Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre VIII

Mes aventures à Aix en Savoye

Allant à la fontaine en compagnie de cet homme, qui ne me connaissant pas me parlait ainsi de la meilleure foi du monde sans la moindre crainte de me faire horreur, et de me paraître un scélérat du premier ordre, je réfléchissais que me supposant un esprit égal au sien, il ne pouvait s’imaginer que de me faire beaucoup d’honneur. Mais désirant de le connaître encore mieux :

—aMalgré la rigueur, lui dis-je, du marquis votre père, vous vivez cependant assez à votre aise.

— Très mal. J’ai une pension du département des affaires étrangères en qualité de courrier retiré du service1. Je la laisse à ma femme pour qu’elle vive, et pour moi je me tire d’affaire voyageant. Je joue parfaitement bien au tric-trac, et à tous les jeux de commerce2 : gagnant plus souvent que je ne perds, je vis.

— Ce que vous venez de me dire est-il notoire à toute la compagnie qui est ici ?

— À tout le monde. Pourquoi me cacherai-je ? Je suis homme d’honneur, et j’ai une épée dangereuse.

— Je n’en doute pas. Permettez-vous que mademoiselle Desarmoises ait un amant ? Si elle est jolie…..

— Fort jolie ; je ne m’y opposerais pas ; mais ma femme est dévote. Si vous allez à Lyon, je vous donnerai une lettre pour elle.

— Je vous remercie. Je vais en Italie. Oserais-je vous demander qui est ce monsieur qui a fait la banque ?

— C’est le fameux Pancalier, marquis de Prié depuis la mort de son père, qu’étant vénitien vous aurez connu ambassadeur3. Celui qui vous a demandé si vous connaissez l’abbé Gilbert est le Chevalier Z mari de la dame qui vous a engagé à souper avec elle. Les autres sont tous qui comtes qui [120v] marquis piémontais, ou savoyards ; deux ou trois sont fils de négociants, et les femmes sont toutes parentes, ou amies de quelqu’un de la compagnie. Ils sont tous joueurs de profession, et très fins : quand un étranger passe par ici, s’il joue, il est difficile qu’il leur échappe, car ils sont tous d’accord. Ils croient déjà de vous tenir : prenez garde à vous.

Vers le soir nous retournâmes à l’auberge, où nous trouvâmes tous les joueurs occupés à des jeux de commerce. Mon nouvel ami fit une partie de toutes tables avec un comte de Scarnafisch4. N’ayant accepté aucune partie,b le mari de ma belle m’offrit une partie de Pharaon tête-à-tête à une taille chacun à la mort de quarante sequins. J’ai fini de perdre cette somme précisément quand on allait servir. La dame ne m’a pas pour cela trouvé moins gai, et elle paya très noblement la gageure5. Pendant le souper, elle me laissa trop clairement connaître par des œillades, dont je connaissais la source, qu’elle voulait me duper, ainsi je me suis cru hors de danger du côté de l’amour ; mais je devais craindre la fortune toujours amie des banquiers de Pharaon, et qui m’avait déjà piquéc la peau. J’aurais dû partir ; mais je n’en ai pas eu la force. Tout ce que j’ai pu faire fut de me promettre beaucoup de conduite, et étant maître de beaucoup d’or en bon papier, et d’assez en comptant un système de prudence ne pouvait pas m’être difficile.

Le marquis de Prié, d’abord après souper, fit une banque qui entre or, et argent pouvait valoir trois cents sequins. Cette mesquinerie me fit voir que je pouvais perdre beaucoup, et gagner peu, car c’était évident qu’il m’aurait faitd une banque de mille sequins s’il les avait eus6. J’ai donc mis devant moi cinquante Lisbonines7, disant modestement que quand je les aurais perdues j’irais me coucher. À la moitié de la troisième taille j’ai enlevée la banque. Le marquis me dit qu’il ferait bons encore deux cents louis8 : je lui ai répondu que je voulais partir à la pointe du jour, et je me suis retiré.

Dans le moment que j’allais me coucher, Desarmoises vint me prier de lui compter douze louis m’assurant qu’il m’en tiendrait compte. Je les lui ai donnés dans l’instant, et, après m’avoir embrassé cordialement, il me dit que madame Z s’était engagée à me faire rester à Aix encore un jour pour le moins. J’en ai ri. Je demande à Le-duc, si le voiturier était averti, et il me répond qu’à cinq heures du matin il serait à ma porte. Desarmoises s’en va me disant qu’il gagerait que je ne partirais pas. Je me couche me moquant de son idée, et je m’endors.

Le lendemain à la pointe du jour, le voiturier vient me dire qu’un de ses chevaux étant malade il ne pouvait pas partir. Je vois alors que Desarmoises m’avait dit vrai ; mais j’en ris. Je chasse de ma chambre le voiturier, et j’envoie Le-duc demander des chevaux de poste à l’aubergiste. L’aubergiste vient me dire qu’il n’avait pas des chevaux, et que pour en trouver il avait besoin de toute la matinée. Le marquis de Prié, ayant voulu partir une heure après minuit lui avait vidéf l’écurie. Je lui dis que je dînerais donc à Aix ; mais que je comptais sur sa parole pour pouvoir partir à deux heures.

Je sors pour aller à la fontaine, et entrant dans l’écurie, je vois un cheval de mon voiturier couché, et lui qui pleurait. Je crois la chose innocente, et je le console le payant, et lui disant que je n’avais plus besoin de lui. Je vais à la fontaine. Voici, mon cher lecteur, un événement tout à fait romanesque ; mais qui pour cela n’est pas moins vrai. Si vous le croirez fabuleux, vous vous tromperez.

Vingt pas avant d’arriverg aux eaux, je vois deux religieuses qui en venaient, toutes les deux voilées, une qu’à sa taille je ne pouvais juger que jeune, l’autre évidemment vieille. Ce qui me frappe est leur [121v] habit, car c’était le même de ma chère M. M. que j’avais vue pour la dernière fois le 24 de Juillet 17559. Il y avait alors cinq ans. Cette apparence suffit non pas à me faire croire que la religieuse que je voyais était M. M., mais à me rendre curieux. Elles allaient vers les champs, je rebrousse mon chemin pour les couper, les voir en face, et me faire voir. Mais je frissonne, quand je vois la jeune qui marchait précédant la vieille, lever son voile ; je vois M. M.. Il était impossible que j’en doutasse : j’étais trop obligé de la connaître. Je m’achemine vers elle ; elle rebaisse vite le voile, et elle prend un autre chemin visiblement pour m’éviter. J’adopte dans l’instant les raisons qu’elle peut avoir, et je retourne sur mes pas ; maish sans la perdre de vue ; je la suis de loin pour voir où elle allait s’arrêter. Au bout de cinq cents pas, je la vois entrer dans une maison de paysan isolée. Cela me suffit. Je retourne à la fontaine pour m’informer.

La charmante, et malheureuse M. M., me disais-je chemin faisant, s’est échappée de son couvent, désespérée, peut-être folle, car pourquoi n’a-t-elle pas quitté l’habit de son ordre10 ? Elle est peut-être venue prendre ces eaux avec une permission obtenue de Rome, et voilà pourquoi elle a une religieuse avec elle, et elle ne peuti quitter son habit. Mais ce long voyage ne peut certainementj s’être fait que sous quelque faux prétexte. Se serait-elle laissée aller à quelqu’inclination, dont une fatale grossesse aurait été la conséquence ? Elle est peut-être dans l’embarras ; et actuellement elle se croit heureuse de m’avoir trouvé. Elle m’aura trouvé prêt à faire pour elle tout ce qu’elle pourra désirer, et ma constante amitié la convaincra que je n’étais pas indigne de posséder son cœur.

Rêvant ainsi j’arrive aux eaux, où je vois toute la compagnie de l’auberge. Ils se disent tous charmés que je ne sois pas parti. Je demande au chevalier Z des nouvelles de son épouse ; il me répond qu’elle aimait le lit, et que je ferais bien d’aller la faire lever. Je me détache d’eux pour y aller, et le médecin du lieu m’approche, et me dit que les eaux d’Aix redoubleraient ma santé. Je lui demande sans détour s’il était le médecin d’une jolie religieuse que j’avais vue. Il me répond qu’elle prenait les eaux ; mais qu’elle ne parlait à personne.

— D’où vient-elle ?

— Personne n’en sait rien : elle loge chez un paysan.

Je quitte le médecin, et rien ne peut m’empêcher d’aller parler au paysan qui la logeait ; mais quand je suis à cent pas de la maison, je vois une paysanne qui me vient au-devant. Elle me dit que madame la religieuse me priait de revenir la nuit à neuf heures, que la converse dormirait alors, et qu’elle pourrait me parler. Je l’assure que je n’y manquerais pas, et je lui donne un louis.

Je retourne à l’auberge sûr que je parlerais à l’adorable M. M. à neuf heures. Je demande où était la chambre de madame Z ;k et entrant sans façon je lui dis que son mari m’avait envoyé pour l’obliger à se lever.

