. Mais mon sang se glaça lorsqu’à la troisième scène du cinquième acte Lindane me dit : Quoi ? Vous ! Vous osez m’aimer25 ? Elle prononça ces cinq mots si singulièrement, d’un ton de mépris si marqué, sortant même de l’esprit de son rôle, que tous les spectateurs applaudirent à outrance. Cet applaudissement me piqua, et me mit hors de contenance, car il me parut que le jeu avait empiété sur mon honneur. Lorsqu’on se tut, et que, comme mon rôle le voulait, j’ai dû lui répondre : Oui, je vous adore, et je le dois26, j’ai prononcé ces mots d’un ton si touchant que les applaudissements furent doubles : le bis de quatre cents voix me forcèrent à les répliquer27.

Mais malgré les applaudissements nous trouvâmes en soupant que nous ne savions pas bien notre rôle. M. de Chavigni dit que l’on différerait la seconde représentation au surlendemain, et que nous ferions le lendemain une répétition [36r] entre nous à sa maison de campagne où nous dînerions. Nous nous fîmes des éloges entr’acteurs. Mad. F.. me dit que j’avais bien joué ; mais que j’avais joué encore mieux le rôle de sommelier, et les rieurs furent pour elle ; mais ils devinrent pour moi quand je lui ai répondu qu’elle joua très bien miladi Alton ; mais que cela ne pouvait pas être autrement, car elle n’eut besoin de se donner aucune peine.

M. de Chavigni dit à Madame=que les spectateurs qui l’avaient applaudie à l’endroit où elle s’étonnait que je l’aimasse, avaient eu tort, puisque prononçant ces paroles avec un ton de mépris elle était sortie de son rôle ;q car Lindane ne pouvait qu’estimer Murrai.

L’ambassadeur vint le lendemain me prendre dans sa voiture me disant que je n’avais pas besoin de la mienne. Tous les acteurs se trouvèrent à sa maison de campagne. Il dit d’abord à Monsieur=qu’il croyait d’avoir fait son affaire, et qu’ils en parleraient après qu’ils auraient dîné, et répété la pièce. Nous nous mîmes à table ; et après nous fîmes la répétition de la pièce sans avoir jamais besoin de souffleur. Vers le soir il dit à toute la compagnie qu’il les attendait à souper à Soleure, et tout le monde partit, excepté Monsieur=auquel il devait parler d’une affaire. Je n’avais pas de voiture. Au moment de partir j’ai joui d’une très agréable surprise : Montez avec moi dans ma voiture, dit l’ambassadeur à Mons.=, et nous parlerons de notre affaire. M. de Seingalt28 aura l’honneur de servir dansr la vôtre madame votre épouse.

Je donne d’abord ma main à ce miracle de la nature, qui monte avec l’air de la plus grande indifférence me la serrant avec force. Nous voilà assis l’un près de l’autre.

[36v] Une demi-heure passa comme une minute ; mais nous ne la perdîmes pas à parler. Nos bouches s’unirent, et ne se séparèrent qu’à dix pas de la porte de l’hôtel. Elle descendit la première. Son visage enflammé m’épouvante. Cette couleur n’étant pas sa naturelle, nous allions révéler notre crime à tous les yeux de la salle. Son honneur ne me permettait pas de l’exposer ainsi altérée à l’examen de la F…, qui se serait trouvée plus encore triomphante qu’humiliée par une si importante découverte.

Ce fut l’amour qui me fit penser à un expédient unique ; et la Fortune souvent mon amie, qui fit que j’eusse dans ma poche une petite boîte qui contenait un sternutatoire29. Je lui dis vivement d’en prendre vite une prise, et j’en fais autant. La dose trop forte commença à faire l’effet à la moitié de l’escalier, et nous poursuivîmes à éternuer un bon quart d’heure : on dut attribuer aux éternuements toute son indiscrète inflammation. Lorsqu’ils cessèrent elle dit qu’elle n’avait plus mal à la tête ; mais qu’elle se garderait à l’avenir d’un si violent remède. Je voyais madame F… dans la plus profonde méditation ; mais elle n’osait rien dire.

