Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre XIV dernier

Je chasse de Paris mon frère l’abbé. La voix rendue à Madame du Rumain. Je conduis à Londres par force le petit d’Aranda. Mon arrivée à Calais

Madame d’Urfé me reçut avec un cri de joie disant d’abord au petit d’Aranda de me donner le billet cacheté qu’elle lui avait remis le matin. Je le décachette, et je lis après la date du même jour : Mon Génie m’a dit ce matin à la pointe du jour que Galtinarde part de Fontainebleau, et qu’il viendra aujourd’hui dîner avec moi.

C’est un fait. Cent choses dans ce goût me sont arrivées dans ma vie bonnes poura faire tourner la cervelle à d’autres. Elles m’ont étonné ; mais, Dieu soit loué, elles ne m’ont pas forcé à déraisonner. On allègue un fait qu’on a deviné ; mais on ne parle pas de cent autres qu’on a préditsb, et qui ne parurent pas. J’ai eu la folie de parier, il n’y a pas six mois, qu’une chienne accouchera le lendemain de cinq chiens tous femelles, et j’ai gagné. Tout le monde fut étonné, moi excepté.

J’ai admiré, comme de raison, la science du Génie de Madame d’Urfé, et je me suis réjoui de la bonne santé, dont elle jouissait dans sa grossesse. Sûre que je devais arriver elle avait envoyé avertir tous ceux qui devaient dîner avec elle qu’elle était malade. Nous dînâmes avec le petit d’Aranda, et nous passâmes tête-à-tête le reste de la journée à décider comment nous devions faire pour réduire le petit bonhomme à passer à Londres de bon gré. Les réponses de l’oracle furent toutes obscures, puisque je ne savais pas moi-même comment m’y prendre. La répugnance que Madame [206v] d’Urfé avait à le lui dire était si forte que je ne pouvais pas abuser à ce point-là de son obéissance. J’ai remis cette décision à un autre jour, et je l’ai quittée en l’assurant que jusqu’à mon départ pour Londres j’irais dîner tous les jours chez elle. Je suis allé à la comédie italienne, où j’ai vu Madame du Rumain, qui fut enchantée de me voir de retour à Paris, et qui me conjura d’aller le lendemain chez elle, car elle avait grand besoin de l’oracle. Mais ma surprise fut grande quand j’ai vu le ballet, et la Corticelli entre les figurantes. Il me prit envie de lui parler non pas par sentiment d’amour, mais par curiosité de savoir ses aventures. En sortant de la comédie, j’ai vu Balletti, qui avait quitté le théâtre, et vivait de sa pension :c il me dit où elle demeurait, la vie qu’elle menait, et l’état de ses affaires. Elle était endettée, et dans l’impossibilité de payer ses dettes.

— Elle n’a pas fait un amant ?

— Elle en eut plusieurs ; mais elle les a tous trompés, et elle est misérable.

Je vais souper chez mon frère, qui demeurait à la porte S. Denis1 curieux de savoir comment il avait reçu l’abbé. Il est charmé de me revoir autant que sa femme, et il me dit que j’étais arrivé à temps pour persuader l’abbé notre frère à sortir de sa maison de bon gré, car sans cela il était déterminé à le mettre à la porte.

— Où est-il ?

— Tu le verras dans un moment, car nous allons souper, et celle de manger est sa principale affaire.

— Que t’a-t-il fait ?

— Le voilà : il descend. Je m’en vais te dire tout à sa présence.

Étonné de me voir, et de voir que je ne le regarde pas, il me fait compliment, et il me demande ce que j’ai [207r] contre lui. — Je te regarde comme un monstre. J’ai la lettre que tu as écrited à Passano. Je suis selon ton témoignage un trompeur, un espion, un rogneur des monnaies, un empoisonneur. Il ne répond rien, et il se met à table.

Mon frère me parle à sa présence ainsi :

— Quand ce Monsieur s’est présenté à moi, je l’ai reçu avec plaisir ; ma femme fut enchantée de le connaître ; je lui ai donné la chambre ici en haut, et je lui ai dit que ma maison sera la sienne. Après cela pour nous intéresser à sa faveur, il nous a dit que tu es le plus grand coquin qui existe sur la surface de notre globe, et pour nous le prouver il nous ae conté qu’ayant enlevé une fille à Venise pour aller l’épouser à Genève il est allé te trouver à Gênes, se voyant réduit lui avec sa belle sans chemise, et à la mendicité. Il est vrai, nous a-t-il dit, que tu l’as d’abord tiré de la misère en l’habillant, et en ne le laissant plus manquer de rien ; mais tu t’es traîtreusement emparéf d’elle, l’associant à deux autres que tu avais, tu l’as conduite avec toi à Marseille couchant avec elle, et avec l’autre à sa présence, et tu l’as enfin chassé de Marseilleg lui donnant il est vraih quelques louis, mais vilainement et à guise d’aumône. Il termina son histoire par nous dire que le crime qu’il a commis à Venise lui empêchant d’y retourner il avait besoin de nousi jusqu’à ce qu’il trouvât le moyen de se soutenir moyennant son talent, et sa qualité de prêtre. Pour ce qui regarde son talent il nous dit qu’il pouvait enseigner la langue italienne ; mais nous avons [207v] ri parce qu’il ne parle pas français, et parce que j’étais sûr qu’il ne savait que fort mal l’italien. Nous nous arrêtâmes plutôt à la qualité de prêtre, et ma femme parla le lendemain à M. de Sanci2 trésorier des économats du clergé pour l’introduire chez l’archevêque de Paris, qui pouvait après avoir eu des bonnes informations sur ses mœurs lui donner un emploi à son service, et espérer dans la suite quelque bon bénéfice. Il fallait pour cela fréquenter l’église de notre paroisse, et j’ai parlé au curé de saint Sauveur3, qui me promit d’avoir pour lui toute la déférence, et de lui assigner d’abord l’heure à laquelle il irait dire sa messe, pour laquelle il lui passerait l’aumône ordinaire de douze sous. Lorsque nous informâmes Monsieur l’abbé que voilà de ce que nous avions fait pour lui en quatre jours, il se mit en colère. Il nous dit qu’il n’était pas fait pour s’incommoder à aller dire la messe pour douze sous, et qu’il ne voulait absolument pas faire la cour à l’archevêque avec l’espoir d’entrer à son service, puisqu’il ne voulait pas servir. Nous dissimulâmes.

