Mémoire de Casanova partie 2

Tome sixième

Chapitre premier

La comédie. Le Russe. P–i. Rosalie au couvent

Je deviens amoureux de Véronique.

Après son départ, voyant Rosalie très occupée avec Véronique, je suis allé m’amuser à traduire l’Écossaise1 pour la faire jouer aux comédiens qui étaient à Gênes qui me parurent assez bons.

À dîner, trouvant Rosalie triste, je lui en ai demandé la raison.

— Cette Véronique, me dit-elle, est plus jolie que moi.

— Elle n’est rien en comparaison de toi ; et tu es ma seule beauté ; mais pour te rassurer jea prierai demain M. Grimaldi de dire à sa mère de venir la prendre, et de te trouver une autre fille de chambre bien laide.

— Non ; parce qu’il croirait que je suis jalouse ; et cela me désolerait.

— Reprends donc ta bonne humeur, car ainsi triste tu me peines.

— Eh bien ! Mon tendre ami ; tu me reverras gaie d’abord que je serai sûre que tu ne l’aimes pas.

— Je peux t’assurer que je n’ai pas vu ses yeux.

— Quelle idée de ce monsieur de me donner une si jolie fille ! M’a-t-il voulu jouer un tour ?

— Il a voulu, au contraire, te convaincre que tu ne peux craindre la comparaison de personne. D’ailleurs. Es-tu contente d’elle ?

— Elle travaille très bien, et elle est fort respectueuse. Elle ne me dit pas quatre mots sans m’appeler signora, et elle m’explique d’abord en français tout ce qu’elle me dit en italien. Dans un mois je le parlerai si bien que nous n’aurons pas besoin de la conduire avec nous à Florence. J’ai ordonné à Le-duc de vider le cabinet, et d’aller se coucher ailleurs ; et je lui enverrai à dîner de notre table. Je la traiterai bien ; mais souviens-toi de me rassurer.

— Cela me sera bien facile, car je [3v] ne prévois rien de commun entr’elle, et moi.

— Tu me pardonnes donc ce sentiment de crainte ?

— Tu ne l’aurais pas, si tu m’aimais moins.

— Je te remercie ; mais garde-moi le secret.

Je me suis proposé de ne jamaisb regarder cette Véronique ; car j’aimais trop ma Rosalie pour lui donner le moindre chagrin.

J’ai passéc la journée sans sortir traduisant l’Écossaise, et le lendemain je suis resté chez M. Grimaldi jusqu’à midi.

Je me suis fait conduire au comptoir de Belloni2, où j’ai changé en sequins gigliati3 toutes les monnaies d’or que j’avais ; et quand je me suis fait connaître, le chef du comptoir me fit tous les honneurs. J’avais sur Belloni douze à quatorze mille écus romains ; et vingt mille sur Lepri4.

J’ai acheté une pièce de Calencar5 pour occuper Rosalie, qui ne voulait plus aller à la comédie. J’y suis allé tout seul, et retournant à l’auberge j’ai trouvé M. Grimaldi avec elle, et avec Véronique qui leur donnait des conseils sur la robe après laquelle elles travaillaient. J’ai embrassé le sénateur6, puis j’ai remerciéd Rosalie de l’avoir reçu, lui disant avec douceur qu’elle aurait dû quitter son ouvrage.

— Demande-lui, mon cœur, s’il ne m’a pas forcéee à poursuivre. Il voulait s’en aller.

Elle se leva alors, et laissant travailler Véronique toute seule, jouant très bien le rôle de maîtresse, elle sut engager le marquis à souper avec nous, devinant ainsi mon intention. Il ne mangea presque rien, car ordinairement il ne soupait pas ; mais je l’ai vu avec plaisir enchanté de mon bijou.f Il me semblait de n’avoir rien à craindre d’un homme de soixante ans, et d’ailleurs j’étais bien aise de saisir l’occasion de donner à Rosalie l’éducation nécessaire à une femme comme il faut, qui ne peut aspirer à l’approbation, et au suffrage de la grande société qu’étant coquette.

[4r] Rosalie quoique novice, et même ignorante dans le manège me fit cependant admirer la nature : elle parlait à M. Grimaldi d’un style qui faisait distinguer au penseur qu’elle voulait nourrir son inclination par l’espérance. Elle lui dit à son départ qu’il lui ferait plaisir de moins dîner une autre fois, parce qu’elle était curieuse de le voir manger.

