Mémoire de Casanova partie 2

Tome septième [7r]

Chapitre I

En entrant à Turin, la Corticelli est allée à son logement : je lui ai promis de l’aller voir.

J’ai trouvé mon appartement très commode, et à bon marché ; mais j’en ai augmenté le prix prenant la cuisine. Ayant beaucoup d’argent, je voulais donner à souper à mes amis. M. Raiberti me trouva d’abord un bon cuisinier. Après m’avoir rendu compte de l’argent qu’il avait dépensé pour la Corticelli, il mea remit le surplus, et il me conseilla d’aller faire une visite au comte d’Aglié, qui savait déjà que la Corticelli m’appartenait. Il m’informa que la dame Pacienza qui la tenait en pension avait ordre de ne me laisser jamais seul avec elle quand il me viendrait envie de lui faire quelque visite. J’ai trouvé cela plaisant ; mais comme je ne m’en souciais pas, je ne m’en suis pas plaint. Il me dit que jusqu’à ce moment-là sa conduiteb avait été irréprochable, et j’en fus bien aise. Il me conseilla de parler au maître des ballets Duprés1, et de l’engager à lui donner des leçons, le payant, pour qu’il la fasse danser quelque pas de deux pendant le carnaval2. J’ai promis à ce brave homme, qui me supposait amoureux d’elle, de faire tout cela ; et sortant de celui3 je suis allé chez le vicaire.

Après m’avoir fait compliment, d’un air riant, sur mon retour à Turin, il me dit qu’il savait que j’entretenais une danseusec.

— Mais je vous avertis que l’honnête [7v] femme qui la tient en pension a ordre de ne pas lui permettre de recevoir des visites qu’à sa présence, malgré qu’elle soit avec sa mère.

— Cette discipline me plaît, Monsieur, d’autant plus que je ne crois pas sa mère bien rigide. Le ch.r Raiberti à qui je l’ai recommandée savait mes intentions, et je suis enchanté qu’il les ait si bien suivies. Je désire qu’elle se rende digne de votre protection.

— Comptez-vous de passer ici le carnaval ?

— Cela se peut, si Votre Excellence le trouve bon.

— Cela ne dépendra que de votre bonne conduite. Avez-vous vu le Ch.r Osorio ?

— Je compte d’aller lui rendre mes devoirs aujourd’hui ou demain.

— Je vous prie de lui faire mes compliments.

Il sonna, et je suis parti. Le Ch.r Osorio me reçut à son bureau des affaires étrangères, et me fit un accueil très gracieux. Après lui avoir rendu compte de la visite que je venais de faire au vicaire, il me demanda en riant si je me soumettais volontiers à la loi qui me défendait de voir ma maîtresse. Je lui ai répondu que je ne m’en souciais pas, et me regardant d’un air fin il me dit que mon insouciance déplaira peut-être à l’honnête femme qui avait ordre de la surveiller.

C’était me dire assez ; mais c’était vrai que l’obligation dans laquelle je me trouvais de ne pas voir librement la jeune coquine me faisait plaisir. Je savais que cela ferait parler, et j’étais curieux des suites.

De retour chez moi j’ai trouvé le Génois Passano mauvais poète, et mauvais peintre, qui m’attendait à Turin depuis un mois, et que j’avais destiné à paraître devant madame d’Urfé sous le nom d’un Rosecroix4. [8r] Après l’avoir fait souper avec moi, je lui ai donné une chambre au troisième étage, lui disant de se faire porter à manger, et de ne descendre chez moi que quand je le ferais appeler. Je l’ai trouvé conteur insipide, ignorant, méchant, et buveur. J’étais déjà fâché de l’avoir pris avec moi ; mais c’était fait.

Curieux de voir comment la Corticelli était logée, j’y suis allé portant avec moid une pièce d’étoffe que j’avais achetéee à Lyon pour lui faire une robe d’hiver. Je l’ai trouvée avec sa mère dans la chambre de son hôtesse, qui me dit qu’elle était bien aise de me voir, et que je lui ferais plaisir toutes les fois que j’irais dîner avec elle en famille. La Corticelli avec sa mère me mena dans sa chambre, et l’hôtessef nous suivit.

— Voilà, dis-je à la fille, de quoi vous faire une robe.

— Est-ce un présent de la marquise ?

— Il est de moi, si vous l’agréez.

— Mais je dois avoir trois robes qu’elle m’a donnéesg.

— Mais vous savez sous quelles conditions. Nous en parlerons un autre jour.

Elle déploie l’étoffe, elle la trouve de son goût ; mais il faut la garnir, me dit-elle. La Pacienza dit qu’elle allait envoyer chez la marchande de modes pour faire apporter des garnitures. Elle demeurait dans la même rue. À peine sortie, la Signora Laura me dit qu’elle était fâchée de ne pouvoir me recevoir que dans les chambres de la maîtresse.

— Et vous êtes assurément bien contente de ne pas avoir cette liberté.

— J’en remercie Dieu soir et matin.

Je la regarde de l’air qu’il fallait, et quelques minutes après je vois Victorine avec une autre fille qui portait des garnitures. Je lui demande si elle était encore chez la R., elle rougit, et me dit qu’oui. La Corticelli choisit la garniture, je dis aux filles que j’irai la payer à leur maîtresse, et elles s’en vont. La Pacienza envoie chercher une couturière, qui vient lui prendre la mesure, et la Corticelli me dit qu’elle [8v] avait besoin d’un cors5, me faisant voir sa taille. Après avoir plaisanté sur son ancienne grossesse fruit de ses amours avec le comte Nostiz, je lui donne tout l’argent qui lui était nécessaire, et je m’en vais. M’accompagnant jusqu’à l’escalier, elle me demande quand elle me reverra, et je lui réponds que je n’en savais rien.