Le fait est que depuisj trois ou quatre semaines qu’il est ici il a mis en confusion toute la maison. Un domestique que j’aimais s’en est allé à cause de lui, la femme de chambre de ma femme qui avait soin de son linge, et à laquelle il a cherché querelle est partie hier, et notre cuisinière qui ne veut pas le voir dans la cuisine demande son congé, si nous n’avons pas l’autorité de lui défendre d’y aller.

— Qu’a-t-il à faire dans la cuisine ?

— Savoir ce qu’on mangera ce jour-là. Tâter des casseroles. Baragouinerk à cette bonne femme pour lui dire ce qu’il n’a pas [208r] trouvé bon la journée précédente. Enfin notre frère est un individu insoutenable. Je suis charmé que tu sois arrivé, car j’espère qu’ensemble nous trouverons le moyen de l’envoyer demain, pas plus tard, honorablement se faire f…….

— Rien, lui répondis-je, n’est plus facile. S’il veut rester à Paris il est le maître ; mais tu dois envoyer demain ses guenilles dans une chambre garnie, et en même temps lui faire tenir un ordre de la police de ne jamais mettre les pieds chez toi, comme perturbateur de ton repos. S’il veut s’en aller, qu’il dise où, et je m’engage de lui payer le voyage ce soir avant de sortir d’ici.

— On ne peut pas en agir plus humainement. Eh bien que dis-tu ?

— Voilà, répond l’abbé, comment Monsieur Giacomo m’a chassé de Marseille. C’est son style. Violence. Despotisme.

— Remercie Dieu, monstre, qu’au lieu de te rouer de coups, je te donne de l’argent. Tu as tenté de me faire pendre à Lyon.

— Où est Marcoline ?

— Tu me fais rire. Je n’ai point des comptes à te rendre. Dépêche-toi. Choisis.

— J’irai à Rome.

— Fort bien. Ce voyage ne coûte à un homme seul que vingt louis ; mais je t’en donnerai vingt-cinq.

— Où sont-ils ?

— Dans l’instant. Papier, plume, et encre.

— Qu’allez-vous écrire ?

— Des lettres de change pour Lyon, pour Turin, pour Gênes, pour Florence, et pour Rome, et pour aller à Lyon demain tu auras une place payée à la Diligence. Tu auras cinq louis à Lyon, autre cinq4 à Turin, cinq à Florence, et cinq à Rome, et ici à Paris pas un sou de moi. Adieu ma sœur. Je demeure à l’hôtel de Montmorenci. Adieu Checco5.

— J’enverrai demain matin [208v] chez toi la malle de ce bon frère.

— Tu feras fort bien. Si je n’y suis pas, fais-la consigner à mon domestique. Laisse-moi faire le reste.

— Je l’enverrai à huit heures.

Le lendemain la malle est venue, et l’abbé aussi. Je lui ai fait donner une chambre, et j’ai dit au maître de l’hôtel que je répondais pour le loyer, et pour la nourriture de l’abbé pour trois jours, et pas davantage. Il voulait me parler, et je l’ai remis6 au lendemain. J’ai averti mon domestique de ne le laisser pas entrer dans ma chambre, et je suis allé chez Madame du Rumain.

— Tout dort, me dit le Suisse ; mais qui êtes-vous, car j’ai un ordre.

— Je suis un tel.

— Entrez dans ma loge, et amusez-vous avec ma nièce. Je m’en vais venir.

Il revient, et il me conduit chez la femme de chambre, qui se lève en maudissant le jour.

— Qu’avez-vous ?

— Vous auriez pu venir à midi. Madame est entrée à trois heures du matin. Il n’est pas encore neuf heures ; mais elle sera punie. Je m’en vais la réveiller.

J’entre, et elle me remercie de l’avoir fait réveiller dans le moment même que je lui en demande excuse.

— Raton ; donnez-nous tout ce qu’il faut pour écrire ; et allez-vous-en. Vous ne viendrez que quand j’appellerai. Je dors pour l’univers tout entier.

— Je m’en vais dormir aussi.

—lMonsieur d’où vient que l’oracle nous a trompés ? Monsieur du Rumain vit encore, il devait mourir il y a six mois ; il est vrai qu’il ne se porte pas bien ; mais nous demanderons cela après. La chose pressante actuellement est une autre. Vous savez que la musique fait ma principale passion ; et que ma voix était célèbre et pour la force, et pour l’étendue. Je l’ai perdue, mon cher ami, il y a trois mois que je ne peux plus chanter, M. Hereschouand7 m’a donné tous les [209r] remèdes de la pharmacie, et rien ne peut me la faire recouvrer : j’en suis désolée, je n’ai que vingt-neuf ans8, je suis malheureuse, c’était le seul plaisir qui me faisait chérir la vie. Demandez je vous prie à l’oracle un remède pour me faire regagner ma voix le plus tôt possible. Que je serais heureuse si je pouvais chanter demain par exemple : j’aurai ici grande compagnie, et tout le monde serait étonné. Si l’oracle veut, je suis sûre que cela peut se faire, car ma poitrine est saine. Tenez,m la demande est faite. Elle est longue ; mais tant mieux. La réponse sera longue aussi, et j’aime les longues réponsesn.