Je l’ai prise entre mes bras un moment après pour la manger de baisers, lui demandant où elle avait appris à converser avec les gens du grand monde.

— C’est toi, mon ami, qui parles à mon âme ; tu m’apprends avec tes yeux tout ce que je dois dire, et faire.

Après avoir fait copier par Costa ma traduction de l’Écossaise, je l’ai mise dans la poche, et je suis allé la porter à Rossi7 chef de la troupe des comédiens, qui d’abord qu’il apprit que je voulais lui en faire présent, il s’offrit à la faire représenter sans perte de temps. Je lui ai donné le nom des comédiens que j’avais choisis, et je l’ai invité à venir avec eux dîner chez moi à S.te Marte pour en ouïr la lecture, et pour recevoir les rôles que je voulais distribuer moi-même.

Rosalie fut enchantée de dîner avec les trois comédiennes, et les comédiens qui devaient être les acteurs dans la pièce, et de s’entendre à tout moment appeler madame Casanova, et encore plus de voir que cela me faisait plaisir : Véronique lui expliquait toutes les paroles qu’elle ne comprenait pas.

D’abord qu’ils furent assis en cercle,g ils me prièrent de leur dire le nom du personnage que je leur avais destiné, mais ils ne me trouvèrent pas complaisant : je leur ai dit que chacun d’eux devait écouter la pièce sansh savoir quel rôle je lui destinais ; mais qu’il le saurait d’abord après.

[4v] Ils se soumirent tous à ma loi, et dans le moment que j’allais commencer à lire le marquis Grimaldi arriva, et le banquier de Belloni qui venait me rendre la visite. Je fus bien aise qu’ils se trouvassent aussi à cette lecture qui ne dura que cinq quarts d’heure.

Après avoir reçu le suffrage des acteurs qui par leur éloge aux situations8 me convainquirent que chacun avait écouté la pièce toute entière, j’ai dit à Costa de distribuer chaque rôle au nom auquel je l’avais destiné. J’ai alors vu la première actrice mécontente comme le premier acteur, elle parce que je lui avais donné le rôle de Ladi Alton, et lui parce que je ne lui avais pas donné celui de Murrai9 ; mais ils durent avoir patience. Je les ai invités à dîner pour le surlendemain pour faire la répétition de la pièce le rôle à la main.

Le banquier de Belloni m’invita à dîner pour le jour suivant avec ma dame qui s’en dispensa très poliment : et M. de Grimaldi se laissa engager avec plaisir à lui tenir compagnie à ma place.

Au dîner de ce banquier je fus surpris de voir l’imposteur Charles Ivanoff, qui au lieu de faire semblant de ne pas me connaître, s’avança pour m’embrasser : je lui ai fait la révérence en reculant. Quelqu’un de la compagnie put attribuer cela à respect. Il était bien étoffé10 : il parla toujours affectant un air de tristesse ; mais en seigneur, et parlant politique il raisonna assez bien. Le propos étant tombé sur la cour de Russie, où régnait alors Élisabeth Petrowna11, il ne dit rien ; mais il soupira ; et se tourna faisant semblant d’essuyer ses larmes. Au dessert il me demanda, si j’avais des nouvelles de madame de Morin, me disant, comme pour me la rappeler, que c’était là que nous avions soupé ensemble. Je lui [5r] ai répondu que je savais qu’elle se portait bien. Son domestique qui le servait à table avait livrée jaune à galon rouge. Après dîner il trouva le moment de me dire qu’il avait un grand besoin de me parler.

— Et moi de ne me laisser jamais voir d’intelligence avec vous nulle part.

— Vous pouvez, ne disant qu’un seul mot, me faire avoir cent mille écus, et je vous en donnerai cinquante mille.

Je lui ai tourné le dos, et à Gênes je ne l’ai plus vu.

De retour à l’auberge, j’ai trouvé M. Grimaldi, qui donnait des leçons de langue italienne à Rosalie. Il me dit qu’elle lui avait fait faire un repas exquis, et qu’elle devait faire mon bonheur. M. Grimaldi dans sa contenance très honnête était amoureux d’elle ; mais jei poursuivais à ne rien craindre. À son départ, elle l’engagea à venir le lendemain à la répétition de l’Écossaise le rôle à la main.