Il est évident que si j’avais été amoureux de cette fille je ne l’aurais pas laissée un seul jour chez cette femme ; mais ce qui m’étonnait était qu’elle pût me supposer tolérant à ce point-là, malgré queh j’eusse tout autre air.

Après avoir été chez les banquiers sur lesquels j’avais des lettres de change, et entr’autres chez M. Martin dont la femme fort jolie était célèbre, j’ai rencontré Moïse qui m’entraîna chez Lia, qui s’était mariée. D’abord qu’elle dit mon nom à son mari, il me fêta, mais ayant trouvé Lia grosse, elle ne m’inspira plus aucun goût. Je ne suis plus retourné chez elle.

Il me tardait d’aller chez la R. et je l’ai trouvée impatiente, comme moi, de me voir, après que Victorine lui avait porté de mes nouvelles. Assis vis-à-vis d’elle à son comptoir, j’eus le plaisir de l’entendre me conter toutes les historiettes galantes de Turin. Elle me dit que de toutes les filles qu’elle avait à mon départ de Turin, il ne lui restait que Victorine, et Caton ; mais qu’elle en avait des nouvelles. Victorine était dans le même état que je l’avais laissée ; mais un seigneur qui en était amoureux allait la faire partir pour Milan. Ce seigneur était le comte de la Pérouse, avec lequel j’ai fait grande connaissance à Vienne trois ans après. Je parlerai de lui à temps et lieu6. La R me dit tristement qu’en conséquence de quelques aventures fâcheuses, dont la police avait dû se mêler, elle s’était trouvée dans le cas de devoir promettre au comte d’Aglié de ne plus envoyer ses filles que chez des dames, et qu’ainsi, si j’en trouvais quelqu’une de mon goût, je ne pourrais m’en procurer la connaissance que tâchant de les avoir quelque part les fêtes, et Dimanches, après m’être introduit chez leurs parents. Elle me les fit voir dans [9r] sa salle ; mais je n’en ai trouvé aucune de bien intéressante.

Elle me parla de madame Pacienza, et elle fit les hauts cris, jusqu’à me faire éclater de rire, quand je lui dis que j’entretenais la Corticelli, et les dures conditions auxquelles je m’étais soumis. Cette femme, me dit-elle, est non seulement une espionne du comte d’Aglié, mais une macq…… connue de toute la ville ; mais je m’étonne que le Ch.r Raiberti ne l’ait plus tôt mise chez la Mazzoli. Elle s’apaisa quand je lui ai dit que le chevalier eut des bonnes raisons pour en agir ainsi, et que j’avais les miennes pour être bien aise que la Corticelli se trouvât là plutôt que partout ailleurs.

Notre conversation fut interrompue par un chaland qui vint lui demander des bas de soie. L’entendant parler de danse, je lui ai demandé où demeurait Dupré maître de ballet.

— Me voilà à votre service.

— Je suis bien aise de vous parler. M. Raiberti m’a dit que vous aurez la complaisance de donner des leçons à une figurante que je connais.

— Il m’a prévenu ce matin même. Vous devez être M. le Ch. de Seingalt.

— Précisément.

— La demoiselle pourra venir chez moi tous les matins à neuf heures.

— Point du tout : c’est vous qui irez chez elle à l’heure de votre commodité ; et je vous payerai, espérant que vous la mettrez en état de danser hors des concerts7.

— J’irai la voir aujourd’hui, et je vous dirai demain ce que je peux en faire ; mais je dois vous parler clair. Je prends trois livres de Piémont par leçon8.

— Ce n’est pas beaucoup. Demain j’irai chez vous.

— Vous m’honorerez : voici mon adresse. Si vous y venez dans l’après-dîner vous trouverez répétition d’un ballet.

— On ne répète pas au théâtre ?

— Oui9 ; mais au théâtre personne ne peut entrer quand on répète. C’est l’ordre du Vicaire.

— Mais vous pouvez recevoir qui bon vous semble.

— Ce n’est pas douteux ; mais je ne pourrais pas recevoir les danseuses, si je n’avaisi ma femme, que M. le vicaire connaît, et dans [9v] laquelle il a beaucoup de confiance.

— Vous me verrez à la répétition.

C’était ainsi que ce maudit vieux vicaire avec son nez pourri exerçait sa tyrannie partout où ceux qui aiment le plaisir allaient le chercher.

J’ai trouvé chez la bonne Mazzoli deux personnes notables qu’elle me présenta après leur avoir dit mon nom. L’un fort vieux, fort laid, et décoré de l’ordre de l’aigle blanc10 s’appelait comte Boromée11, l’autre assez jeune, et remuant était un comte A. B.12 Milanais. J’ai su après d’elle-même que ces deux seigneurs lui faisaient une cour assidue pour plaire au chevalier Raiberti, dont ils avaient besoin pour parvenir à obtenir des droits ou des privilèges sur leurs terres qui étaient sujettes à la juridiction du roi de Sardaigne. Le Milanais A. B. n’avait pas le sou, et le maître des îles Boromées13 était aussi fort à l’étroit. Il s’était ruiné pour les femmes, et ne pouvant plus vivre à Milan, il s’était retiré dans la plus belle de ses îles sur le lac majeur, où il jouissait d’un printemps perpétuel. Je lui ai fait une visite à mon retour d’Espagne ; mais j’en parlerai quand je serai là14.