— Je vous croyais parti.

— Je partirai à deux heures.

Je trouve cette jeune femme encore plus ragoûtante au lit qu’à table. Je l’aide à se mettre un corset, et je deviens ardent ; mais elle m’en impose. Je m’assieds à ses pieds, je lui parle du coup soudain que sa beauté avait porté à mon âme, et du malheur que j’avais de devoir partir sans lui donner des véritables marques de mon ardeur ; elle me répond en riant qu’il ne tenait qu’à moi de rester.

— Encouragez-moi à espérer vos faveurs, et je diffère mon départ à demain.

— Vous êtes trop pressé, et je vous prie de vous tenir tranquille.

Assez content du peu qu’elle me laissa faire, faisant toujours semblant, comme de raison, de céder à la violence, j’ai dû me remettre en contenance11 à l’apparition de son mari, qui cependant avant d’entrer avait fait quelque bruit. Ce fut elle qui lui dit qu’elle m’avait persuadé à différer mon départ au lendemain. Il l’applaudit, et disant qu’il me devait une [122v] revanche, il prend des cartes, il s’assied de l’autre côté de sa femme, la faisant servir de table. Toujours distrait, je ne pouvais que perdre. Je m’arrête quand on vient dire qu’on avait servi. Madame dit que n’ayant point le temps de se lever, elle dînerait dans son lit ;l son mari dit que nous dînerions avec elle, et j’approuve. Il va ordonner le dîner, et pour lors, autorisé par la nouvelle perte de dix-huit à vingt louis, je lui dis clairement que je partirais après dîner si elle ne me promettait pas d’être bonne dans le courant de la journée. Elle me répond qu’elle m’attendrait à déjeuner avec elle le lendemain à neuf heures, et que nous serions seuls. Elle me donne d’assez bons gages ; et je lui promets de rester.

Nous dînons avec elle assis près de son lit ; je fais dire à l’hôte par Le-duc que je ne partirais que le lendemain après avoir dîné, et je vois la femme, et le mari très contents. Madame veut se lever, je la laisse, lui promettant de retourner dans une heure jouer au piquet au cent avec elle12. Je vais chez moi pour me pourvoir d’argent, et je trouve Desarmoises qui m’assure qu’on avait donné deux louis au voiturier pour qu’il mît à la place du sien un cheval malade. Je lui dis en riant que je ne pouvais gagner d’un côté sans perdre de l’autre, que j’étais amoureux de madame Z, et que je différerais mon départ jusqu’à ce que je me trouverais content.

Je suis retourné chez elle, et j’ai fait sa partie de piquet d’un louis au cent jusqu’àm huit heures. Je l’ai quittée sous le prétexte d’avoir grand mal à la tête lui payant dix à douze louis, et lui faisant souvenir qu’elle devait m’attendre dans son lit pour me donner à déjeuner à neuf heures. Je l’ai laissée en grande compagnie.

Je me suis acheminé tout seul à la maison où je devais parler à M. M., éclairé par la Lune, impatient du résultat de cette visite, dont ma destinée pouvait dépendre. N’étant pas sans soupçon de quelqu’attrape j’avais dans la poche des pistolets immanquables, et mon épée sous le bras. À vingt pas de la maison, je vois la paysanne, qui me dit que la religieuse ne pouvant pas descendre, je devais me contenter de monter à sa chambre entrant par la fenêtre. Elle me conduit derrière la maison me montrant une échelle appuyée à la fenêtre par où je devais entrer. Ne voyant pas de lumière je ne m’y serais pas déterminé ; mais m’entendant dire : Venez, et ne craignez rien par M. M. même de la fenêtre qui d’ailleurs n’était pas haute, je ne doute plus de rien, je monte, et j’entre, et je la serre entre mes brasn inondant de baisers sa figure. Je lui demande en langue vénitienne pourquoi elle n’avait pas une chandelle, et je la prie de satisfaire d’abord à mon impatience m’informant de toute l’histoire de cet événement qui me semblait prodigieux.

Mais je ne me suis jamais dans toute ma vie retrouvé si surpris comme lorsque j’ai entendu une voix, qui n’était pas celle de M. M., me répondre non pas en vénitien ; mais en français que je n’avais pas besoin de chandelle pour lui dire ce que M. de Cou…. avait décidé de faire pour la tirero de la fatale situation dans laquelle elle se trouvait.

— Je ne connais pas M. de Cou…. ; vous n’êtes pas la religieuse que j’ai vuep ce matin. Vous n’êtes pas vénitienne.

— Malheureuse ! Je me suis trompée ; mais je suis la même que vous avez vue ce matin. Je suis française : je vous conjure au nom de Dieu d’être discret, et de vous en aller, car je n’ai rien à vous dire. Parlez bas, car si ma converse qui dort se réveille, je suis perdue.

— Ne doutez pas de ma discrétion. Ce qui m’a trompé est une ressemblance frappante. Si vous ne m’aviez fait voir votre figure, je ne serais pas venu ici : pardonnez aux audacieuses marques de tendresse que je vous ai données [123v] vous croyant une autre.

— Vous m’avez étonnée. Que ne suis-je la religieuse à laquelle vous vous intéressez ! Je me trouve dans le plus affreux de tous les labyrinthes.

— Si dix louis, madame, peuvent vous servir, je vous prie de les accepter.

— Je vous remercie : je n’ai pas besoin d’argent. Permettez même que je vous rende le louis que vous m’avez envoyé.

— J’en ai fait présent à la paysanne, et vous me surprenez toujours davantage. Quel est donc votre malheur que l’argent ne peut pas faire disparaître ?

— C’est peut-être Dieu qui vous envoie à mon secours. Vous me donnerez peut-être un bon conseil. Écoutez donc moi pour un seul quart d’heure.

— Oui ; et avec le plus grand intérêt. Asseyons-nous.

— Hélas ! Il n’y a ici ni siège, ni lit.

— Parlez donc.

— Je suis de Grenoble. On m’a forcéeq à prendre le voile à Chambéri13. Deux ans après M. de Cou…. m’a séduite de façon que je l’ai reçu entre mes bras dans le jardin du couvent, où il vint escaladant le mur. M’étant trouvée enceinte, je le lui ai dit. L’idée d’accoucher au couvent étant horrible, car on m’aurait fait mourir dans une prison, il pensa à me faire sortir moyennant une ordonnance d’un médecin, qui m’annoncerait la mort si je n’allais pas prendre sur le lieu ces eaux uniques pour me guérir de la maladie que le même médecin dirait que j’ai. Le médecin fut trouvé, et la princesse XXX qui est toujours à Chambéri mise à part du secret engagea l’évêque à me donner une permission de trois mois, et à faire que l’abbesse y consente. Ayant pris mes mesures, j’ai cru de sortir à la fin de mon septième mois : mais je me suis apparemment trompée, car les trois mois vont expirer, et je suis encore grosse. Je dois absolument retourner au couvent, et vous sentez que je ne peux pas m’y résoudre. La converse que l’abbesse m’a donnée pour garde est la plus cruelle de toutes les femmes. Elle a ordre de ne me laisser parler à personne, et d’empêcher que je me laisse voir. Ce fut elle qui m’ordonna de rebrousser quand elle a vu que vous retourniez sur vos pas pour me rencontrer. J’ai levé mon voile pour que vous vissiez que j’étais celle que je croyais que vous cherchiez : heureusement elle ne s’en est pas aperçue. La vipère veut que je retourne au couvent dans trois jours ma maladie, qu’elle croit hydropisie14, étant incurable. Elle n’a pas voulu consentir que je parle au médecin que j’aurais peut-être mis dans mes intérêts lui confiant la vérité. Je désire la mort. J’ai vingt un ans.

— Modérez vos pleurs. Mais comment auriez-vous pu accoucher ici sans que la converse s’en aperçûtr ?

— La paysanne qui me loge, et à laquelle je me suis confiée, m’a assurés que d’abord que j’aurais les premières douleurs, un soporifique qu’elle avait acheté à Anneci l’endormirait. C’est en force de cette drogue qu’elle dort actuellement dans la chambre qui est sous ce grenier.

— Pourquoi ne m’a-t-on pas fait entrer par la porte ?

— Pourt vous dérober au paysan son frère : c’est aussi un méchant homme.

— Mais quel fondement eûtes-vous pour me croire envoyé de M. de Cou…. ?

— C’est qu’il y a dix à douze jours que je lui ai écrit mon état de détresse avec des couleurs si frappantes qu’il me paraît impossible qu’il ne trouve le moyen de m’en délivrer. Je vous ai cru envoyé par lui.

— Êtes-vous sûre que votre lettre lui soit parvenue ?

— C’est la paysanne qui l’a mise à la poste à Anneci.

— Il fallait écrire à la princesse.

— Je n’ai pas osé.