Quand les comédiens arrivèrent, voyant avec eux un jeunej homme que je n’avais jamais vu, j’ai demandé à Rossi qui c’était.

— C’est le souffleur.

— Point de souffleur. Renvoyez-le.

— Nous ne pouvons pas nous passer de souffleur.

— C’est moi, qui en ferai l’office. Renvoyez-le.

Il le renvoya ; mais les femmes principalement ne voulaient pas entendre raison. Elles me dirent que quand même elles sauraient leur rôle comme leur pater, elles étaient sûres qu’elles l’oublieraient, si elles ne le voyaient pas dans le trou.

— Il n’aura pas besoin de nous souffler ; mais nous devons le voir.

— Fort bien, dis-je à celle qui jouait Lindane, j’irai dans le trou moi-même, et je verrai vos culottes.

— Elle n’en porte pas, dit le premier amoureux.

— Vous n’en savez rien, repartit-elle.

Ces propos nous tinrent fort gais, et les suppôts de Thalie12 me promirent qu’ils n’auraient pas besoin de souffleur. Je me suis trouvé très content d’eux à la lecture. Ils ne me demandèrent [5v] que trois jours de temps pour se trouver prêts à répéter par cœur, et j’en fus content.

Ils vinrent ; mais sans la comédienne qui jouait Lindane, et sans celui qui jouait Murrai. Ils étaient tous les deux malades ; mais Rossi me répondait d’eux. J’ai pris le rôle de Murrai, invitant Rosalie à lire celui de Lindane. Elle me dit à l’oreille qu’elle ne savait pas assez bien lire l’italien, et qu’elle ne voulait pas faire rire les comédiens. Elle me dit que Véronique pourrait le lire.

— À la bonne heure.

Elle demande à Véronique, si elle voulait le lire, et elle répond qu’elle n’avait pas besoin de le lire, puisqu’elle le savait par cœur.

— Tant mieux.

J’ai ri en moi-même me souvenant de Soleure. Je me voyais forcé par ce hasard de dire des douceurs à Véronique, à laquelle depuisk quinze jours qu’elle était chez nous je n’avais jamais dit un mot. Je n’avais pas encore même bien examinél sa figure : tant j’avais peur d’alarmer la tendresse de Rosalie.

Ce que je craignais est arrivé. À la scène où j’ai dû prendre la main de Véronique et lui dire Si bella Lindane debbo adorarvi [Oui belle Lindane, je dois vous adorer]13, toute la compagnie applaudit, parce que j’ai prononcém ces paroles comme on devait les prononcer. Je lorgne Rosalie, et je suis au désespoir de la voir inquiète, malgré qu’elle ne voulait pas le paraître. Mais le jeu de Véronique m’étonna : elle rougit à outrance, quand je lui ai dit, lui prenant, et serrant la main, que je l’adorais ; il n’était pas possible de mieux jouer l’amoureuse. Nous fixâmes le jour de la grande dernière répétition au théâtre, et les comédiens pour exciter la curiosité commencèrent à annoncer et afficher le jour de la première représentation huit jours auparavant dans ces termes : Nous donnerons l’Écossaise [6r] de M. de Voltaire traduite par une plume inconnue, et nous la réciterons sans souffleur.

Mais que j’ai eu de peine après cette répétition à tranquilliser Rosalie ! Elle était inconsolable, elle pleura, et croyant de me faire des reproches, elle me dit les choses les plus touchantes. Elle me dit que j’étais amoureux de Véronique, et que j’avais traduit cette pièce exprès pour lui en faire la déclaration.

Après l’avoir convaincue de son tort par des bonnes raisons, et par des témoignages de la plus constante tendresse, elle se calma à la fin, et le lendemain elle me demanda pardon, me disant qu’elle voulait que je la guérisse de sa jalousie parlant à Véronique à sa présence à toute occasion. Elle fit plus. S’étant levée la première, elle m’envoya une tasse de café par Véronique même, que j’ai vue aussi étonnée que moi.

Depuis ce jour, elle ne me donna plus aucune marque de jalousie, et elle redoubla ses politesses vis-à-vis de cette fille, qui avait foncièrement de l’esprit, et dont je voyais que j’aurais pu devenir amoureux, si j’avais eu le cœur libre.