Le propos tombant sur mon logement, la remuante Mazzoli me demanda si j’étais content de mon cuisinier. — Je n’en ai pas encore fait l’essai, mais je le ferai demain, si vous voulez m’honorer à souper avec ces messieurs.

La partie fut acceptée, et elle me promit d’engager son cher chevalier, qui étant averti ne dînerait pas. Sa santé l’obligeait à ne manger qu’une fois par jour.

Chez le maître des ballets Dupré j’ai vu tous les danseurs, et toutes les danseuses avec leurs mères, qui les admirant se tenaient à l’écart gardant leur mantelet, et leur manchon. Une de ces mères, chose extraordinaire, était belle, et fraîche. Dupré, après m’avoir présenté à sa femme, qui était jeune, et jolie ; [10r] mais qu’étant15 poitrinaire avait quitté la danse, me dit que si mademoiselle Corticelli aura envie de s’appliquer, il lui fera faire des miracles. Elle accourut, et se donnant des airs elle me dit qu’elle avait besoin de rubans, et de se faire faire des bonnets. Toutes les danseuses mesuraient16 se parlant à l’oreille. Sans rien répondre à sa demande, j’ai tiré de ma poche douze pistoles de Piémont17, et je les ai données à Dupré lui disant que c’était pour trois mois de leçons qu’il donnerait à la demoiselle, que je lui payais avec plaisir d’avance. J’ai vu l’étonnement général, et j’en ai joui ; mais sans en faire semblant18.

Je m’assieds à l’écart. Considérant toutes les filles que je voyais là, j’en vois une frappante. Belle taille, traits fins, air noble, et un maintien de patience qui m’intéresse au suprême degré, vis-à-vis d’un danseur qui quand il n’était pas content d’elle lui disait des grossièretés : elle souffrait tout marquant un vrai mépris peint sur sa charmante physionomie. Je m’approche de cette femme belle, et fraîche, qui gardait un mantelet, et que j’avais observéej en entrant, et je lui demande où était la mère de la jolie danseuse qui m’intéressait.

— C’est moi, me répondit-elle.

— Vous ? Vous n’en avez pas l’apparence.

— J’étais fort jeune quand je l’eus.

— Je n’en doute pas. D’où êtes-vous ?

— Je suis lucquoise, veuve, et pauvre.

— Comment pouvez-vous être pauvre,k ayant une fille aussi jolie que vous ?

Elle me donne un coup d’œil, et elle ne me répond rien. Un moment après, Agate, c’était son nom, vient lui demander un mouchoir pour s’essuyer la figure. Je lui donne le mien tout blanc, qui sentait l’essence de roses ; elle sèche sa sueur louant le parfum qu’il exhalait, puis elle veut me le rendre, et je le refuse lui disant qu’elle devait le faire laver. Elle fait un sourire, et elle dit à sa mère de le garder. Je lui demande, si je pouvais prendre la liberté de lui faire une visite, et elle me répond que son hôtesse ne lui permettait pas de recevoir des visites, à moins qu’elle n’y fût présente. C’était à Turin une maudite loi générale. [10v] À mon souper qui fut le premier, je fus surpris de l’excellence du cuisinier. J’ai toujours cru qu’on ne mange nulle part si bien qu’à Turin ; mais c’est aussi vrai que le terroir même produit les mets exquis, que les habiles cuisiniers accommodent après avec tout l’art qui les rend succulents. Les vins aussi peuvent être préférés par plusieurs gourmets aux étrangers. Gibier, poisson, volaille, veaux, herbes, laitages, truffes, tout y est exquis. C’est un meurtre que l’étranger dans cet heureux pays soit gêné, et que la nation ne soit pas la plus loyale de toute l’Italie. C’est évident que la beauté du sexe qui y brille vient de l’air qu’on y respire, et encore plus de la bonne nourriture. J’ai facilement engagé mademoiselle Mazzoli, et les deux Milanais à me faire le même honneur tous les jours. Le ch.r Raiberti ne put s’engager à rien ; mais il me promit de venir inattendu19.

À l’opera buffa au théâtre de Carignan20 j’ai vu jouer cette Redegonde Parmesane avec laquelle je n’avais pas pu nouer une intrigue à Florence. Elle m’observa dans le parterre, et elle me fit un sourire. Je lui écrivis un billet le lendemain dans lequel je me suis offert à son service, si sa mère avait changé de façon de penser. Elle me répondit que sa mère était toujours la même ; mais que si je pouvais engager la Corticelli à venir souper chez moi, elle pourrait y venir avec.

Les mères s’y seraient trouvées ; ainsi je ne lui ai pas répondu.

Dans ces jours-là j’ai reçu une lettre de Madame du Rumain, qui m’en envoyait une de M. le duc de Choiseuil adressée à M. de Chauvelin ambassadeur de France à Turin que je lui avais demandée. J’avais connu cet aimable homme à Soleure, comme le lecteur peut s’en souvenir, mais je voulais aller chez lui avec un meilleur titre. Je lui ai donc porté la lettre, et après m’avoir fait des [11r] reproches sur ce que j’avais pu croire d’en avoir besoin, il me conduisit chez sa charmante femme qui me fit le plus gracieux accueil21. Trois ou quatre jours après il m’invita à dîner, et j’y ai trouvé le résident de Venise Imberti22, qui me dit qu’il était bien fâché de ne pas pouvoir me présenter à la cour. M. de Chauvelin informé de la raison s’est offert à me présenter lui-même ; mais j’ai cru de devoir l’en remercier. Cela m’aurait fait beaucoup d’honneur ; mais je m’y serais trouvé plus observé, et par conséquent moins libre.