J’aimais aussi quelquefois les longues demandes, car en faisant la pyramide elles me donnaient le temps de penser à ce que je pouvais répondre. Il s’agissait à présent d’un remède à un petit mal ; mais je n’en connaissais aucun, et l’honneur de l’oracle voulait que je le donnasse. J’étais sûr qu’un bon régime de vie lui remettrait les glottes9 dans leur état primitif ; mais un oracle n’est pas fait pour répéter ce que tout mauvais médecin sait dire. Dans ces réflexions, j’ai pris le parti de lui ordonner un culte au Soleil fait à une heure qui l’obligeât à observer un régime fait pour la guérir sans que j’eusse besoin de le lui ordonner.

L’oracle donc lui dit qu’elle recouvrerait sa voix en vingt-un jours en commençant par celui de la nouvelle Lune, et en faisant chaque jour un culte au Soleil naissant dans une chambre qui eût au moins une fenêtre vis-à-vis de l’Orient. Pour faire ce culte un second oracle l’a instruite qu’elle devait venir de dormir sept heures, et qu’avant de se mettre au lit elle devait faire un bain à la Lune [209v] tenant ses pieds dans l’eau tiède jusqu’aux genoux. Pour la liturgie de ces cultes je lui ai dit quels étaient les psaumes qu’elle devait lire lorsqu’elle se baignait pour se rendre favorables les influences de la Lune, et quels étaient ceux qu’elle devait lire devant la fenêtre fermée dans la minute même de la naissance du Soleil. L’attention de l’oracle à lui ordonner que la fenêtre fût fermée plut beaucoup à Madame, car il pouvait faire du vent qui l’aurait enrhumée. La divinité de ce remède magiqueo faisant son admiration, elle me promit d’exécuter exactement toute la pratique que l’oracle lui ordonnait si je voulais me donner la peine de lui porter toutes les drogues nécessaires aux fumigations.

Je lui ai tout promis, et pour lui donner une marque de mon zèle je lui ai dit que le premier jour je lui ferais les fumigations en personne pour qu’elle en apprenne la pratique, car la nature de ces deux cultes exigeait qu’aucune femme ne s’y trouvât présente. La sensibilité avecp laquelle elle reçut mes offres fut très marquée. Il fallait commencer le lendemain jour de la nouvelle Lune, et je fus chez elle à neuf heures car pour dormir sept heures avant de faire le culte au Soleil naissant elle devait se mettre au lit avant dix. J’étais sûr que ce qui devait lui faire recouvrer sa voix serait le nouveau régime ; et j’ai deviné. Ce fut à Londres qu’elle m’en a donné la nouvelle par une lettre partante de son cœur. Cette dame, dont la fille épousa Monsieur de Polignac aimait le plaisir, et courant les grands soupers elle ne pouvait pas toujours jouir de la santé la plus parfaite. Elle avait perdu la beauté de sa voix. L’ayant recouvrée par une opération magique elle riait lorsqu’elle trouvait des gens qui lui disaient que la magie était une science chimérique.

Chez Mme d’Urfé j’ai trouvé une lettreq de [210r] Thérèse mère du petit d’Aranda. Elle m’écrivait qu’elle devait se déterminer à venir prendre son fils en personne, si je ne le lui conduisais pas, et qu’elle attendait d’abord une réponse définitive. J’ai dit au petit que sa mère serait à Abbeville en huit jours, et qu’elle désirait de le voir.

— Il faut, lui dis-je, lui donner cette satisfaction ; vous viendrez avec moi.

— Avec plaisir ; mais si vous allez à Londres avec elle, avec qui reviendrai-je à Paris ?

— Tout seul, ajouta Madame d’Urfé, précédé d’un postillon.

— À franc étrier. Ah que cela me fera plaisir.

— Mais vous ne courrezr ques huit à dix postes par jour10, car vous n’avez pas besoin de risquer la vie11 en courant la nuit.

— Je m’habillerai en courrier.

— Oui je vous ferai faire une belle veste, des culottes de chamois, et je vous donnerai un placard12 superbe avec les armes de France.

— On me prendra pour un courrier du cabinet13, et je dirai que je viens de Londres.

J’ai alors fait semblant de n’y pas consentir disantt qu’un cheval pourrait s’abattre, et lui casser le cou. Persistant dans mon opposition je me suis assuré qu’il viendrait, car Madame d’Urfé ayant proposé la chose devenait naturellement celle à laquelle il devait se recommander pour obtenir la grâce. Je me suis fait prier trois jours avant que de la lui accorder sous la condition qu’il ne courrait pas la poste à cheval en y allant avec moi. Sûr de retourner à Paris, il établit de ne porter avec lui que deux ou trois chemises ; mais sûr moi aussi qu’une fois que je l’aurai jusqu’à Abbeville il ne m’échapperait plus, j’ai fait aller sa malle avec tous ses habits à Calais, où nous la trouvâmes à notre arrivée. En attendant Madame d’Urfé lui fit faire tout l’accoutrement de courrier, et des bottes fortes qui lui étaient nécessaires pour se garantir les jambes en cas de chute. Ainsi cette affaire, qui était difficile, fut rendue facile par le hasard.