— J’irai moi-même chez cette princesse, ou chez M. de Cou…., ou partout, même chez l’évêque pour vous obtenir un délai, car vous ne pouvez pas retourner au couvent dans l’état où vous êtes. Décidez car je ne peux rien faire sans votre consentement. Voulez-vous venir avec moi ? Je vous porterai demain des habits, et je vous conduirai en Italie, et tant que je vivrai j’aurai soin de vous.

Au lieu de réponse, je n’ai entendu que le triste son des sanglots. [124v] Ne sachant plus que lui dire, je lui ai promis de retourner le lendemain pour savoir quel parti elle aurait pris, car elle avait absolument besoin d’en prendre un. Je suis descendu par la même échelle, et donnant encore un louis à la paysanne je lui ai dit que je retournerais le lendemain, mais qu’elle devait trouver le moyen de me faire entrer par la porte, et qu’elle devait doubler la dose d’opium qu’elle avait donnéeu à la converse.

Je suis allé me coucher, bien content dans le fond de m’être trompé dans l’idée que j’avais euev que cette religieuse pût être ma chère M. M. ; mais l’ayant vue si ressemblante, il me restait une grande curiosité de la voir mieux de près. J’étais sûr qu’elle me ferait ce plaisir le lendemain. Je riais des baisers que je lui avais donnés. Un secret pressentiment me disait que je lui serais utile. Je sentais qu’à l’extrémité je ne pourrais pas l’abandonner ; et je me félicitais voyant que je n’avais pas besoin, pour faire une belle action, de m’y trouver engagé par les sens, car d’abord que j’ai su que ce n’était pas à M. M. que j’avais prodigué mes baisers, ils me parurent jetés15. Je n’avais pasw même pensé à l’embrasser la quittant.

Desarmoises me dit, le matin, que toute la compagnie, ne m’ayant pas vu à souper, s’était donnée au diable pour deviner où je pouvais être. Madame Z avait fait le plus grand éloge de ma personne se soutenant en héroïne contre les railleries des deux autres dames, se vantant d’être maîtresse de me faire rester à Aix aussi longtemps qu’elle y resterait.

J’en étais réellement devenu curieux, et j’aurais été fâché de partir de cet endroit sans l’avoir eue comme il fallait au moins une fois.

J’entre dans sa chambre à neuf heures, et je la trouve habillée. Je me plains, elle me dit que cela doit m’être égal, je boude, et je prends du chocolat avec elle sans parler. Elle m’offre ma revanche à piquet au cent, mais je la remercie, et je me lève pour m’en aller. Elle me prie de la conduire à la fontaine, et je lui réponds que si elle me prenait pour un enfant elle se trompait, que je ne me souciais pas de faire croire que j’étais content d’elle quand je ne l’étais pas, et qu’elle pouvait se faire conduire à la fontaine par qui elle voulait16. Adieu madame.

Disant cela j’ai pris l’escalier sans écouter ce qu’elle me disait pour me retenir. À la porte de l’auberge j’ai dit à l’hôte que je partirais à trois heures sans faute, et étant à sa fenêtre elle m’a entendu. Je suis allé tout droit à la fontaine où le chevalier Z me demanda des nouvelles de sa femme : je lui ai dit que je l’avais laissée dans sa chambre en bonne santé. Nous la vîmes arriver une demi-heure après avec un étranger qui venait d’arriver, auquel un M. de S.t Maurice fit bon accueil. Madame Z, comme si de rien n’était, le quitta, et vint prendre mon bras. Après s’être plainte de mon procédé, elle me dit qu’elle avait voulu me mettre à une épreuve, et que si je l’aimais, je devais différer encore mon départ, et aller déjeuner le lendemain aussi avec elle à huit heures. Je lui ai répondu que j’y penserais, me montrant calme ; mais sérieux. J’en ai fait de même pendant tout le dîner, ayant dit deux ou trois fois que je partais sûrement à trois heures ; mais en devoir d’adopter un prétexte pour ne pas partir, m’étant engagé d’aller voir la religieuse, je me suis laissé persuader à faire une banque de Pharaon.

Je suis donc allé prendre tout l’or que j’avais, et j’ai vu toute la compagnie aussi étonnée que contente quand j’ai mis devant moi en monnaies espagnoles et françaises quatre cents louis environ, et quinze à vingt en argent blanc17. Je me suis expliqué qu’à huit heures je quitterais. Le nouvel arrivé dit en riant qu’il se pouvait que la banque [125v] n’eût pas une si longue vie. Il était trois heures. J’ai prié Desarmoises de me servir de groupier18, et j’ai commencé à tailler avec toute la lenteur nécessaire ayant dix-huit à vingt pontes, et sachant qu’ils étaient tous joueurs de profession. À chaque taille je dépaquetais un nouveau jeu.

Vers les cinq heures, ma banque étant en perte, une voiture arrive. On dit que ce sont trois Anglais qui venaient de Genève, et qui changeaient de chevaux pour aller à Chambéri. Je les vois entrer un moment après, et je leur fais compliment. C’était M. Fox avec les deux amis, qui avaient fait avec moi la partie de quinze. Mon groupier leur donne un livret à chacun, ils le reçoivent avec plaisir, et on leur fait place. Chacun ponte à dix louis, joue sur deux, et trois cartes, fait paroli, sept et le va, et le quinze aussi19, je voyais ma banque en danger de sauter, et faisant bonne contenance je les encourageais. Dieu étant neutre ils ne pouvaient que perdre ; et il fut neutre. À la troisième taille chacun d’eux avait vidé sa bourse. Leurs chevaux étaient attelés.

Tandis que je mêlais, le plus jeune d’eux tire de son portefeuille une lettre de change, et après l’avoir montrée à ses deux amis, il me demande si je voulais la tenir sur une carte sans savoir de combien elle était. Oui, lui répondis-je, pourvu que vous me dites sur qui elle est tirée, et sous condition que sa valeur n’excède pas ma banque. Après avoir un peu pensé regardant la banque, il me dit que la lettre de change n’était pas si forte que ma banque, et qu’elle était à vue sur Zappata à Turin20. J’acquiesce. Il coupe lui-même, et il la met sur l’as. Les deux autres se disent de moitié. L’as ne paraissant jamais, je reste en douze cartes, et je dis à l’Anglais, de l’air le plus serein, qu’il était le maître de se retirer. Il ne veut pas. Je tire deux mains ; l’as ne paraît pas : j’étais en huit cartes : il y avait quatre as, et ma dernière n’était pas un as.

— Milord, lui dis-je, il y a à parier deux contre un que l’as est ici ; je vous fais grâce : retirez-vous.

— Vous êtes, me répondit-il, trop généreux ; tirez.

L’as parut, et pas en doublet ; j’ai d’abord mis la lettre de change dans ma poche sans la déplier ; et les Anglais partirent riant, et me remerciant. Une minute après Fox rentra, et me pria, éclatant de rire, de lui prêter cinquante louis. Je les lui ai donnés dans l’instant avec le plus grand plaisir. Il me les a rendus à Londres trois ans après21.

Toute la compagnie était curieuse de la valeur de la lettre de change ; mais j’ai voulu avoir le plaisir de ne satisfaire à la curiosité d’aucun. En étant curieux aussi je l’ai trouvée quand je fus seul de huit mille livres de Piémont22.

Après le départ des Anglais la fortune se déclara pour ma banque. J’ai quitté vers les huit heures ; mais n’ayant plus personne, les dames exceptées qui avaient gagné. Tous les hommes avaient perdu. J’ai gagné au-delà de mille louis, et Desarmoises en reçut vingt-cinq se montrant reconnaissant. Après avoir été chez moi pour enfermer mon argent, je suis allé chez la religieuse.

La bonne paysanne me fit entrer par la porte me disant que tout le monde dormait, et qu’elle n’avait pas eu besoin de doubler la dose pour faire dormir la converse, car elle ne s’était jamais réveillée. Qu’entends-je ! Je monte au grenier, et à la lumière d’une chandelle je vois ma religieuse dont un voile couvrait la figure. La paysanne avait placé près du mur un long sac rempli de paille, qui nous servit de canapé, une bouteille par terre servait de chandelier à la chandelle qui nous éclairait.

— Qu’avez-vous décidé ? madame.

— Rien, car il nous arrive un accident qui nous désole. Ma converse dort depuis vingt-huit heures.

— Elle mourra convulse, ou apopletique cette nuit23, si vous n’appelez pas un médecin, qui avec le Castoreum la rappellera peut-être à la vie24.

— Nous avons pensé à cela ; mais [126v] nous n’osons pas. Vous voyez les conséquences. Qu’il la guérisse ou non, il dira que nous lui avons donné le poison.

— Juste ciel ! Je vous plains. Quand même vous appelleriez le médecin dans ce moment, je crois qu’il est trop tard, et vous ne l’appelleriez qu’en pure perte. Le tout bien réfléchi, il faut se remettre aux lois de la providence, et la laisser mourir. Le mal est fait, et je ne sais aucun remède.