Cet échantillon de ma bonne fortune me détermina à passer à Soleure tout le temps quis pourrait m’être nécessaire à me rendre parfaitement heureux. Je me suis sur-le-champ décidé à louer une maison de campagne. Tout homme dans ma situation, né avec du cœur, aurait pris la même résolution. Je voyais devant moi une beauté achevée que j’adorais, dont j’étais sûr de posséder le cœur, et que je n’avais qu’effleurée, j’avais de l’argent, et j’étais mon maître. Je trouvais cela beaucoup mieux raisonné que le projet de me faire moine à Einsidel. J’étais si plein de mon bonheur présent, et futur, que j’ai méprisé le qu’en dira-t-on. J’ai laissé tout le monde [37r] à table, et j’ai rejoint l’ambassadeur une minute après qu’il s’est retiré. Je ne pouvais en conscience de galant homme frustrer cet aimable vieillard d’une confidence qu’il avait si bien méritée.

D’abord que nous fûmes seuls, il me demanda si j’avais bien profité du service qu’il m’avait rendu. Après avoir baisét à reprises sa noble figure, je lui ai tout dit avec ces trois mots :uJe peux tout espérer. Mais quand il a entendu l’histoire du sternutatoire, les compliments qu’il me fit furent sans fin, car la physionomie si fort altérée de la dame aurait pu fairev conjecturer un combat. Après cette narration qui lui fit faire du bon sang, je lui ai dit qu’ayant besoin de rendre mon bonheur complet, et de ménager l’honneur de la dame, n’ayant d’ailleurs rien de mieux à faire, je voulais louer une maison de campagne pour attendre là tranquillement les faveurs de la fortune. Je me suis recommandé à lui pour avoir une maison meublée, une voiture à mes ordres, deux laquais, un bon cuisinier, et une gouvernante femme de chambre, qui eût soin de mon linge. Il me dit qu’il y penserait. Le lendemain notre comédie alla très bien, et le jour suivant ce fut ainsi qu’il me communiqua son projet.

Je vois, mon cher ami, que dans cette intrigue votre bonheur dépend de satisfaire votre passion sans préjudicier en rien à la bonne réputation de madame=. Je suis même certain que vous partiriez d’abord sans avoir rien obtenu, si elle vous faisait savoir que votre départ est nécessaire à sa paix. Vous voyez par là que je suis l’homme fait pour être votre conseil. Il faut, si vous voulez être vraiment impénétrable, que vous vous gardiez de la moindre démarche de votre part, qui puisse faire soupçonner la vérité à quelqu’un qui ne croit pas aux actions indifférentes. Le court tête-à-tête que je vous ai ménagé avant-hier, ne peut paraître à l’esprit le plus spéculatif30 que le fruit du plus pur hasard, et l’incident du sternutatoire met en défaut les déductions de la malice la plus perçante, car un galant, qui veut prendre par les cheveux une occasion favorable à son amour, ne commence pas par donner des convulsions à la tête de sa belle qu’une heureuse rencontre a misew entre ses mains ; et on ne peut pas deviner qu’on ait employé un sternutatoire en qualité d’expédient pour masquer une inflammation de visage, puisqu’il n’arrive pas souvent qu’une jouissance amoureuse fasse cet effet, et qu’un amant la prévoie immanquable au point de porter dans sa poche cet excitatif31. Ce qui est donc arrivé ne suffit pas à dévoiler votre secret. Monsieur=même, qui, malgré qu’il ne veuille pas paraître jaloux de sa femme, l’est cependant, ne peut avoir trouvé rien que de très naturel dans ma démarche de le faire retourner à Soleure avec moi, car il n’est pas vraisemblable que je veuille être votre Mercure, tandis que naturellement, et conformément aux lois de la politesse la plus triviale, auxquelles il ne s’est jamais refusé, sa chère épouse était celle qui retournant ici devait occuper dans mon vis-à-vis la place que j’ai bien voulu qu’il occupe lui-même en grâce de l’intérêt que j’ai pris à son importante affaire.