[210v] J’ai passé l’après-dîneru chez le Banquier Tourtone et Baur14 pour avoir mon argent à Londres distribué entre plusieurs banquiers, auxquels il m’adressa, conformément à mon désir, avecv des recommandations particulières. Je voulais faire plusieurs connaissances.

En sortant de la place des Victoires j’ai pensé à la Corticelli15, et conduit par la curiosité j’y fus. Elle logeait dans ses meubles à la rue de Grenelle S. Honoré16. Elle fut fort étonnée de me voir. Après un long silence, voyant que je ne lui disais rien, elle pleura, puis elle me dit :

— Je ne serais pas malheureuse si je ne t’avais jamais connu.

— Tu le serais de même ; mais d’une façon différente, car tes malheurs sont dérivés de ta mauvaise conduite. Mais quels sont donc tes malheurs ?

— Ne pouvant plus me souffrir à Turin après que tu m’as déshonoréew…..

— Si tu poursuis dans ce style, je m’en vais ; car je ne suis pas venu ici pour plaider ma cause ; mais plutôt pour écouter la voix de ton repentir.

— Aussi je me repens ; mais il n’est pas moins vrai….

— Adieu.

— Eh bien : je narrerai, et je ne dirai pas ce que je pense. Assis-toi. Je me suis sauvéex de Turin avec Droghi : c’était un figurant, que je ne sais pas si tu as connu ; il venait chez la Patience ; il m’aimait ; j’ai laissé qu’il me fasse un enfant.yÀ ton arrivée à Turin j’étais grosse. Étant embarrassée à prendre un parti, Droghiz n’ayant pas d’argent, et ne voulant faire savoir la chose à personne j’ai donné à vendre à mon amant une de mes montres, et une bague, et nous partîmes. Nous vînmes ici, mais nous n’y restâmes [211r] que huit jours. Nous trouvâmes à la promenade du palais royal Santini17 qui allait à Londres avec d’Oberval18 pour danser à l’opéra d’Haimarket19 ; il avait besoin d’un couple ; il nous fit un accord avantageux sans savoir ce que nous valions, et nous partîmes. À Londres on ne voulut pas de nous, et si nous avions plaidé nous aurions eu tort, car on me voyait grosse, et pour Santini on savait que c’était un tailleur qui ne savait pas faire un pas. Je lui ai donné à vendre tous les bijoux que j’avais, et nous sommes retournés ainsi. En deux mois que nous fûmes à Londres, nous nous endettâmes de vingt guinées20 vivant comme des gueux, et ces barbares ne se prêtèrent pas seulement à me faire une quête.

Santini avait à Versailles un parent valet à la cour, et lui ayant dit l’embarras dans lequel il était pour me faire faire mes couches avec quelque commodité, il lui offrit un logement, il l’accepta, et je suis allée accoucher à Versailles avant terme d’un enfant mort m’étant trouvée moi-même au bord du tombeau. Je suis retournée ici réduite à n’avoir plus qu’une seule robe. Collalto Pantalon21 me vit, devint mon amoureux, prit soin de moi, et un jour fâché contre Santini, qui voulait faire le maître, il lui donna des soufflets, et il le chassa. Il avait raison, car l’autre devait le respecter. Santini s’en est allé je ne sais pas où, et Collalto me fit prendre à la comédie italienne22, et me laissa en liberté. J’ai eu en peu de temps cinq ou six entreteneurs l’un après l’autre qui tous me quittèrent par des raisons ridicules, car à la fin je n’étais pas leur femme. [211v] Collalto même me quitta fâché de se trouver malade de la même maladie que j’avais. Il devait me pardonner, et me faire passer les remèdes ; mais les hommes sont tous comme toi, impitoyables. J’ai de nouveau vendu tout ce que j’avais, et j’ai signé une lettre de change de quatre cents francs qui étant échue, et n’ayant pas pu la payer, on l’a protestée, et on est venu saisir mes meubles, parce qu’on a cru qu’ils m’appartenaient. La saisie n’a duré que vingt-quatre heures, parce que le propriétaire averti fit valoir ses droits ; mais il les fera enlever dans deux ou trois jours si je ne lui paye pas son mois d’avance, comme j’ai toujours fait. Je n’ai pas le sou, et par surcroît de malheur je suis congédiée de la comédie italienne. Dans huit jours on ne m’y verra plus. Je ne peux pas compter sur un nouvel amant, car tout le monde sait que je suis malade : je suis entre les mains des raccrocheuses23 qui rôdent la nuit par la rue S.t Honoré. Voilà la peinture fidèle de l’état dans lequel tu me trouves.

Après cette horrible histoire elle mit sa tête dans un mouchoir sale pour ramasser un torrent de larmes. J’étais là comme pétrifié, hors de moi-même, et dans la mortifiante nécessité de me reconnaître pour une des causes du précipice affreux dans lequel je voyais cette malheureuse abîmée.aaLa pitié m’ordonna d’abord de faire quelque chose pour elle.

— Quel est le parti que tu as pensé de prendre ?

— Tu te moques de moi. Je ne sais pas ce que c’est que prendre un parti. Pour en prendre un il faudrait avoir au moins de l’argent. On me décrétera demain de prise de corps. J’irai mourir en prison. La volonté de Dieu soit faite. Tiens : quelqu’un vient chez moi. Attends.