— Il faut au moins penser à son salut, et appeler un prêtre.

— Un prêtre ne peut pas lui être utile, puisqu’elle est en léthargie ; et le prêtre ignorant, voulant faire le savant, dira tout. Point de prêtre, madame ; vous le ferez appeler quand elle sera morte : vous lui direz qu’elle est morte subitement, vous pleurerez beaucoup, vous lui donnerez à boire, et il ne pensera qu’à calmer vos pleurs très éloigné de la pensée que vous ayez pu l’empoisonner.

— Il faut donc la laisser mourir.

— Non. Il faut l’abandonner à la nature.

— Si elle meurt, j’enverrai un exprès à l’abbesse, qui m’enverra une autre converse.

— Et vous gagnerez au moins huit jours : et vous accoucherez peut-être en attendant : vous voyez donc que votre bonheur peut dépendre de ce malheur. Ne pleurez pas, madame, soumettons-nous à la volonté de Dieu : permettez que la paysanne vienne ici ; car il est nécessaire que je lui insinue l’importance du silence, et la sévérité d’une conduite très prudente dans cette affaire, qui peut nous devenir fatale à tous, car si on découvrait que je suis venu ici on me prendrait pour l’empoisonneur.

La paysanne appelée monte, et elle comprend tout. Elle reconnaît son propre risque, et elle me promet qu’elle n’ira chercher le prêtre que lorsqu’elle verra la converse morte. Je l’oblige à accepter dix louis pour s’en servir en tout ce qui pourrait lui convenir dans l’atrocité du cas dans lequel nous nous trouvions tous. Se voyant devenue riche, elle me baise les mains, elle pleure, elle se met à genoux, et elle me promet de suivre en toutx mes conseils. Elle redescend.

La religieusey entrant dans des réflexions funestes redouble ses pleurs ; et se reconnaissant pour coupable de ce meurtre, elle croit voir l’enfer ouvert, l’angoisse l’étouffe, et elle tombe évanouie au bas du sac. Ne sachant que lui faire, je vais à l’escalier rappeler la paysanne, qui monte, et redescend pour aller chercher du vinaigre. N’ayant point d’essence spiritueuse, je lève son voile, et je lui mets dans le nez une prise d’Errhins25, et je ris me souvenant combien à propos j’en avais donné une prise à madame à Soleure. La paysanne remonte avec du vinaigre, et l’Errhins commençant à faire son effet, la religieuse éternue ; mais je reste comme pétrifié, lorsque se tournant elle me laisse voir sa figure. Je vois celle de M. M., et si ressemblante que je ne peux pas m’imaginer que je me trompe. Je reste immobile, laissant que la paysanne la décoiffe pour lui frotter les tempes avec son vinaigre. Ce qui me rappelle de mon étonnement26 sont ses cheveux noirs, et une minute après ses yeux de la même couleur que le fort sternutatoire lui avait fait ouvrir. Je suis alors convaincu que ce n’était pas M. M., dont les yeux étaient bleus, mais je deviens éperdument amoureux d’elle. Je la prends entre mes bras, et la paysanne qui la voit ressuscitée s’en va. Je l’inonde de baisers, et elle ne peut pas se défendre à cause des éternuements. Elle me prie au nom de Jésus de la respecter, et de laisser qu’elle se voile de nouveauz, me disant que sans cela elle encourrait dans l’excommunication27 ; mais cette crainte d’une excommunication dans ce moment-là me fait rire. Elle me jure que l’abbesse la lui avait fulminée28, si elle se laissait voir d’un homme.

] Je l’ai alors abandonnée aux soins de la paysanne craignant que les efforts d’éternuer ne la fissent accoucher. Je lui ai promis de la revoir le lendemain à la même heure, et elle me pria de ne pas l’abandonner.

Tel que je suis fait, il était impossible que je l’abandonnasse ; mais je n’avais plus aucun mérite : j’étais devenu amoureux de cette nouvelle M. M.aa aux yeux noirs. J’étais déterminé à faire tout pour elle ; et certainement à ne pas la laisser retourner au couvent dans l’état où elle était. Il me semblait en la sauvant d’exécuter un ordre de Dieu. Dieu avait voulu qu’elle me parût M. M. Dieu m’avait fait gagner beaucoup d’argent. Dieu m’avait fourni madame Z pour que les curieux ne pussent pas deviner la vraie cause de mon départ différé. Que n’ai-je attribué à Dieu dans toute ma vie ! Malgré cela la canaille des penseurs m’a toujours accusé d’athéisme.

Le lendemain vers les huit heures j’ai trouvéab madame Z au lit, et encore endormie. Sa femme de chambre me pria d’entrer en pointe de pieds, et ferma sa porte. Il y avait vingt ans qu’une Vénitienne, dont j’avais respecté le sommeil s’était moquée de moi à son réveil, et elle n’avait plus voulu de moi. Madame Z voulut faire semblant d’avoir le sommeil très fort ; mais elle dut me donner des marques évidentes de vie quand elle s’en sentit trop pleine, et les ris succédèrent au fait. Elle me dit que son mari était allé à Genève pour lui acheter une répétition29, et qu’il ne reviendrait que le lendemain.

— Vous pourrez, me dit-elle, passer la nuit avec moi.

— La nuit, madame, est faite pour dormir. Si vous n’attendez personne, je passerai avec vous toute la matinée.

— Soit. Personne ne viendra ici.

Elle mit alors mes cheveux sous un bonnet de son mari, et vite vite nous nous trouvâmes l’un entre les bras de l’autre. Je l’ai trouvée amoureuse tant que je pouvais la désirer, et elle fut convaincue que je ne lui cédais en rien. Nous passâmes quatre belles heures nous trichant très souvent ; mais pour nous procurer des sujets de rire. Après le dernier combat elle me demanda pour prix de sa tendresse de passer à Aix encore trois jours.

— Je vous promets belle Z de rester ici aussi longtemps que vous me donnerez des marques d’amitié égales à celles que vous m’avez données ce matin.

— Levons-nous donc, et allons dîner là-bas.

— Là-bas ? Si tu voyais tes yeux !

— Laisse qu’on devine. Les deux comtesses mourront de rage. Je veux que tout le monde soit sûr que tu ne restes que pour moi.

— Je n’en vaux pas la peine, mon ange ; mais je te contente avec plaisir, quand même il m’arriverait de perdre dans ces trois jours tout mon argent.

— J’en serais au désespoir ; mais si tu t’abstiens de ponter, tu ne perdras pas ; malgré que tu te laisses voler.

— Crois-moi que je ne me laisse voler que par les dames. Tu m’as fait aussi des parolis de campagne30.

— C’est vrai ; mais pas tant que les comtesses ; et j’en suis fâchée, car elles peuvent croire que tu les aimes. Après ton départ le marquis de S.t Maurice a dit que tu n’aurais jamais dû offrir à l’Anglais de se retirer en huit cartes, car s’il avait gagné il aurait pu croire que tu le savais.

— Dis à M. de S. Maurice qu’un homme d’honneur est incapableac d’avoir un tel soupçon ; et qu’au surplus, le caractère du jeune lord m’étant connu, j’étais moralement sûr qu’il n’aurait pas accepté mon offre.

Quand nous descendîmes à table on nous claqua des mains. [128v] La belle Z avait l’air de me tenir par la bride, et ma contenance était des plus modestes. Personne après dîner n’osa m’inviter à faire une banque : on était à sec d’argent. On fit un trente quarante qui dura toute la journée31. Je n’ai perdu qu’une vingtaine de louis. Sur la brune je me suis évadé, et après avoir été chez moi pour avertir Le-duc que pendant mon séjour à Aix il ne devait jamais quitter ma chambre, je me suis acheminé à la maison où l’infortunée devait être impatiente de me voir paraître ; mais malgré l’obscurité, je crois de voir qu’on me suivait. Je m’arrête ; on me dépasse. Deux minutes après je vais mon chemin, et je vois les mêmes deux personnes que je n’aurais jamais pu rejoindre, si elles n’avaient abrégéad leurs pas. Cela pouvant cependant être naturel, je sors de mon chemin sans me désorienter sûr de m’y remettre quand je n’aurais pu plus me croire suivi. Mais mon soupçon devient certitude quand je vois à quelque distance les deux fantômes : je m’arrête derrière un arbre, et je décharge à l’air un de mes pistolets. Une minute après ne voyant plus personne je vais à la maison de la paysanne, après m’être rendu à la fontaine pour m’assurer que je ne manquerais pas le chemin.

Je monte à l’endroit ordinaire, et je vois la religieuse au lit à la clarté de deux bougies qui étaient sur une petite table.

— Êtes-vous malade ? madame.

— Je me porte bien, Dieu merci, après avoir accouché d’un garçon à deux heures du matin, que ma bonne hôtesse a porté Dieu sait où. La sainte vierge a exaucéae mes prières. Je n’ai eu qu’une seule douleur forte, et un quart d’heure après j’éternuais encore. Dites-moi si vous êtes un ange ou un homme, car j’ai peur de pécher vous adorant.