Le comte Boromée qui honorait ma table conservait une certaine dignité, et y venant tous les jours avec la Mazzoli n’avait l’air ni de descendre23, ni d’en avoir besoin ; mais le comte A. B. y allait plus franchement. Il me dit au bout de huit à dix jours, que la complaisance que j’avais de le souffrirl excitait en lui un sentiment de reconnaissance à la providence éternelle, puisque sa femme ne pouvant pas lui envoyer d’argent, il n’aurait pas de quoi payer son dîner à l’auberge. Il me montrait ses lettres, et me parlant de son mérite il me disait toujours qu’il espérait de me loger chez lui à Milan, et que je lui rendrais justice. Il avait été au service d’Espagne, et étant de garnison à Barcellonem il en était devenu amoureux, et il l’avait épousée. Elle avait vingt-six ans, et il n’avait pas d’enfants24. Lui ayant écrit que je lui avais ouvert ma bourse plusieurs fois, et que je comptais d’aller passer la moitié du carnaval à Milan, il l’avait engagée à m’inviter à aller me loger chez elle. Elle m’écrivait avec esprit, et cette correspondance me devint en peu de temps si intéressante, que je lui ai positivement promis d’y aller, ce que je n’aurais dû [11v] jamais faire, car sachant qu’il était pauvre j’aurais dû voir qu’il ne me convenait pas de lui devenir à charge, et que ne voulant pas l’être j’aurais dû payer à un fort cher prix son hospitalité ; mais un sentiment de curiosité en pareil cas tient beaucoup de la nature de l’amour. Je me figurais la comtesse A. B. née pour faire mon bonheur, et moi uniquement fait pour faire le sien, et d’exciter la jalousie de toutes les dames de Milan. Ayant beaucoup d’argent il me tardait de saisir l’occasion de briller faisant des grandes dépenses.

En attendant allant tous les matins chez Dupré où je trouvais toujours Agate, qui allait prendre sa leçon, j’en suis devenu en moins de quinze jours éperdument amoureux. Madame Dupré séduite par plusieurs présents que je lui avais faits reçut de bonne grâce la confidence que je lui ai faite de ma passion, et retenant à dîner avec elle Agate, et sa mère m’avait procuré des tête-à-tête dans sa propre chambre, où je m’étais expliqué, et j’avais obtenu quelques faveurs ; mais c’étaitn si peu de chose, et ces rencontres duraient si peu, que mes désirs bien loin de s’éteindre s’étaient augmentés. Agate me disait toujours que tout le monde savait que j’entretenais la Corticelli, et qu’elle ne voudrait pas pour tout l’or du monde qu’on pût dire que dans la contrainte où j’étais de ne pas pouvoir aller chez ma maîtresse, elle n’était que mon pis-aller. J’avais beau lui jurer que je ne l’aimais pas, et que je ne l’entretenais que parce que la quittant je compromettrais M. Raiberti. Elle ne voulait pas entendre raison : elle voulait une rupture éclatante, et qui fît connaître à tout Turin que je n’aimais qu’elle, et que je méprisais l’autre. À cette condition elle me promettait son cœur.

Déterminé à travailler pour la satisfaire, et pour me rendre heureux, j’ai engagé Dupré à donner un bal à mes frais dans quelque maison hors de la ville, et d’engager à y venir toutes [12r] les danseuses, et les chanteuses qui étaient engagées à Turin pour le carnaval. Elles devaient être les seules qui danseraient. Les danseurs ne pourraient être que des cavaliers auxquels il distribuerait des billets qu’il mettrait à un ducat25, et chaque cavalier aurait le droit de conduire avec lui une dame. Mais les dames ne danseraient pas. Pour engager Dupré à exécuter mon projet, et l’assurer qu’il gagnerait beaucoup, et qu’on ne trouverait pas le billet trop cher, je lui ai dit que je lui payerais tout ce qui26 lui coûterait le buffet, et tous les rafraîchissements d’usage : outre cela les voitures, ou chaises à porteurs qu’il devrait procurer à toutes les virtuose qui composeraient le bal. Personne ne devait savoir que c’était moi qui faisais cette dépense. Il me le promit, et certain de gagner beaucoup il se mit à l’entreprise. Il trouva la maison très propre au bal, il invita les virtuose, il fito50 billets qu’il distribua en trois ou quatre jours, et il prit un jour qu’à Turin il n’y avait pas des spectacles. La seule Agate, et sa mère savaient que j’étais l’auteur du projet, et que j’en faisais les frais en grande partie ; mais le lendemain du bal toute la ville le sut.

Agate, trouvant qu’elle n’avait pas une robe assez jolie pour briller, s’en fit faire une sous la direction de la Dupré que j’ai payéep avec plaisir. Elle s’est engagée à ne danser les contredanses qu’avec moi, et de ne retourner à Turin qu’en compagnie de la Dupré.

Le jour qu’on devait donner le bal, j’ai dîné chez la Dupré pour être présent quand elle mettrait sa robe. Elle était d’uneq étoffe de Lyon de la même année, dont par conséquent le dessin était tout nouveau ; mais la garniture, dont Agate ne connaissait pas le prix, était de point d’Alençon27. La R qui l’avait placée sur la robe avait reçu ordre de ne rien dire, comme la Dupré qui se connaissait très bien en dentelles. [12v] Quand elle fut au moment de partir, je lui ai dit que les boucles qu’elle avait à ses oreilles ne répondaient pas à tout le reste de sa parure. La Dupré dit que vraiment elles n’étaient pas jolies, et que c’était dommage. La mère dit que sa fille n’en avait pas d’autres. J’ai ici, leur dis-je, des girandoles28 de Strass, que je peux vous prêter. Elles sont très brillantes.