[212r] Elle se lève alors, elle sort ; j’entends qu’elle parle ; on s’en va, elle rentre, et elle me dit qu’elle avait donné vingt-quatre sous24 à une raccrocheuse qui lui avait amené un homme. Je lui ai dit, me dit-elle, que j’ai du monde, et que je suis prise pour toute la nuit.

Mon horreur augmente : je lui dis que je ne me connaissais pas suffisant à remédier à ses maux ni avec ma bourse, ni avec mon conseil.

— Que ferais-tu si tu avais de l’argent.

— Si c’était assez, j’irais guérir.

— Et après ?

— S’il m’en restait, j’irais à Bologne, où je vivrais en faisant mon métier, devenue peut-être plus sage.

— Mais où irais-tu guérir, tandis que des espions te feraient arrêter ?

— Je n’en sais rien. Si Collalto ne m’avait pas abandonnée !

— Ah pauvre Corticelli ! Tu es perdue, et laisse que je te le dise que tu as tort de te consoler en attribuant la cause de tes malheurs à d’autres qu’à toi-même. Je ne t’aurais jamais abandonnée, si tu n’en avais pas agi avec moi en véritable ennemie. Sèche tes larmes. Je ne te dirai pas davantage. Je pars, et je te promets de revenir demain ou après, et de te dire où tu dois aller pour te faire guérir sans que personne puisse te découvrir ; je payerai tout ce qu’il faudra pour cela. Après être guérie, tu auras l’argent nécessaire pour aller à Bologne ; et après Dieu te bénisse. Tu ne me verras plus.

Cette pauvre fille alors ne put me remercier qu’en sanglotant, et me tenant les mains serrées entre les siennes tremblantes par l’excès du sentiment que ce que je lui avais dit excitait dans son âme. Je suis resté là jusqu’à la fin de l’éruption. À la fin de la scène je lui ai donné quatre louis, et je [212v] suis parti avec le cœur navré.

Engagé à tirer cette malheureuse de l’abîme où elle était j’ai pensé d’aller chez un chirurgien honnête que je connaissais, et qui seul pouvait me dire comment je pouvais m’y prendre pour mettre la Corticelli dans un endroit impénétrable jusqu’à sa guérison. C’étaitab mon ancien chirurgien Fayet25 qui demeurait dans la rue de Seine26. Je prends un fiacre, j’y vais, je le trouve à table avec sa famille ; je le prie de finir de souper pour venir après dans son cabinet avec moi pour m’écouter. Je lui dis tout le fait. Sa cure est de six semaines. Personne ne doit la connaître ; elle payera d’avance. Combien doit-elle payer ? Elle est pauvre. C’est une aumône que je fais.

Fayet pour toute réponse écrit un billet, y fait l’adresse, et me le donne décacheté en me disant : Votre affaire est faite. Le billet ordonnait à l’homme auquel il était adressé au bout du faubourg S.t Antoine de prendre en pension la personne qui le lui consignerait, et qui lui compterait cent écus, et de la renvoyer six semaines après saine, et sauve. Il lui ajoutait queac la malade avait des raisons pour n’être vue de personne. Charmé d’avoir fini cette affaire si vite, et si heureusement je retourne chez moi, je soupe, et je vais au lit sans vouloir écouter mon frère. Je lui fais dire qu’il pourra me parler à huit heures. J’avais besoin de repos.

Il vient dans ma chambre à huit heures, et toujours sot il me dit qu’il voulait me communiquer son projet avant que j’allasse me coucher pour me laisser le temps d’y penser toute la nuit.

— Ce n’était pas nécessaire. Veux-tu rester à Paris, ou aller à Rome ?

— Donnez-moi l’argent du voyage, et je resterai à Paris en m’engageant par écrit de ne plus me présenter à mon frère, ni à vous, [213r] si vous y êtes. Cela doit vous être égal.

— Tu es un sot, [car il]ad n’y a que moi qui puisse juger de ce qui m’est égal ou iné[gal]. Sors d’abord de ma présence. Je n’ai pas le temps de t’écouter. Ou à Paris sans le sou, ou vingt-cinq louis pour aller à Rome distribués comme je veux.

J’appelle Clairmont, et je le fais chasser de la chambre. En sortant je répète monae avis au maître que le lendemain est le dernier jour que je payerai pour cet abbé. J’étais pressé de finir l’affaire de la Corticelli. Je suis allé en fiacre à la maison au faubourg S. Antoine que l’adresse de Fayet m’indiquait pour voir le local où la malheureuse devait faire une pénitence de six semaines. Je trouve un homme d’un certain âge avec sa femme qui me semblent honnêtes gens, et après lui avoir fait lire le billet de Fayet je lui dis que la fille viendra sans perdre le moindre temps, et que j’étais venu pour voir tout. Il me fait voir alors une petite chambre avec un lit, un baignoir, trois ou quatre chaises, une table, une commode, et tout très propre. Il me dit qu’elle mangera toute seule, et qu’à moins que sa maladie ne soit très compliquée il la rendra saine au bout de six semaines. Il me montre la porte de sept ou huit chambres pareilles à celle où nous étions, dont quatre, me dit-il, étaient occupées par des filles malades toutes à peu près sous la même réserve, et dont il ignorait le nom. Je lui compte cent écus, il fait la quittance au nom de Fayet, et je lui dis qu’il placera là même la personne qui se présentera avec la quittance, et avec la même lettre de Fayet. Après cela je vais au palais royal où je rencontre un Vénitien nommé Boncousin27, qui me dit qu’il était venu [213v] mettre un hôtel garni à Paris, où il espérait de faire fortune.