— Vous me donnez une nouvelle qui me comble de contentement. Et votre converse ?

— Elle respire encore ; mais nous n’espérons pas qu’elle puisse échapper à la mort. Elle est défigurée. Nous avons commis un grand crime.

— Dieu vous le pardonnera. Adorez la providence éternelle.

— Cette paysanne est sûre que vous êtes un ange. C’est votre poudre qui m’a fait accoucher. Je ne vous oublierai jamais, sans cependant savoir qui vous êtes.

La paysanne monte, et après lui avoir fait compliment sur les soins qu’elle avait eus accouchant la bonne religieuse, je lui recommande de nouveau de caresser le prêtre32 qu’elle choisira quandaf la converse ne respirera plus pour l’empêcher d’imaginer le genre de sa mort. Elle m’assure que tout ira bien, que personne ne savait ni que la converse était malade, ni par quelle raison madame n’était pas sortie du lit. Elle me dit qu’elle avait porté en personne le nouveau-né à Anneci, et qu’elle avait acheté tout ce qui pouvait être nécessaire chez elle dans l’état présent de choses. Elle me dit que son frère était parti la veille, et qu’il ne retournerait que dans huit jours, et qu’ainsi nous n’avions plus rien à craindre. Je lui ai donnéag encore dix louis, la priant d’acheter quelques meubles, et de me faire trouver quelque chose à manger le lendemain : elle me dit qu’il lui restait encore beaucoup d’argent ; mais quand elle m’a entendu lui répondre que tout l’argent qui lui restait était pour elle, j’ai cru que la reconnaissance allait la faire devenir folle. Voyant que ma présence incommodait l’accouchée, je l’ai laissée lui promettant d’aller la voir le lendemain.

Il me tardait de me voir sorti de cette épineuse affaire ;ah mais je ne pouvais chanter victoire que quand la converse serait enterrée. Je tremblais, car le prêtre, à moins de n’être imbécile, devait trouver évident que la défunte était morte de poison.

J’ai trouvé le lendemain le Ch. Z dans sa chambre examinant avec sa femme la belle montre qu’il lui avait achetée. Il l’applaudit à ma présence d’avoir eu le talent de me retenir à Aix. C’était un de ces hommes qui aimaient mieux passer pour coc[us]ai que pour sots. Je l’ai laissé pour aller aux eaux avec sa femme, qui me [129v] dit chemin faisant qu’elle serait seule le lendemain, et qu’elle ne serait plus curieuse de ma promenade de huit heures.

— C’est donc vous qui m’avez fait suivre ?

— Oui, moi, pour rire, car il n’y a là que des montagnes ; mais je ne te croyais pas si méchant. Heureusement ton coup a manqué.

— Ma chère amie, j’ai tiré en l’air, car la peur suffit à corriger les curieux.

— Aussi ne te suivront-ils plus.

— Et s’ils me suivront, je me laisserai suivre peut-être, car ma promenade est innocente. Je suis toujours chez moi à dix heures.

Nous étions encore à table lorsque nous vîmes arriver une berline à six chevaux, et en descendre le marquis de Prié, un chevalier de S.t Louis33, et deux charmantes dames, dont une, me dit d’abord madame Z était maîtresse du marquis. On met d’abord quatre couverts, tout le monde seaj rassied, et en attendant qu’on serve on conte aux nouveaux arrivés toute l’histoire de la banque que j’avais faiteak, et de l’apparition des Anglais. Le marquis me fait compliment, me disant qu’il n’aurait jamais cru de me trouver encore à Aix, et madame Z dit que je serais parti, si elle ne me l’avait empêché. Accoutumé à son étourderie j’en conviens. Il dit que ce serait lui qui me ferait une petite banque après dîner, et je lui réponds que j’y ferais raison34. Il la fit de cent louis, et j’ai joué perdant une somme égale en deux tailles, et après je me suis levé, et je suis allé chez moi poural répondre à plusieurs lettres. Au commencement de la nuit je suis allé chez la religieuse.

— La converse est morte, monsieur ; on l’enterrera demain : demain que nous devions retourner à notre couvent. Voilà la lettre que j’écris à l’abbesse. Elle m’enverra une autre converse à moins qu’elle ne m’ordonne de retourner au couvent avec cette paysanne.

— Qu’a dit le prêtre ?

— Il a dit qu’elle est morte en conséquence d’une léthargie sortie de son cerveau tombé en liqueur, qui doit lui avoir causé le coup de la grande apoplexie. Je voudrais lui faire dire quinze messes : me le permettez-vous ?

— Vous en êtes la maîtresse.

J’ai d’abord averti la paysanne de les faire dire à Anneci, et de ne dire au prêtre autre chose sinon qu’il devait les appliquer conformément à l’intention de la personne qui lui envoyait les quinze aumônes. Elle me le promit. Elle me dit que la morte était affreuse, et qu’elle lui tenait deux gardes pour que les sorcières ne vinssent sous la forme de chats lui enlever quelque membre.

— Dites-moi chez qui vous avez acheté le laudanum.

— Celle qui me l’a vendu est une très honnête sage-femme. Nous en avions besoin pour faire dormir la malheureuse quand les douleurs d’accouchement auraient pris à madame.

— Quand vous avez donné l’enfant à l’hôpital vous a-t-on connueam ?

— Ne craignez rien. Je l’ai mis dans la roue sans que personne me voie avec un billet qui avertissait qu’il n’est pas baptisé35. L’enterrement coûte six francs, que le curé payera volontiers, car, Dieu lui pardonne, nous lui avons trouvéan deux louis. Madame a dit de laisser le reste au curé pour lui célébrer des messes.

— Est-ce qu’elle ne pouvait pas avoir deux louis en bonne conscience ?

— Madame dit que non.

Elle me dit alors qu’elles n’avaient que dix sous de Savoye par jour chacune36, et qu’elles ne pouvaient avoir pas le sou à l’insu de l’abbesse sous peine d’excommunication. Actuellement, me dit-elle, je suis entretenue comme une princesse, et vous le verrez à souper. Malgré que cette bonne femme sache que l’argent que vous lui avez donné est à elle, elle veut le prodiguer pour moi. Je dois laisser qu’elle fasse.

Je l’ai alors encouragée à dépenser, lui donnant encore dix louis. Elle me dit qu’elle achèterait des vaches, et que j’avais fait la fortune de sa maison.

Étant resté seul avec elle, et sa charmante figure, qui me [130v] rappelait trop celle de M. M. me rendant ardent, je lui ai parlé de son séducteur, lui disant que j’étais étonné qu’il ne lui eût pas prêté l’assistance qui lui était nécessaire dans le cruel cas où il l’avait mise. Elle me répondit qu’elle n’aurait pu accepter le moindre argent à cause de son vœu de pauvreté, et d’obéissance, et qu’elle rendrait à l’abbesse un louis qui lui était resté des aumônes que lui avait procurées monseigneur l’évêque, et que pour ce qui regardait l’abandon dans lequel elle s’était trouvée dans le moment fatal où elle m’avait connu, elle ne pouvait juger autre chose sinon qu’il n’avait certainement pas reçuao sa lettre.

— Est-il riche, et bel homme ?

— Riche oui ; mais il est fort laid, bossu, et âgé de cinquante ans.

— Comment avez-vous donc pu en devenir amoureuse ?

— Jamais amoureuse. Il m’a excitéeap à pitié. Il voulait se tuer. J’eus peur. Je suis allée au jardin la nuit, dans laquelle il m’a juré qu’il y serait, pour le prier d’en sortir ; et il en sortit ; mais après avoir satisfait à son mauvais caprice.

— Il vous donc fait violence ?

— Point du tout, car il ne serait pas réussi37. Il a pleuré, il m’a tant priéeaq que je l’ai laissé faire sous condition qu’il ne reviendrait plus au jardin.

— Et vous n’avez pas craint de rester grosse.

— Je n’y comprends rien, car j’ai toujours cru que pour rester grosse une fille avait besoin de faire cela avec un homme au moins trois fois.

— Malheureuse ignorance ! Il n’est donc pas revenu à la charge pour des nouveaux rendez-vous au jardin.

— Je n’ai plus voulu, parce que notre confesseur m’a obligée à lui promettre, si j’ai voulu l’absolution, de ne plus le recevoir.

— Avez-vous dit au confesseur qui était le séducteur ?

— Pour cela non. J’aurais commis un autre péché.

— Avez-vous dit au confesseur que vous étiez grosse ?

— Non plus ; mais il se le sera imaginé. C’est un saint homme qui aura peut-être prié Dieu pour moi : et votre connaissance est peut-être le fruit de ses prières.