Après ce long exorde que je vous ai fait en style de secrétaire d’État au Conseil, venons à la conclusion. Deux choses vous sont nécessaires pour vous acheminer à votre bonheur. La première [38r] qui vous regarde est celle de forcer M.=à devenir votre ami, sans lui donner jamais motif de deviner que vous ayez jeté un dévolu sur sa femme : et en cela je pourrai vous aider. La seconde, qui regarde la dame, est celle de ne rien faire de sujet àx observation sans que la raison n’en soit connue de tout le monde. Je vous dirai donc que vous ne prendrez cette maison de campagne que lorsque nous aurons trouvé entre vous et moi une raison très plausible, et faite pour jeter la poudre aux yeux de tous les spéculateurs. J’ai trouvé cette raison hier au soir pensant à vous.

Il faut vous feindre malade, et chercher une maladie dont sur votre parole le médecin ne puisse pas douter. Heureusement j’en connais un, dont la fureur est d’ordonner l’air de la campagne, et les bains composés par lui-même presque pour toutes les maladies. Ce médecin doit venir chez moi un de ces jours pour me tâter le pouls. Vous l’appellerez à une consultation à votre auberge lui donnant deux louis : je suis sûr qu’il vous ordonnera tout au moins la campagne, et qu’il dira à toute la ville qu’il est sûr de vous guérir. C’est le caractère d’Herenschouandt qui est cependant savant.

— Comment est-il ici ? Il est mon ami. Je l’ai connu à Paris chez madame du Rumain.

— C’est son frère32. Cherchez une maladie du bon ton, et qui ne vous dégrade pas. Nous trouverons la maison après ; et je vous donnerai un jeune homme qui vous fera des ragoûts excellents.

Le choix de cette maladie me mit en devoir de penser. J’ai communiqué l’esquisse de mon projet à madame=dans la coulisse, et elle l’approuva. Je l’ai priée de trouver le moyen que nous puissions nous écrire ; et elle me promit d’y penser. [38v] Elle me dit que son mari avait de moi la meilleure opinion, et qu’il n’avait trouvé point du tout mauvais que je me fusse trouvé avec elle dans son coupé. Elle me demanda si M. de Chavigni avait retenu son mari naturellement ou à dessein ; et je lui ai répondu : à dessein. Elle éleva ses beaux yeux au ciel se mordant la lèvre.

— Cela vous déplaît-il, ma charmante amie ?

— Hélas !…. Non.

Trois ou quatre jours après, le médecin vint pour voir la dernière représentation de l’Écossaise, et dîner chez l’ambassadeur. M’ayant fait compliment au dessert sur l’apparence de ma bonne santé, je lui ai dit que l’apparence était trompeuse, et je lui ai demandé une de ses heures33. Charmé de s’être trompé, il me la promit pour le lendemain à mon auberge. Il vint ; et je lui ai dit ce que Dieu a voulu.

— Je suis sujet, lui dis-je, chaque nuit à des rêves amoureux, qui me cassent les reins.

— Je connais, monsieur, cette maladie, et je vous en guérirai par deux moyens. Le premier, qui peut-être ne vous plaira pas, est d’aller passer six semaines à la campagne, où vous ne verrez pas des objets qui font dans votre cerveau l’impression qui agitant la septième paire des nerfs vous causent l’éruption lombale34 qui doit aussi vous causer à votre réveil une grande tristesse.

— C’est vrai.

— Oh ! Je le sais. Le second remède consiste en des bains froids qui vous amuseront.

— Sont-ils bien loin d’ici ?