— Avec quel fondement ?

— Avec celui de deux filles que vous connaissez.

— Qui sont-elles ?

— Je ne vous dirai rien. Venez souper chez moi, et vous les verrez. Voici mon adresse. Mais vous payerez le souper, car je ne suis pas riche.

— Fort bien. Je viendrai après-demain, car aujourd’hui, et demain je suis engagé.

— Voulez-vous me donner l’argent à présent pour que j’en sois sûr ?

— Volontiers ; mais je ne vous croyais pas devenu gueux à ce point-là. Voilà six francs28.

— C’est bien peu, si vous voulez faire bonne chère.

— Je payeraiaf le surplus après le souper. Adieu.

Je connaissais cet homme pour un mauvais sujet. Il tenait Locanda29 à Venise. Je n’y serais pas allé sans la curiosité des deux filles que je devais connaître. Je vais dîner chez Madame d’Urfé, et d’abord après dîner je vais chez la Corticelli pour la consoler. Je la trouve au lit, elle me dégoûte en me faisant voir sa maladie, je lui dis ce que j’avais fait pour elle, et je lui donne la quittance du chirurgien, et la lettre. Je lui dis qu’elle n’avait qu’à prendre un fiacre, et y aller toute seule, en lui promettant d’aller la voir une fois avant mon départ pour Londres, et de lui laisser cent autres écus, qui devaient lui suffire pour aller, d’abord guérie, à Bologne. Toute reconnaissante elle me dit qu’elle y irait le lendemain la nuit sans rien dire à sa servante, qu’elle enverrait quelque part pour porter avec elle dans un sac les chemises, et une robe qui lui restait30, et elle me demande encore deux louis31 pour retirer d’abord des nippes qui étaient en gage.

[214r] Enchanté d’avoir tiré de la misère la Corticelli je vais chez Madame du Rumain, qui avait pris congé pour trois semaines de toutes ses connaissances. C’était une femme de la plus grande probité, honnête, et polie au possible, mais qui avait un ton de petite maîtresse si singulier qu’elle me faisait souvent rire de tout mon cœur ; elle parlait du Soleil, et de la Lune, comme si c’avait été des souverains avec lesquels elle allait faire connaissance. En me parlant un jour du bonheur des élus après la mort elle me dit qu’au ciel le bonheur des âmes devait consister en ce qu’elles aimeraient Dieu à la folie. Je lui ai porté toutes les drogues, et les herbes pour faire les parfums ; je lui ai indiqué les psaumes, nous fîmes à huit heures un petit souper tête-à-tête, puis elle ordonna à sa femme de chambre de l’enfermer, et de m’attendre à dix heures pour me faire coucher dans une chambre au second qu’elle m’avait fait préparer, et pour l’avertir de me laisser entrer chez elle à cinq heures du matin. À neuf heures et demie je lui ai mis moi-même ses jambes dans le baignoir, dont l’eau était devenue tiède, je lui ai montré à faire les parfums toute seule dans les jours suivants, je lui ai fait dire les psaumes, puis j’ai essuyé ses jambes moi-même riant un peu de ses expressions de reconnaissance, et après l’avoir conduite au lit, je suis allé me coucher servi par sa femme de chambre jeune, gentille, et folâtre qui me fit rire en me disant que si j’étais devenu la fille de chambre de sa maîtresse il était juste qu’elle devînt la mienne. Je voulais badiner avec elle ; mais elle se sauva en me disant que je devais me garder pour être brave à cinq heures avec sa maîtresse. Elle se trompait.

[214v] Le lendemain à cinq heures j’ai trouvé Madame qui exacte à l’ordre se chaussait. Nous allâmes dans la chambre voisine d’où l’on aurait pu voir le Soleil naissant si l’hôtel de Bouillon32 ne l’avait pas empêché ; mais c’était égal. Elle fit son culte avec un air de prêtresse. Après cela elle se mit à son clavecin en m’assurant qu’elle se trouverait fort embarrassée à remplir pour trois semaines de suite des matinées de neuf heures, car elle ne dînait qu’à deux. Nous déjeunâmes à neuf heures, et je l’ai laissée en lui promettant de la voir encore avant de partir pour Londres.

Je suis allé à l’hôtel de Montmorenci pour m’habiller ; et Clairmont me fit rire en me narrant les alarmes dans lesquelles mon frère était parce que je n’étais pas rentré pour coucher. Il me frisait lorsque je l’ai vu entrer. Je me suis levé vivement lui demandant Paris ou Rome, et il me répondit Rome. Je lui ai alors dit d’attendre dehors.

Lorsque je fus habillé je l’ai fait appeler, et dans le moment mon frère le peintre entra avec sa femme pour me dire qu’ils étaient venus me demander à dîner. J’ai alors écrit un billet à Madame d’Urfé la priant de pardonner si je ne pouvais pas y aller ; et j’ai dit à mon frère qu’il était venu à temps pour voir l’exécution de l’abbé qui s’était enfin déterminé d’aller à Romeag de la façon qu’il me plairait de lui prescrire. J’ai envoyé Clairmont au bureau des diligences de Lyon pour prendre, et payer sa place ; ensuite dans moins d’une demi-heure je lui ai faitah quatre billets de cinq louis chacun un pour M. Bono à [215r] Lyon, l’autre sur M. Zappata à Turin, l’autre pour Sassi à Florence, et le dernier pour Belloni à Rome.

— Qui m’assure, dit le sot, que ces messieurs me payeront cet argent à la vue de ces billets.