J’ai gardé un quart d’heure de silence absorbé dans la profonde réflexion. Tout le malheur de cette fille était venu de sa candeur, de son innocence, et d’un sentiment de pitié mal entendu, qui la conduisit à accorder à un monstre amoureux d’elle ce dont elle ne faisait que très peu de cas parce qu’elle n’avait jamais été amoureuse. Elle avait de la religion ; mais étant une religion d’habitude, elle était très faible. C’était chez elle une affaire de calcul. Elle abhorrait le péché parce qu’elle devait s’en purger par la confession sous peine de sa damnation éternelle ; et elle ne voulait pas se damner. Elle avait beaucoup de bon sens, et très peu d’esprit parce qu’elle n’avait jamais été endoctrinée par l’expérience. Examinant tout cela je prévoyais que je la trouverais très difficile à m’accorder ce qu’elle avait abandonné à M. de Cou…. ; elle s’en était trop repentie pour s’exposer de nouveau avec un autre au même risque.

La paysanne monta, mit sur une petite table deux couverts, et nous porta à souper. Tout était neuf : serviettes, assiettes, glaces38, couteaux, cuillers, et tout très propre. Les vins étaient très bons, et les mets exquis parce que rien n’était travaillé. Gibier, rôti,ar poissons délicieux, et fromages excellents. J’ai passé une heure et demie mangeant, buvant, et causant. La religieuse ne mangea presque rien ; mais cela ne m’a pas empêché de vider deux bouteilles. J’étais en feu. La paysanne, enchantée des éloges que je lui faisais, m’en promet autant toutes les nuits, elle emporte tout, et elle descend. Me trouvant de nouveau seul avec cette femme, dont la figure était un vrai prestige, et qui m’inspirait des désirs qu’après le ragoûtant souper je ne pouvais pas tenir en frein, je lui parle [131v] de sa santé, et des incommodités dépendantes de ses couches. Elle me dit qu’elle se portait très bien, et qu’elle pourrait aller à Chambéry à pied.

— La seule chose, me dit-elle, qui m’incommode un peu sont mes seins ; mais la paysanne m’assure qu’après-demain mon lait se détournera, et qu’ils retourneront dans leur état naturel.

— Permettez-vous que je les examine ?

— Voyez.

Toute nue dans le lit, elle baisse sa chemise, et croyant de n’être qu’humble, et polie, craignant même de pécher d’orgueil, ou de m’offenser me supposant une pensée moins qu’honnête, elle me laisse examiner toute sa charmante poitrine, et la toucher dans toute son étendue, et sa circonférence. Ménageant sa bonne foi je me domine, je lui demande sans le moindre transport comment elle se portait un peu plus bas, et lui faisant cette question j’allonge une main, mais avec douceur elle me défend d’y aller me disant qu’elle était encore un peu incommodée. Je lui demande pardon ; je lui dis que j’espérais de la trouver très bien le lendemain : je lui dis que la beauté de son sein augmentait encore plus l’intérêt qu’elle m’avait inspiré, et je lui donne un tendre baiser, qu’elle se croit obligée de rencontrer avec un des siens. Je me sens égaré, et convaincu que je devais ou risquer de perdre toute sa confiance, ou m’en aller dans l’instant ;as je la quitte lui donnant le doux nom de ma chère fille.

Je suis arrivé à mon logis tout mouillé, parce qu’il pleuvait. Le lendemain je me suis levé tard. J’ai mis dans ma poche les deux portraits que j’avais de M. M. habillée en religieuse, et toute nue pour étonner la religieuse. Je suis allé chez la Z, et ne l’ayant pas trouvée je suis allé à la fontaine, où elle me fit des reproches. L’après-dîner le marquis de Prié fit la banque ; mais ne la voyant que de cent louis, j’ai compris qu’il aspirait à gagner beaucoup ne voulant risquer que peu. J’ai malgré cela tiré de ma bourse cent louis. Il me dit que voulant me divertir je ne devais pas jouer une seule carte. Je lui ai répondu que je mettrais un louis sur toutes les treize39. Il me dit en riant que je perdrais.

Mais par l’événement j’ai gagné en moins de trois heures quatre-vingts louis. J’ai gagné à chaque taille un quinze et le va, et quelquefois deux. Je suis parti, comme je faisais tous les jours à l’entrée de la nuit, et j’ai trouvéat l’accouchée charmante. Elle me dit qu’elle avait eu une petite fièvre que selon la paysanne elle devait avoir, et qu’elle se porterait bien le lendemain, et elle se lèverait. Ayant allongé ma main pour relever sa couverture elle me la baisa me disant qu’elle était bien aise de me donner cette marque de sa tendresse filiale. Elle avait vingt un ans, et moi trente-cinq. J’avais pour elle des entrailles beaucoup plus fortes que celles d’un père. Je lui ai dit que la confiance qu’elle avait en moi me recevant se trouvant déshabillée dans son lit augmentait la tendresse paternelle que je me sentais pour elle, et qu’elle me verrait devenir triste, si je la trouvais le lendemain habillée en religieuse. Vous me trouverez donc au lit, me répondit-elle, et bien volontiers, car dans la chaleur qu’il fait mon habit de laine m’étouffe. Je croyais qu’étant plus décemment toute vêtue, je pourrais vous plaire davantage ; mais il me suffit que cela vous soit égal.

La paysanne monta, et lui donna la lettre de l’abbesse que son neveu lui avait portée de Chambéri dans le moment. Après l’avoir lue, elle me la donna. Elle lui disait qu’elle lui enverrait deux converses qui la reconduiraient au couvent, [132v] et qu’ayant regagnéau sa santé, elle pouvait faire le petit voyage à pied, et épargner ainsi l’argent pour l’employeravà un meilleur usage ; mais elle lui ajoutait que l’évêque étant à la campagne, et ayant besoin de sa permission, les converses ne pourraient partir que dans huit ou dix jours. Elle lui ordonnait sous peine d’excommunication majeure40 de ne sortir, en attendant, jamais de sa chambre, et de ne parler à aucun homme, pas même au maître de la maison où elle était qui devait avoir une femme. Elle finissait par lui dire qu’elle allait faire chanter une messe pour le repos de l’âme de la défunte.

La paysanne me pria de me tourner vers la fenêtre, madame ayant besoin de faire quelque chose. Après cela, je me suis assis de nouveau près d’elle sur son lit.

— Dites-moi, madame, lui dis-je, si je peux venir vous rendre mes devoirs dans ces huit ou dix jours sans préjudicier à votre conscience, car je suis homme. Je ne me suis arrêté ici que pour vous qui m’avez inspiré le plus grand intérêt ; mais si vous avez de la répugnance à me recevoir à cause de cette singulière excommunication, parlez, et je pars demain.

— Monsieur,aw c’est une excommunication que j’ai déjà encourue ; mais j’espère que Dieu ne la confirmera pas, puisque au lieu de me rendre misérable, elle m’a rendue heureuse. Je vous dis donc sincèrement que vos visites font actuellement le bonheur de ma vie, et je m’appelle doublement heureuse si vous me les faites avec plaisir. Mais je désire savoir de vous, si vous pouvez me le dire sans indiscrétion, pour qui vous m’avez priseax la première fois que vous m’avez approchée à l’obscur, car vous ne sauriez vous figurer ni ma surprise, ni la peur que j’ai eue. Je n’avais pas d’idée de baisers pareils à ceux dont vous avez inondéay ma figure ; mais qui n’ont pas pu aggraver mon excommunication, car je n’y consentais pas ; et vous m’avez dit vous-même, que vous pensiez de les donner à une autre.

— Madame je vais vous satisfaire. Je le peux actuellement que je sais que vous savez que nous sommes humains, que la chair est faible, et qu’elle réduit les âmes les plus fortes à commettre des fautes malgré la raison. Vous allez entendre toutes les vicissitudes d’un amour de deux ans avec la plus belle, et la plus sage, par rapport à son esprit, de toutes les religieuses de ma patrie.

— Monsieur, dites-moi tout : étant tombée dans la même faute, je serais injuste, et inhumaine, si je me scandalisais de quelque circonstance, car avec cette religieuse vous n’avez certainement pas pu faire plus que Cou…. ne fit avec moi.

— Non madame. Je fus heureux. Je ne lui ai pas fait un enfant ; mais si je le lui avais fait, je l’aurais enlevée, et conduite à Rome, où le saint père, nous voyant à ses pieds, l’aurait dispensée de ses vœux ; et ma chère M. M. serait actuellement ma femme.

— Dieu ! M. M. est mon nom.

Cette circonstance, qui dans le fond n’était rien, nous étonna tous les deux. Hasard singulier, et frivole ; mais qui cependant opère avec grande force dans des esprits prévenus, et tire à des conséquences importantes. Après avoir gardé le silence quelques minutes, je lui ai conté tout ce qui m’était arrivé avec M. M. ne lui cachant rien. À la vive peinture de nos conflits amoureux, je l’ai vue souvent émue, et quand à la fin de l’histoire je l’ai entendue me demander si vraiment elle lui ressemblait au point de pouvoir me méprendre, j’ai tiré de mon portefeuille son portrait en religieuse, et je l’ai mis entre ses mains.