J’avais mis à dessein dans ma poche les boucles d’oreilles qui étaient dans l’étui que madame d’Urfé avait destinér à la jeune comtesse Lascaris sa nièce. Je les tire dehors, et elles les trouvent fort jolies. La Dupré dit qu’on dirait qu’elles sont fines29. Je les mets aux oreilles d’Agate, elle se regarde au miroir, et admirant leur feu, elle jure que les fines ne peuvent pas briller davantage. Je ne dis rien.

Elles vont toutes au bal, et je vais chez moi, où je me fais donner à la hâte un coup de peigne, et après avoir mis un joli habit, que Pernon avait fait broder sur le métier, je vais au bal, que je trouve en grand train. Je vois Agate qui dansait un menuet avec le lord Perci30. C’était un fils de la duchesse de Nortumberlan qui dépensait beaucoup, mais follement.

Je vois les plus belles dames de Turin qui, n’étant que spectatrices pouvaient s’imaginer qu’on ne donnait le bal que pour elles. Je vois tous les ministres étrangers, entre lesquels M. de Chauvelin, qui me dit qu’à cette belle fête il ne manquait que la belle gouvernante que j’avais à Soleure.

Je vois la marquise de Prié, et le marquis qui ne se souciant pas de danser était assis à une partie de quinze31, et vis-à-vis de lui sa maîtresse assise à côté d’un joueur impoli qui ne lui laissait pas voir sa carte. Elle me voit, et elle fait semblant de ne pas me connaître. Le tour que je lui avais joué à Aix n’était pas fait pour être oublié.

[13r] Les menuets cessent, Dupré ordonne la contredanse, et je vois avec plaisir le ch.r de Ville-fallet s’y mettre à la tête avec la Corticelli. Je prends Agate qui se défendait de Milord Perci lui disant qu’elle était retenue pour toute la nuit. Elle me dit en riant que tout le mondes prenait ses girandoles pour fines, et qu’elle en convenait.

Après la contredanse tout le monde prit des glaces, puis on en dansa une autre, puis on dansa des menuets, et ceux qui eurent envie de manger allèrent à l’ample buffet, où j’ai remarqué que Dupré n’avait rien épargné. Les Piémontais toujours calculateurs disaient que Dupré devait y perdre beaucoup, car on ne faisait que vider des bouteilles de Champagne.

Ayant besoin de se reposer, comme moi, Agate s’était assise à mon côté, et je lui parlais de mon amour quand madame de Chauvelin arriva avec une dame étrangère. Je me lève pour lui faire place, et Agate en fait de même, mais elle l’oblige à s’asseoir à son côté, et elle fait l’éloge de sa robe, et surtout de sa garniture. La dame étrangère loue le feu des girandoles, et dit que c’était un dommage que ces pierres au bout d’un certain temps perdaient tout leur lustre, madame de Chauvelin dit qu’elles ne le perdaient jamais car elles étaient fines, et qu’on ne pouvait pas s’y tromper ; elle interroge là-dessus Agate, qui n’ayant pas le courage de dire qu’elles étaient fines lui dit qu’elles étaient de Strass, et que c’était moi qui les lui avais prêtées. Madame alors se met à rire, et lui dit que je l’avais trompée, car on ne prête pas des boucles de pierres fausses. Agate rougit, et je ne dis ni oui, ni non, et pour obéir madame de Chauvelin je danse un menuet avec Agate qui le dansa à merveille. Madame me dit qu’elle se souvenait toujours que [13v] nous avions dansé ensemble à Soleure, et que nous danserions encore à son hôtel le jour des rois. Je l’ai remerciée avec une profonde révérence.

Nous avons dansé des contredanses jusqu’à quatre heures du matin, et je suis retourné chez moi après avoir vu Agate partir avec la Dupré, et sa mère.

J’étais encore dans mon lit le lendemain quand on m’a annoncé cette mère qui demandait avec instance l’honneur de me parler. Je l’ai fait entrer, et la faisant asseoir près de moi je l’ai engagée à prendre du chocolat. Après donc avoir déjeuné, et se voyant avec moi toute seule, elle tira de sa poche les boucles que j’avais prêtéest à sa fille, et elle me dit en riant qu’elle venait me les rendre ; mais qu’elle venait de les faire voir à un joaillier qui lui en avait offert mille sequins. Après avoir ri, et lui avoir dit, prenant les boucles, que le joaillier était fou, et qu’elle devait le prendre au mot, car les boucles ne valaient que quatre louis, j’ai commencé à badiner avec cette jolie mère de façon que je l’ai gardée une heure avec moi lui donnant, et acceptant d’elle toutes les marques d’une vive tendresse. Après le fait ayant tous les deux l’air un peu étonné, ce fut elle qui me dit en riant si elle devait rendre compte à sa fille de la façon dont je l’avais convaincue que je l’aimais.

— Je vous aime également, lui dis-je, et à moins que vous n’évitiez le tête-à-tête, je crois difficile qu’il n’arrive toujours entre nous ce qui est arrivé dans ce moment. La seule grâce que je vous demande c’est de ne pas vous opposer au même bonheur auquel j’aspire vis-à-vis d’Agate que j’adore.