— Si tu ne t’en sens pas sûr, laisse-les-moi ; mais pars toujours. Tu es toujours impertinent avec tes bienfaiteurs.

Clairmont vint porter un billet d’une place payée à la diligence qui partait le lendemain à la pointe du jour. Je la lui ai donnée, et je lui ai dit adieu.

— Je peux dîner avec vous.

— Je ne te veux pas. Va dîner avec Passano, monstre ! Tu te signes témoin que je suis un rogneur des monnaies, et tu oses me parler ? Clairmont mettez-le à la porte.

C’était incroyable ; mais c’était vrai. Ma sœur me demanda ce que j’avais fait de la fille dont je m’étais emparé.

— Je l’ai envoyée à Venise, riche deai dix mille écus.

— C’est beau ; mais songez au chagrin que l’abbéaj dut avoir en vous voyant couché avec elle.

— Les sots sont faits pour avoir des chagrins. Vous a-t-il dit qu’elle n’a jamais voulu qu’il lui donne un baiser, et qu’elle l’a battu ?

— Point de tout cela. Il nous a dit qu’elle l’adorait.

Après avoir passé trois ou quatre heures agréablement, j’ai conduit ma belle-sœur à l’opéra33, etak son mari est retourné chez lui. Elle me fit les plaintes les plus amèresal. Depuis six ans34 qu’il l’avait épousée [il]am n’avait jamais pu consommer le mariage. On me dit, me dit-elle, que je pourrais demander cassation, et je ne peux pas, car j’ai la folie de l’aimer. Il est cousu de dettes, et si je [215v] l’obligeais à me rendre ma dot je le ruinerais. Mais se connaissant, pourquoi m’a-t-il trompéean en m’épousant ? C’est un traître.

Elle avait raison. Mais mon frère disait que ce n’était pas sa faute, et qu’en l’épousant il avait espéré de cesser d’être nul. Après sa mort, il en a épousé une autre, qui l’a puni. Elle l’a réduit à devoir se sauver de Paris, et à lui abandonner tout ce qu’il avait. J’en parlerai dans vingt ans d’ici35.

Le lendemain de bonne heure mon frère l’abbé est parti. Je ne l’ai plus revu qu’à Rome six ans après. J’en parlerai quand je serai là36. J’ai passé la journée chez Madame d’Urfé, où à la fin j’ai consenti que le petit Trenti37 retournerait d’Abbeville à Paris à franc étrier, et j’ai fixé mon départ trois jours après. Je fus voir une pièce nouvelle aux Français qui tomba. L’auteur pleurait à chaudes larmes : ses amis lui disaient pour le consoler que la cabale seule l’avait fait tomber ; mais cette consolation ne le dédommageait pas de l’argent dont cette chute le frustrait.

La curiosité me fit aller là où l’adresseao de Boncousin me disait qu’il était avec deux filles qui me connaissaient. C’était dans la rue Montmartre : on indiquait la porte, l’allée, l’étage ; mon cocher tourna, et retourna cinq ou six fois, et la maison ne s’est jamais trouvée. Je descends pour aller la chercher à pied l’adresse à la main : une marchande me dit que dans la maison près d’elle deux filles étrangères étaient arrivées depuis peu, et qu’elles [216r] devaient demeurer au troisième. J’y monte, et je demande à la femme qui m’ouvre la porte des nouvelles de deux fillesap vénitiennes qui devaient être arrivées chez elle. — Ma foi j’en ai quinze, et Dieu damne mon âme, si je sais de quel pays elles sont. Entrez, et vous le leur demanderez vous-même.

Cela me fait rire, j’entre, et je trouve un troupeau de catins qui faisait vacarme, et qui me vient au-devant avec des cris d’abord que je parais. Je prie toutes ces folles de se tranquilliser, et je ne songe pas même à m’informer des Vénitiennes que je cherchais, car c’était un B…… Je parle cependant à toutes, et hormis une qui était anglaise, je les trouve toutes françaises. La maîtresse vient me demander si je veux souper avec quelqu’une, j’y consens, je ne veux pas choisir, je m’abandonne à son goût en la priant de me donner celle qu’elle croyait plus faite pour me plaire.

Elle m’en donne une qui se saisit d’abord de moi, me mène dans une chambre, et un moment après on sert à souper, et on met des draps blancs dans le bon lit. Je regarde ma commensale, et elle ne me plaît pas. Malgré cela je dissimule, je lui fais bonne mine, je mange bien, je me tiens à table longtemps, je fais venir du champagne, m’ayant vu froid à toutes ses minauderies, elle croit que je veux la voir ivre, et elle a la complaisance de s’enivrer. À la troisième bouteille elle ne savait plus ni ce qu’elle disait, ni ce qu’elle faisait : elle se déshabille, et faite comme en nature elle se met sur le lit, elle m’invite, elle vient à moi, je la laisse faire, et j’ai [216v] pour la première fois de ma vie le plaisir de voir qu’elle ne peut pas réussir à me faire devenir homme. Adèle, Marcoline, ma nièce P. P., Clémentine, et les autres étaient encore trop présentes à ma mémoire. La drôlesse était jeune, belle, et bien faite ; mais elle devenait rien lorsque je la comparais aux autres. À trois heures du matin je suis retourné chez moi très content de moi-même, et point du tout fâché de la mauvaise idée que je devais avoir laisséeaq de ma valeur à cette fille.