C’est mon portrait, me dit-elle, aux yeux près, et aux sourcils. C’est mon habit ! C’est un prodige. Quelle combinaison41 ! Je dois à cette ressemblance tout mon bonheur. Dieu soit loué que vous [133v] ne m’aimez pas comme vous avez aiméaz cette chère sœur qui a ma même physionomie, et jusqu’à mon nom. Voici les deux M. M. Imperscrutable42 providence divine ! Toutes tes voies sont adorables. Nous ne sommes que des faibles mortels ignorants, et orgueilleux.

La paysanne vint nous servir un souper encore plus ragoûtant que celui de la veille ; mais l’accouchée ne mangea qu’une soupe. Elle me promit de bien souper la nuit suivante.

Une heure que j’ai passée avec elle, après que la paysanne nous eut desservis, la rendit sûre que je n’avais pour elle que l’amitié d’un père. Elle me fit voir de son propre mouvement sa gorge qui n’était pas encore retournée dans son état naturel, et elle me la laissa toucher partout ne trouvant pas possible qu’elle pût me causer la moindre émotion ; et elle prit pour démonstrations de l’amitié la plus innocente tous les baisers que j’ai appliqués sur ses belles lèvres, et sur ses beaux yeux. Elle me dit en riant qu’elle remerciait Dieu qu’ils ne fussent pas bleus. Quand je me suis vu au moment dans lequel il ne m’était plus possible de me vaincre, je l’ai quittée, et je suis allé me coucher. Le-duc me donna un billet de la Z, dans lequel elle me disait que nous nous verrions à la fontaine parce qu’elle était invitée à aller déjeuner avec la maîtresse du marquis.

À la fontaine, elle me dit que toute la compagnie soutenait que jouant sur treize cartes je devais perdre, car c’était faux qu’il y eûtba dans chaque taille une carte qui gagnait quatre fois ; mais que le marquis avait dit que malgré cela il ne me permettrait plus cette méthode de jouer ; et que sa maîtresse s’était engagée de me faire jouer comme à l’ordinaire. Je l’ai remerciée.

De retour à l’auberge, j’ai perdu au quinze avec le marquis cinquante louis avant dîner, et après je me suis laissé engager à faire une banque. Je suis allé donc chez moi pour prendre cinq cents louis, et me voilà assis à la grande table pour défier la fortune. J’ai pris pour groupier Desarmoises,bb avertissant que je ne tiendrais que les cartes couvertes par l’argent, et que je quitterais à sept heures et demie. Je me trouve assis entre les deux plus belles, et outre les cinq cents louis que je fais sortir de ma bourse, je demande cent écus de six francs pour amuser les dames. Mais voilà un contretemps.

Ne voyant devant moi que des cartes dépaquetées, j’en demande des neuves. Le maître de la salle me dit qu’il avait envoyé un homme à Chambéri pour en acheter cent jeux, et qu’il ne pouvait pas tarder à venir.

— En attendant, me dit-il, vous pouvez tailler avecbc ces jeux-là. Ils sont comme neufs.

— Je ne les veux pas comme neufs ; mais neufs. J’ai des maximes, mon ami, que tout l’enfer ne saurait me faire abandonner. En attendant votre homme, je me tiendrai spectateur. Je suis fâché de devoir différer à servir ces belles dames.

Personne n’osa me répéter43 le moindre mot. J’ai quitté la place, et j’ai repris mon argent. Le marquis de Prié fit la banque, et joua très noblement. Je me suis toujours tenubdà côté de madame Z, qui me prit de moitié, et que44 le lendemain me donna cinq à six louis. L’homme qui devait revenir de Chambéri n’arriva qu’à minuit. J’ai cru de l’avoir échappébe belle, car dans ce pays-là il y a des gens qui ont des yeux prodigieux. Je suis allé remettre mon argent dans ma cassette, et je suis allé voir la religieuse, qui était au lit.

[134v] — Comment vous portez-vous ? madame.

— Dites donc ma fille ; car je voudrais que vous fussiez mon père pour pouvoir vous serrer entre mes bras sans la moindre crainte.

— Eh bien, ma chère fille, ne crains rien, et ouvre-moi tes bras.

— Oui embrassons-nous.

— Mes enfants sont plus jolis que hier. Laisse qu’ils me nourrissent.

— Quelle folie ! Cher papa, tu avales je crois le lait de ta pauvre fille.

— Il est doux, ma chère amie, et le peu que j’en ai avalé m’a embaumé l’âme. Tu ne peux pas être fâchée de m’avoir accordé ce plaisir, car rien n’est plus innocent.

— Non sûrement, je n’en suis pas fâchée, car tu m’as fait plaisir aussi. Au lieu de t’appeler papa, je t’appellerai mon poupon.

— Que j’aime la belle humeur dans laquelle je te trouve ce soir.

— C’est que tu m’as renduebf heureuse. Je ne crains plus rien. La paix est revenue dans mon âme. La paysanne m’a dit que dans peu de jours je me trouverai la même que j’étais avant d’avoir connu Cou….

— Pas tout à fait, mon ange, car par exemple le ventre.

— Tais-toi. On n’y connaît rien ; je suis étonnée moi-même.

— Laisse que je voie.

— Oh non. Je t’en prie. Mais tu peux y toucher. C’est-il vrai ?

— C’est vrai.

— Oh ! Mon ami ! Ne touche pas là.

— Pourquoi non ? Tu ne peux pas être différente de mon ancienne M. M. qui actuellement ne peut avoir que trente ans. Je veux te faire voir son portrait en entier : elle est toute nue.

— Tu l’as ici ? Je le verrai bien avec plaisir.

Je le tire alors de mon portefeuille, et je la vois ravie d’aise. Elle la baise. Elle me demande si tout était d’après nature, [135r] et elle trouve sa propre physionomie encore plus frappante dans le portrait de ma M. M. toute nue, que dans celui où elle était vêtue en religieuse.

— Mais, me dit-elle, c’est toi qui as ordonné au peintre de lui donner des si longs cheveux.

— Point du tout. Les religieuses chez nous n’ont autre devoir que de ne pas les laisser voir aux hommes.

— Chez nous aussi. On nous les coupe ; et après nous les laissons revenir.

— Tu as donc tes cheveux longs ?

— Comme ceux-ci ; mais ils ne te plairont pas car ils sont noirs.

— Que dis-tu donc ? Je les préfère aux blonds. Au nom de Dieu, laisse que je les voie.

— Tu me demandes un crime au nom de Dieu, car j’encours une autre excommunication ; mais je ne te peux refuser rien. Je te les ferai voir après souper, car je ne veux pas que la paysanne se scandalise.

— Tu as raison. Je te trouve la plus aimable de toutes les créatures, et je mourrai de douleur quand tu quitteras cette heureuse chaumière pour retourner à ta prison.

— Je dois y aller pour faire la pénitence de tous mes péchés.

Que j’étais content ! Je me sentais sûr d’obtenir tout après souper. À l’apparition de la paysanne, je lui ai encore donnébg dix louis. À l’étonnement de cette femme, je me suis aperçu qu’elle pouvait me croire dépourvu de bon sens. Je lui ai dit que j’étais fort riche, et que je désirais qu’elle fût convaincue que je ne croyais pas de l’être assez pour pouvoir récompenser les soins maternels qu’elle avait de cette religieuse. Elle pleura de reconnaissance. Elle nous donna un souper exquis où l’accouchée crut de pouvoir se laisser aller à l’appétit ; mais la satisfaction de mon âme m’empêcha de l’imiter : il me tardait de voir les beaux [135v] cheveux noirs de cette victime de la bonté de son âme. C’était dans ce moment-là l’appétit qui me dominait, et qui ne pouvait pas en admettre un autre.

D’abord que la paysanne nous laissa tête-à-tête, elle ôta son bonnet de religieuse, et pour lors j’ai positivement cru de voir M. M. en cheveux noirs. Elle se plut à les laisser tomber sur ses épaules comme je lui faisais voir ceux du portrait, et elle jouissait m’entendant dire ce qui était une vérité incontestable : ses cheveux, et ses yeux noirs en force du contraste la faisaient paraître plus blanche que M. M.. Ce n’était pas vrai. C’étaient deux blancheurs également éblouissantes ; mais dont l’incarnat différait,bh c’était une dissemblance qui ne pouvait être aperçue que par des yeux amoureux. L’objet animé cependant l’emporta sur le peint.

— Tu es plus blanche, lui dis-je, plus belle, et plus brillante à cause de la force de l’opposition du noir au blanc ; mais je crois ma première M. M. plus tendre.

— Cela se peut ; mais non pas plus bonne.

— Ses désirs amoureux durent être plus vifs que les tiens.

— Je le crois, car je n’ai jamais aimé.

— C’est surprenant. Mais la nature ; et l’impulsion des sens.