— Où vous les ordonnerez, car je vais vous en écrire la composition sur-le-champ. L’apothicaire vous les fera.

Après en avoir écrit la recette, et avoir reçuy les deux louis, il partit, et avant midi toute la ville fut informée de ma maladie, et de ma résolution d’aller me loger à la campagne. M. de Chavigni en badina à table, disant à Herenschouandt [39r] qu’il fallait me défendre de recevoir des visites féminines. M. F…35 dit qu’il fallait me défendre certains portraits en miniature dont ma cassette était pleine. M.=qui était anatomiste trouva le raisonnement du docteur sublime. Je me suis publiquement recommandé à l’ambassadeur pour me trouver une maison de campagne, et un cuisinier, parce que je n’aimais pas à manger seul.

Las de jouer un faux rôle que je ne trouvais plus nécessaire je n’allais plus chez madame F… Elle osa me reprocher mon inconstance en forts termes me disant que je l’avais jouée. Elle me dit qu’elle savait tout, et elle me menaça de se venger. Je lui ai répondu qu’elle ne pouvait se venger de rien, car je ne l’avais jamais offensée, mais que si elle pensait à me faire assassiner je demanderais des gardes. Elle me répondit qu’elle n’était pas italienne.

Charmé de m’être débarrassé de cette vipère, madame=devint le seul objet de mes pensées. M. de Chavigni, tout dans mes intérêts, fit croire à M.=que j’étais celui qui pouvait réduire le duc de Choiseul colonel général des Suisses36 à faire accorder sa grâce à un cousin qu’il avait, et qui avait tué son homme en duel à la Muette37. Il lui avait dit que je pouvais tout par le moyen de la duchesse de Gramont, et me rendant compte de tout ceci il me demanda si je voulais me charger de solliciter cette grâce, et si je pouvais espérer de réussir. C’était le moyen de me gagner toute l’amitié de M.=. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas être sûr de réussir ; mais que je m’en chargeais volontiers.

Il me fit donc informer de tout le fait par M.=même en sa présence, qui porta chez moi tous les papiers qui déclaraient les circonstances du factum d’ailleurs fort simple38.

[39v] J’ai passéz une grande partie de la nuit à écrire une lettre, qui devait premièrement persuader la duchesse de Gramont, puis le duc son père39 ; et j’ai écrit à madame d’Urfé que le bonheur de l’ordre des Rose-Croix dépendait de la grâce que le roi accorderait à l’officier qui à cause de ce duel avait dû sortir du royaume.

J’ai porté le lendemain matin à l’ambassadeur la lettre qui devait aller sous les yeux du duc. Il la trouva excellente, et il me dit d’aller la faire voir à M.=que j’ai trouvé en bonnet de nuit. Plein de reconnaissance à l’intérêt que j’avais pris pour son affaire, il me fit les plus grands remerciements. Il me dit que sa femme était encore au lit, et il me pria d’attendre pour déjeuner avec elle ; mais je l’ai prié de lui faire mes excuses parce que la poste partant à midi, le temps me pressait.

Je suis donc retourné à mon auberge où j’ai cacheté, et envoyéaa à la poste mes lettres : puis je suis allé dîner tête-à-tête avec l’ambassadeur qui m’attendait.

Après avoir louéab ma politique de n’avoir pas voulu attendre que madame=sorte de son lit, et m’avoir assuré que son mari devait être devenu mon ami dans l’âme, il me fit voir une lettre de Voltaire40 qui lui témoignait sa reconnaissance sur le rôle de Monrose qu’il avait joué dans l’Écossaise, et une autre du marquis de Chauvelin41 qui était alors aux Délices42 chezac le même Voltaire. Il lui promettait une visite avant de se rendre à Turin où il allait comme ambassadeur.

Après dîner, je suis retourné chez moi pour m’habiller, car il y avait le même jour assemblée, et souper à la cour. C’est ainsi qu’on appelait l’hôtel de l’ambassadeur de France en Suisse.

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