Le lendemain après avoir dîné chez madame d’Urfé, j’ai pris un fiacre pour aller sans être connu voir la Corticelli dans sa retraite. Je l’ai trouvée triste ; mais très contente de son sort, et de la douceur du chirurgien, et de sa femme. On m’a assuré qu’elle guérirait parfaitement. Elle me dit qu’elle s’était sauvée de la rue Grenellear à neuf heures portant avec elle toutes ses nippes, et que sa servante se serait trouvée au désespoir, car elle lui devait. Je lui ai donné douze louis38, et je lui ai promis de lui en envoyer encore douze, lorsqu’elle m’écrirait de Bologne ; et elle me le promit ; mais la pauvre malheureuse est morte dans les remèdes. Je l’ai su deux mois après par une lettre que Fayet m’écrivit à Londres dans laquelle il me disait qu’il ne savait comment s’y prendre pour envoyer les douze louis qu’elle avait laissés à une madame Laure qui devait m’être connue. J’ai envoyé à cet honnête homme une adresse par laquelle il les lui fit tenir.

Tous ceux dont je me suis servi pour m’aider aux jeux magiques que j’ai faitsas à madame d’Urfé, Marcoline exceptée, me trahirent, et puis ils finirent tous malheureusement. Le lecteur trouvera [217r] à sa place Passano, et Costa.

La veille de mon départ j’ai soupé avec madame du Rumain qui m’assura que sa voix commençait déjà à revenir ;at une sage réflexion qu’elle fit me fit plaisir. Elle me dit que le régime que cette espèce de culte l’obligeait de faire pouvait y contribuer ; je lui ai dit de ne pas en douter. J’aimais à apprendre que pourau mettre la raison sur le chemin de la vérité il fallait commencer par la tromper. Les ténèbres durent précéder la lumière. Boncousin que j’ai trouvé au parterre du théâtre italien se moqua de moi quand je lui ai dit, en me plaignant, que dans toute la rue Monmartre la maison indiquée par l’adresse qu’il m’avait donnéeav ne se trouvait pas. Il me dit en riant que le besoin qu’il avait de six francs lui avait fait employer cette ruse pour les avoir. Je lui ai dit qu’il ne devait pas se découvrir pour coquin à si bon marché.

Après avoir pris congé de Madame d’Urfé, et l’avoir assurée que je ne manquerais à aucune de mes promesses, j’ai pris le jeune homme avec moi dans un fiacre, et ses bottes fortes, qui étaient l’objet de son adoration. Je l’ai conduit à l’hôtel de Montmorenci, d’où nous sommes partis vers le soir. Il m’avait prié de voyager pendant la nuit parce qu’il avait honte d’être vu habillé en courrier, et non pas à cheval. Leaw troisième jour nous arrivons à Abbeville. J’ordonne à dîner, il me demande où était sa mère, je lui réponds que nous nous en informerons, et je l’invite à venir avec moi voir la fabrique des draps de Messieurs de Varobes39.

— Mais l’on peut savoir dans un moment si ma mère est ici ou non.

— Eh bien ! Si elle n’y est pas, nous poursuivrons notre route, et nous la rencontrerons en chemin. Nous la rencontrerons certainement avant d’arriver à Boulogne.

— Allez voir la fabrique, et en attendant je dormirai.

— Vous êtes le maître.

[217v] J’y vais. Une heure, et demie après, je retourne à l’auberge, et je ne vois pas le jeune homme. Clairmont dormait.

— Où est-il ? Je veux dîner.

— Il est parti à franc étrier pour aller prendre à Paris vos dépêches que vous avez oubliéesax.

J’appelle le maître de poste, et je lui dis que s’il ne me le fait ramener, il peut compter sur son précipice, car il ne devait lui donner un cheval que par mon ordre. Il me calme, et il m’assure qu’il le fera rattraper avant qu’il arrive à Amiens. Il en donne l’ordre à un postillon qui se met à rire en me voyant inquiet.

— Je le rattraperai, me dit-il, quand il serait parti avant jour. Il n’y a qu’une heure et demie qu’il est parti : il ne peut avoir couru que deux postes : j’en cours trois en ce même temps. Vous me verrez avec lui à six heures tout au plus tard.

— Tu auras deux louis pour boire.

Je n’ai pas pu dîner. J’étais honteux de me voir ainsi attrapé par un jeune homme sans expérience. Je me suis jeté sur le lit, où j’ai dormi jusqu’à ce que le postillon m’a réveillé en me présentant le coupable, qui avait l’air d’un mort. J’ai ordonné sans lui rien dire qu’on l’enferme dans une chambre, où il y ait un bon lit, qu’on lui donne à souper, et qu’on me réponde de lui jusqu’au lendemain de bonne heure que je partirai pour Boulogne, et Calais. Je devais le laisser reposer, car il était défait. Le postillon l’a attrapé à la moitié de la cinquième poste, peu loin d’Amiens. Il se soumit comme un mouton. Le lendemain matin, je l’ai appelé, et je lui ai demandé s’il voulait venir à Londres avec moi de bon gré, ou garrotté.

— De bon gré, je vous en donne parole d’honneur ; mais à franc étrier, et vous précédant, car je me vois déshonoré sans cela. Je ne veux pas qu’on puisse dire que vous avez fait courir après moi, comme si je vous avais volé.

— J’accepte votre parole d’honneur. Ordonnez un autre cheval de selle de ma part. Venez m’embrasser.

Tout content, il monta à cheval, et me devançant toujours il s’arrêta à Calais au bras d’or, où il fut étonné de trouver sa malle. Je suis arrivé une heure après lui.

Fin du tome septième.

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