— C’est un penchant, mon cher ami, que nous apaisons très facilement au couvent : nous nous accusons au confesseur, car nous savons que c’est un péché, mais il le traite d’enfantillage, car il nous absout sans nous faire la moindre correction : c’est un vieux prêtre savant, sage, et austère dans ses mœurs : quand il mourra nous serons bien fâchées.

— Mais dans tes tendres ébats avec une autre religieuse ton égale, ne sens-tu pas que tu l’aimerais mieux si elle pouvait dans ce moment-là devenir un homme ?

— Tu me fais rire. Il est vrai que si mon amie devînt un homme cela ne me déplairait pas ; mais en vérité,bi sois sûr, que nous ne nous amusons pas à désirer ce miracle.

— Ce ne peut être qu’un défaut de tempérament. M. M. en cela te surpassait : elle me préférait à C. C. ; mais tu ne me préférerais pas à l’amie que tu as au couvent.

— Non certainement, car avec toi je violerais mon vœu, et je m’exposerais aux conséquences qui me font trembler actuellement toutes les fois que j’y pense.

— Tu ne m’aimes donc pas ?

— Qu’oses-tu dire ? Je t’aime tant que je suis fâchée que tu ne sois pas une femme.

— Je t’aime aussi ; mais ton désir me fait rire. Je ne voudrais pas devenir femme pour te plaire, d’autant plus qu’étant femme, je suis sûr que je ne te trouverais pas si belle. Mets-toi mieux sur ton séant, ma complaisante amie, et laisse-moi voir comme tes beaux cheveux couvrent la moitié de ton beau corps.

— Volontiers. Il faut donc que je laisse tomber ma chemise ?

— Certainement. Que tu es belle ! Laisse quebj je suce les douces reliques de ton lait.

Après m’avoir permis cette jouissance, me regardant avec l’air de la plus grande complaisance, et se laissant serrer entre mes bras, ignorant, ou faisant semblant d’ignorer la grandeur du plaisir que je devais ressentir, elle me dit que si on pouvait accorder à l’amitié des pareilles satisfactions elle était préférable à l’amour, car elle n’avait jamais de sa viebk ressenti dans son âme une joie plus pure que celle que je lui avais causée me tenant ainsi attaché à ses seins.

— Laisse, me dit-elle, que je t’en fasse autant.

— Me voilà, mon ange, mais je n’ai rien.

— N’importe. Nous rirons.

Après s’être satisfaite, nous passâmes un quart d’heure à nous entredonner des baisers. Je n’en pouvais plus.

— Dis-moi la vérité, lui dis-je ; Dans la fureur de ces baisers, dans ces transports que nous voulons bien appeler enfantins ne sens-tu pas un désir beaucoup plus grand.

— Je t’avouerai que je le sens, mais il est criminel ; et sûre comme je suis que tu le sens aussi, nous devons finir ces dangereux badinages. Notre amitié, mon cher poupon, est devenue amour. N’est-ce pas ?

— Oui : amour ; et amour invincible. Faisons-lui raison45.

— Au contraire, mon cher ami, finissons. [136v] Soyons prudents à l’avenir, et ne nous exposons plus à devenir ses victimes. Si tu m’aimes, tu dois être de mon même avis.

Me disant cela, elle ramassa ses cheveux, et après les avoir mis sous son bonnet, je l’ai aidée à relever sa chemise, dont la grosse toile me parut indigne de la douceur de sa peau : je le lui dis, et elle me répondit qu’y étant habituée, elle ne lui faisait aucune peine. Mon âme se trouvait dans la plus grande consternation, car la peine que ma contrainte me faisait me semblait infiniment plus grande que le plaisir que je me serais procuré dans la parfaite jouissance ; mais j’avais besoin d’être sûr que je ne trouverais la moindre résistance, et je n’en étais pas sûr. Une feuille de rose pliée gâtait le plaisir du fameux Smindyride qui aimait la douceur de son lit. J’ai donc aimé mieux souffrir la peine, et partir que de risquer de trouver la feuille de rose qui incommodait le voluptueux Sybarite46. Je suis parti amoureux à la perdition. À deux heures du matin, je suis rentré chez moi, et j’ai dormi jusqu’à midi.

Le-duc me donna un billet qu’il devait me donner avant que j’allasse me coucher. Il l’avait oublié. Madame Z. me disait qu’elle m’attendait à neuf heures, et qu’elle serait seule. Qu’elle donnait un souper, et qu’elle était sûre que je m’y trouverais ; et qu’elle partirait après. Elle espérait que je partirais aussi, ou que pour le moins je l’accompagnerais jusqu’à Chambéri.

Malgré que je l’aimasse encore, tous les trois articles de ce billet me firent rire. Il n’était plus temps d’aller déjeuner avec elle. Je ne pouvais pas m’engager à souper à cause de ma religieuse que dans ce moment-là je n’aurais pas quittée pour la plus grande fortune, et je ne pouvais pas non plus m’engager à l’accompagner jusqu’à Chambéri, car il pouvait m’arriver de ne pas pouvoir me détacher de M. M.

Je l’ai trouvée dans sa chambre une minute avant d’aller dîner. Elle était furieuse. Elle m’avait attendu à déjeuner. Je lui ai dit qu’il n’y avait qu’une heure que j’avais reçu son billet ; et elle descendit sans me donner le temps de [lui]bl dire que je ne pouvais lui promettre ni de souper avec elle, ni de lui faire ma cour jusqu’à Chambéri. À table elle me bouda, et après table, le marquis de Prié me dit qu’il y avait des cartes neuves, et que toute la compagnie désirait de me voir tailler. Il y avait des dames, et des hommes arrivés de Genève le matin : je suis allé prendre de l’argent, et je leur ai fait cinq cents louis de banque. À sept heures j’en avais perdu plus que la moitié ; mais tout de même j’ai quitté mettant le reste dans ma poche. Après avoir donné un triste coup d’œil à M. Z, je suis allé mettre mon or chez moi, puis je suis allé à la chaumière, où j’ai vu mon ange dans un grand lit tout neuf, et un autre joli lit à la romaine47 pour moi près du grand. J’ai ri du désaccord de ces meubles avec le taudis où nous étions. Pour tout compliment, j’ai donné à la paysanne cinquante louis lui disant que c’était pour tout le reste du temps que M. M. demeurerait en pension chez elle ; mais qu’elle ne devait plus faire la moindre dépense en meuble.

Tel je crois en général le caractère de la plupart des joueurs. Je ne lui auraisbm peut-être pas donné une telle somme si j’avais gagné mille louis. J’en avais perdu trois cents, et il me semblait d’avoir gagné les deux cents qui m’étaient restés. Je lui ai donné les cinquante m’imaginant de les payer sur une carte gagnante. J’ai toujours aimé la dépense ; mais je ne me suis reconnu prodigue que lorsque je me suis trouvé dans le courant du jeu. Je ressentais le plus grand plaisir donnant un argent qui ne me coûtait rien à quelqu’un qui en ferait le plus grand cas.

] Je nageais dans la joie voyant la reconnaissance, et l’admiration sur la noble figure de ma nouvelle M. M..

— Vous devez être, me dit-elle, prodigieusement riche.

— Désabusez-vous. Je vous aime très passionnément, et voilà tout. Ne pouvant rien donner à vous-même à cause de votre vœu, je prodigue ce que je possède à cette bonne femme pour l’engager toujours plus à vous rendre heureuse dans ce peu de jours que vous devez demeurer chez elle. Vous devez, si je ne me trompe, m’aimer par contrecoup toujours davantage.

— Je ne peux pas vous aimer davantage. Je ne suis actuellement malheureuse que quand je pense que je dois retourner au couvent.

— Vous m’avez dit hier que cette pensée vous rendait heureuse.

— Et c’est précisément depuis hier que je suis devenue une autre. J’ai passébn une très cruelle nuit. Je n’ai jamais pu dormir sans me trouver entre vos bras, me réveillant toujours en sursaut dans le moment que j’allais commettre le plus grand de tous les crimes.

— Vous n’avez pas tant combattu avant de le commettre avec un homme que vous n’aimiez pas.

— C’est vrai ; mais c’est positivement parce que je ne l’aimais pas que je n’ai pas cru de commettre un crime. Concevez-vous cela ? mon cher ami.

— C’est une métaphysique de votre âme pure, divine, et innocente que je conçois à merveille.

— Je vous remercie. Vous me comblez d’aise, et de reconnaissance. Je me réjouis quand je pense que vous n’êtes pas dans une situation d’esprit pareille à la mienne. Je suis sûre actuellement d’obtenir la victoire.

— Je ne vous la disputerai pas quoique cela m’afflige.

— Pourquoi ?

— Parce que vous vous croirez obligée à me refuser des caresses sans conséquence ; mais qui faisaient le bonheur de ma vie.

— J’y ai pensé.

— Vous pleurez ?

— Oui ; et j’aime ces larmes, qui plus est. Il faut que je vous demande deux grâces.

— Demandez, et soyez sûre de les obtenir.

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