— Je vous demande aussi une grâce. Dites-moi si vraiment ces girandoles sont fines, et quelle intention vous eûtes quand vous les mîtes aux oreilles d’Agate.

— Elles sont fines, et mon intention [14r] serait de lui laisser avec elles un souvenir de ma tendresse.

Cette bonne mère soupira, et me dit se levant pour s’en aller de l’inviter à souper toutes les fois que je voudrais avec M. Dupré et sa femme. Elle partit, me laissant comme de raison, mes boucles.

Voilà la plus honnête de toutes les mères de danseuses. Elle ne pouvait pas me dire en peu de mots plus qu’elle ne m’avait dit, ni m’annoncer mon bonheur plus noblement.

J’ai invité le lendemain Dupré et sa femme avec Agate, et sa mère à souper chez moi pour le surlendemain sans diminuer la compagnie que j’avais tous les jours. Mais voici une singulière aventure qui m’est arrivéeu le même jour précisément quand je sortais de chez Dupré.

Je rencontre mon laquais de place, grand coquin, mais brave garçon dans ce moment-là, qui presqu’hors d’haleine me dit d’un air victorieux qu’il venait me chercher pour m’avertir que dans ce même moment il avait vu le chevalier de Ville-fallet entrer dans l’allée de la Pacienza, et que certainement il ne pouvait y être allév que pour faire une visite galante à la Corticelli.

Curieux de voir s’il était à ma même condition j’y vais, et je trouve la macq…… avec la signora Laura. Elles voulaient me retenir, mais je les repousse, j’ouvre la porte, et je vois le galant qui se lève affairé à se remettre en état de décence. Elle ne bougea pas.

— Excusez, monsieur, lui dis-je, si je suis entré sans frapper.

— Attendez, attendez.

Mais j’étais déjà dans la rue. Plein de cette aventure qui me rendait le plus content de tous les hommes, je vais la conter au ch.r Raiberti qui me voyant rire en rit aussi ; mais il trouve que j’ai raison quand je le prie de faire savoir à la Pacienza que la Corticelli ne dépendait plus de moi, et qu’ainsi elle ne recevrait plus le sou de ma poche.

— Je pense que vous n’irez pas [14v] vous plaindre au comte d’Aglié.

— Les seuls sots se plaignent32.

Cette petite histoire n’aurait fait aucun bruit, si l’imprudence ne l’eût rendue publique. La première fut de Ville-fallet, qui se souvenant d’avoir rencontré dans la rue mon valet quand il allait chez la Pacienza crut qu’il était couru m’avertir. Il le trouva vers midi, et il lui reprocha son espionnage. L’effronté lui répondit que son métier était de bien servir son maître, et le chevalier lui donna des coups de canne. Le valet, sans me rien dire, est allé se plaindre au vicaire, qui voulut savoir d’abord de Ville-fallet même la raison qu’il avait cru d’avoir de battre le valet. Ville-fallet lui conta toute l’histoire. M. Raiberti ne tarda pas à aller donner la nouvelle à la Pacienza, que la Corticelli ne dépendait plus ni de lui ni de moi, et ne se souciant pas d’entendre tout ce qu’elle voulait lui dire pour se disculper, il la laissa. Me rendant compte le même soir de ce fait, il me dit que descendant l’escalier, il avait rencontré un valet de la police, qui apparemment allait la mander par ordre du comte.

Le lendemain dans le moment que j’allais sortir pour aller au bal de M. le marquis de Chauvelin, je fus surpris de recevoir un billet du comte d’Aglié dans lequel il me priait en termes fort polis d’aller chez lui pour entendre quelque chose qu’il avait à me dire. J’ordonne d’abord à mes porteurs de me transporter à la maison de ce seigneur.

Il me reçut tête-à-tête, et après m’avoir fait asseoir à son côté, il me fit un long discours qui portait en substance que je devais oublier ce petit événement, dont il savait toutes les circonstances.

— C’est mon projet, Monsieur. Je n’irai plus de toute ma vie chez la Corticelli, et je ne penserai plus à elle ni pour lui faire du mal, ni pour lui être utile, et je serai toujours le très humble serviteur du Ch.r de Ville-fallet.

— Oh ! Il ne faut pas à cause de cela l’abandonner. Je vous donnerai [15r] telle satisfaction que vous voudrez pour ce qui regarde la Pacienza, et jew trouverai à la fille une autre pension chez une honnête personne de ma connaissance, où vous serez très bien reçu, et en toute liberté.

— Je méprise la Pacience, la Corticelli, et sa mère, ce sont des coquines que je ne veux plus voir.

— Vous n’aviez pas le droit d’entrer par force dans une chambre, dont la porte était fermée dans une maison où vous n’étiez pas le maître.

— Si je n’avais pas ce droit, j’ai tort ; mais vous me permettrez d’informer S. M. de tout ce fait, et de me remettre à son jugement.

— La Corticelli prétend que bien loin de vous devoir, c’est vous qui lui devez beaucoup, et elle dit que les girandoles que vous avez donnéesx à votre nouvelle maîtresse lui appartiennent. Elle soutient que c’est un présent que lui a fait madame la marquise d’Urfé, que je connais.

— Elle ment ; mais puisque vous connaissez cette dame, écrivez-lui ; elle est à Lyon. Si elle vous répondra que je dois quelque chose à cette malheureuse, je ferai mon devoir. J’ai cent mille francs entre les mains des banquiers de cette ville pour payer les girandoles, dans le cas que j’aie eu tort d’en disposer.

M. le vicaire se leva alors, et je lui ai tiré la révérence. Au bal de l’ambassadeur de France, j’ai trouvé cette aventure si répandue que m’ennuyant à la fin je ne répondais pas à ceux qui m’en parlaient. On me disait que c’était une bagatelle, dont je ne devais faire aucun cas sous peine de me déshonorer. Le ch.r de Ville-fallet parvint à me dire, que si à cause de cette niaiserie j’abandonnais la Corticelli, il se croyait en devoir de me donner une satisfaction. Il me suffit, lui répondis-je, que vous ne me la demandiez pas. Et lui disant ceci, je lui ai serré la main. Il ne me dit plus le mot.

Mais ce fut la marquise de Prié sa sœur, qui après avoir dansé avec moi m’attaqua d’importance. Elle avait des charmes, et il n’aurait tenu qu’à elle d’obtenir la victoire, mais heureusement, ou elle n’y pensa pas, ou elle ne devina pas la justice que je lui rendais.

Trois jours après, une dame qui avait à Turin un grand pouvoir, et une espèce de surintendance sur toutes les intrigues du théâtre, et dont toutes les virtuose aspiraient à la protection, s’avisa de me mander, me faisant parvenir son ordre par un valet à livrée. Devinant de quoi elle voulait me parler, j’y suis allé à pied, et en redingote. Elle commença à me parler de l’affaire d’un ton affable, mais sa figure ne m’intéressant pas, je lui ai dit en peu de paroles que la Corticelli était une fille pour laquelle je n’avais plus aucun goût, et que sans nulle peine je l’abandonnais au galant ch.r avec lequel je l’avais trouvée en flagrant délit. Elle me quitta me disant que je me repentirais, car elle publierait une petite histoire, qu’elle avait déjà lue, et qui ne me ferait pas honneur. Cette dame s’appelait de S.t Giles.

Huit jours après j’ai lu manuscrite toute l’aventure arrivée entr’elle, Madame d’Urfé, et moi, que tout Turin pouvait avoir luey ; mais qui était si mal écrite, et remplie de tant de bêtises que personne ne pouvait en achever la lecture. Elle ne me fit ni chaud, ni froid, et je suis parti de Turin quinze jours après sans avoir jamais voulu la voir. Mais je l’ai vue six mois après à Paris, et nous en parlerons quand nous serons là33.

Le lendemain du bal de M. de Chauvelin, j’ai donné à souper à ma chère Agate avec sa mère, à Dupré avec sa femme, à la Mazzoli, et à mes deux seigneurs milanais, comme je l’avais concerté. C’était l’affaire de la mère d’agir de façon que les girandoles dussent à bon droit passer entre les mains d’Agate : ainsi tout prêt au sacrifice je laissais le soin à la chère prêtresse d’en régler le cérémonial.

Ce fut donc elle qui, à peine assis à table, dit à toute la compagnie, que tout Turin était plein34 que j’avais fait présent à sa fille de deux boutons d’oreilles qui valaient cinq cents louis, et qui selon la Corticelli n’appartenaient qu’à elle-même.

— Je ne sais ajouta-t-elle, ni si les boucles en question soient fines, ni si elles appartiennent à la Corticelli ; mais je sais qu’il est faux qu’Agate ait reçu de Monsieur ce présent.

— On n’en doutera plus après ce moment, ma chère amie, lui dis-je, tirant de ma poche les boucles, et les mettant aux oreilles d’Agate, puisque je lui en fais présent dans ce moment, et j’en confirme la valeur qu’on leur attribue, et ce qui prouve qu’elles m’appartiennent c’est que je les lui donne.

Toute la compagnie applaudit, et Agate, pénétrée de reconnaissance me promit des yeux tout ce que je pouvais désirer. Nous parlâmes alors de l’affaire de la Corticelli avec Ville-falet, et de tout ce qu’on faisait pour me réduire à poursuivre à l’entretenir. Le ch.r Raiberti me dit qu’à ma place il aurait offert à madame S. Giles, et même au vicaire de poursuivre à payer sa pension ; mais à titre d’aumône, et déboursant l’argent à l’un ou à l’autre. Je lui ai répondu que j’y consentirais volontiers, et qu’il pouvait compter sur ma parole. Ce fut le lendemain que ce brave homme alla lui-même chez madame S.t Giles finir cette affaire ; et j’ai remis entre ses mains l’argent qu’il fallait pour cela ; mais le pitoyable manuscrit qui contenait toute l’histoire parut tout de même. Le Vicaire fit passer la Corticelli dans la même maison où demeurait Redegonda, mais il laissa en repos la Pacienza.

Après souper nous allâmes tous en domino noir, le ch.r Raiberti excepté au bal au théâtre de Carignan, où je me suis évadé avec Agate, qui dans cette nuit se donna entièrement à moi, et si bien que nous ne nous gênâmes plus. Aux soupers que je donnais chez moi je me trouvais parfaitement libre, et le vicaire ne put rien faire pour troubler mes amours avec cette charmante fille, dont Dieu a voulu que je fasse la fortune par un chemin extraordinaire, et qu’elle me démontre qu’elle en était digne six à sept ans après, comme le lecteur verra, si je ne me lasse pas d’écrire mes mémoires35.

Nous étions devenus si amoureux, et si tranquilles dans nos jouissances [16v] qu’il eût été impossible que nous nous fussions séparés de bon gré sans un événement qui eut la force de soumettre notre passion réciproque à la belle lumière de notre raison. Sans cet événement j’aurais passé tout au moins tout le carnaval à Turin, et je ne serais allé qu’en carême faire une visite à Milan à l’espagnole comtesse A. B. que je me figurais un miracle de la nature. Dans ces mêmes jours le comte son mari, ayant terminé l’affaire qu’il avait à la cour de Turin, retourna à Milan m’embrassant, et versant des larmes de reconnaissance, carz il n’aurait pas pu quitter Turin, si je ne lui eusse donné de quoi faire le voyage après avoir payé ses dettes, qui cependant n’étaient pas grand-chose. C’est ainsi que souvent le vice s’allie à la vertu, ou il en prend le masque ; mais j’en étais moi-même la dupe, et je ne me souciais pas de me désabuser. Je fus dans toute ma vie absorbé dans le vice en même temps qu’idolâtre de la vertu.

Milord Perci, dont j’ai parlé, était amoureux d’Agate, il la suivait partout, il l’attendait dans les coulisses, il ne manquait pas aux répétitions, et il lui faisait tous les jours des visites, malgré que son hôtesse, femme dans le goût de la Pacienza, ne la lui laissât jamais libre. Agate n’avait jamais voulu accepter ses présents, mais elle ne pouvait pas défendre à son hôtesse de recevoir du jeune Anglais tout ce qu’il lui envoyait de l’auberge, et toute sorte de vins, et de liqueurs ; et tout cela pour la séduire espérant qu’elle parviendrait à lui faire avoir Agate, qui ne se souciant pas de lui, me contait tout. Sûr de son cœur, je riais, et je ne trouvais pas mauvais que le vain empressement de ce jeune homme donnât du relief à mon triomphe. Toute la ville savait qu’Agate m’était fidèle, et l’Anglais en fut si convaincu, qu’il crut que le seul moyen de parvenir qui lui restait c’était de lier connaissance avec moi.

Il vint un beau matin me demander à déjeuner, et pensant à l’anglaise, il crut de pouvoir me déclarer sa passion, et me proposer un troc qui me fit rire. Je sais, me dit-il, que vous aimez depuis longtemps la chanteuse Redegonda, et que vous n’avez jamais pu l’avoir : je vous l’offre en échange d’Agate, et dites-moi ce que vous voulez de retour.

Après avoir bien ri, je lui dis que je pourrais trouver la chose faisable ; [17r] mais qu’avant tout il fallait voir si les marchandises consentaient à ce changement de propriétaire :

Si come amor si regga a questa guisa

Che vender la sua donna o permutarla

Possa l’amante, ne a ragion si attristi

Se quando unane perde una n’acquisti.

[Comme si se gouverne Amour de telle sorte

que l’amant puisse vendre ou bien troquer sa dame

et n’ait aucunement raison de s’attrister,

si quand il en perd une il en acquiert une autre.]36

— Pour moi, me répond milord, je suis sûr du consentement de Redegonde.

— Fort bien ; mais à mon tour je doute de celui d’Agate.

— N’en doutez pas.

— Quel fondement avez-vous ?

— Elle sera raisonnable.

— Elle m’aime.

— Et Redegonda aussi m’aime.

— Et croyez-vous qu’elle m’aime ?

— Je n’en sais rien ; mais elle vous aimera.

— L’avez-vous consultée là-dessus ?

— Non ; mais c’est égal. J’en fais mon affaire. Il s’agit que je sache à présent si mon projet vous plaît, et quel retour37, vous prétendrez, car votre Agate vaut plus que ma Redegonde.

— Nous parlerons du retour après. Permettez que je commence par la consulter, et demain matin je vous porterai chez vous ma réponse.

Ce projet m’amusait, et je me suis déterminé à en voir la fin. J’étais surpris que le jeune lord fût maître de Redegonde, dont la mère m’en avait toujours imposé.

Agate rit beaucoup quand je lui ai rendu compte le soir de la proposition de Milord, et quand je lui ai demandé si elle consentirait au troc, elle me répondit qu’elle ferait ce que je voudrais, et qu’elle me conseillait d’y consentir, si j’y trouvais mon compte dans ce qu’il m’offrirait de retour. J’ai vu qu’elle badinait ; mais nous devînmes tous les deux curieux de voir de quelle façon il s’y prendrait pour tirer la chose au clair.

Je suis allé donc déjeuner avec lui le lendemain, et je lui ai dit qu’Agate acceptait le projet, mais que de mon côté je voulais être convaincu que Redegonde l’acceptait aussi, et comment elle arrangerait la façon, dont nous vivrions ensemble. Il me dit que nous devions nous trouver tous les quatre, bien masqués, au premier bal au théâtre de Carignan, d’où nous sortirions pour aller souper ensemble dans [17v] un endroit qui lui appartenait, et que nous conclurions là notre marché.

La mascarade fut faite. Nous fumes au bal, et d’abord que nous nous reconnûmes nous en sortîmes, et nous montâmes tous les quatre dans une voiture de Milord, et nous descendîmes à la porte d’une maison que je connaissais ; mais ma surprise ne fut pas petite, quand j’ai vu dans la même chambre où nous entrâmes la Corticelli. J’ai appelé le jeune étourdi dehors, et je lui ai dit qu’un procédé pareil était indigne d’un gentilhomme. Il me répondit en riant qu’il avait cru de me faire plaisir ; et que la Corticelli étant le retour je ne pourrais qu’être content.

Je n’ai pas voulu de sa voiture. Ne voulant pas retourner au bal, nous prîmes des chaises à porteurs pour retourner chez nous.

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