Le jour de la première représentation elle l’accompagna dans une loge que j’avais prise, où M. Grimaldi ne l’a jamais quittée. La comédie est allée aux nues. Le théâtre de Gênes très grand était rempli, non pas de peuple ; mais de tout ce qu’il y avait de plus noble, et de plus riche dans la grande ville. Les comédiens jouant sans souffleur furent trouvés excellents, et ce qu’ils trouvèrent extraordinaire fut que le public en voulut la réplique cinq fois14. Rossi, espérant peut-être que je lui en donnerais une autre, me demanda la permission de faire présent à ma prétendue épouse d’une pelisse de loups-cerviers15 qui lui fut très chère.

[6v] Mais voici un mauvais propos qui par ma faute porta du trouble dans la belle âme de cet ange incarné, dont cependant Dieu a permis que je fisse le bonheur.

— J’ai quelque motif, me dit-elle un jour, de me soupçonner grosse. Quelle joie dans mon âme, si je parviens à te donner un joli poupon !

— S’il naît dans un tel temps il sera sûrement de moi, et il me sera cher.

— Et s’il naissait deux ou trois semaines auparavant tu n’en serais pas sûr ?

— Sûr non ; mais je l’aimerai : il sera de toi. J’en aurai soin tout de même.

— Il nen pourrait être que de toi ; et j’en suis sûre. Pour le coup, me voilà malheureuse. Ce n’est pas possible, mon cher ami,o que j’aie conçu depP–i, car il ne m’a connue qu’une seule fois, et mal, très mal, tandis que tu sais avec quelle tendresse nous avons vécu tant de fois ensemble.

— Ah ! Mon cœur ; calme tes pleurs, je t’en conjure. Tu as raison. Ce que je t’ai dit est possible ; mais ce n’est pas vraisemblable. Le fruit sera de moi : je n’en douterai jamais : tranquillise-toi.

— Comment me tranquilliser actuellement que je suis sûre que tu as cru pouvoir en douter ?

Nous n’en parlâmes plus ; mais je la voyais souvent triste, et pensive. Tendre et amoureux, je la tenais entre mes bras les heures entières, et elle se donnait à l’amour, mais ses plaisirs me semblaient souvent entremêlés de soupirs étrangers à la sécurité que doit avoir une âme amoureuse. Je me suis bien repenti de lui avoir communiqué ma sotte spéculation.

Huit à dix jours après, elle vint à moi ; et elle me remit une lettre cachetée me disant que le valet de louage la [7r] lui avait donnée cherchant le moment de n’être pas vu de moi. Elle me dit qu’elle se trouvait insultéeq. Je le fais appeler, et je lui demande de qui il avait reçu la lettre.

— Un jeune homme que je ne connais pas me donna un écu pour que je lui fasse le plaisirr de remettre la lettre à Madame sans être vu de vous, et m’en promit deux, si je lui portais la réponse demain aux banchi16. Je n’ai pas cru de commettre une faute, car madame était toujours maîtresse de vous le dire.

— C’est vrai ; mais je vous renvoie parce que madame que voilà, et qui, comme vous voyez, n’a pas décachetés la lettre, trouve que par cette action vous lui avez manqué de respect.

J’ai dit à Le-duc de le payer, et le voilà renvoyé. J’ouvre la lettre, et je vois signé P–i17. Rosalie me laisse, et va dans sa chambre travailler avec Véronique. Voici la lettre :

« Je vous ai vue, ma chère Rosalie, entrer dans une chaise à porteurs, sortant du théâtre, servie par S. E. M. le marquis Grimaldi mon parrain. Je ne vous ai pas trompée. Je pensais toujours à aller vous épouser à Marseille au printemps prochain, comme je vous l’ai promis. Je vous aime constamment, et si vous voulez devenir ma femme, je suis prêt à vous donner la main d’abord en présence de mes parents. Si vous avez commis des fautes, je ne vous les reprocherai jamais, car je me reconnais pour en être la cause. Dites-moi, si vous voulez que j’aille expliquer mes intentions à M. Grimaldi même, j’espère qu’il aura la bonté de vous répondre de ma personne. Je suis prêt aussi à vous recevoir, sans la moindre difficulté, des mains de ce monsieur avec lequel vous vivez, si vous n’êtes pas devenue sa femme. Songez, si vous êtes libre, que votre honneur devient pur d’abord que celui qui vous a séduitet vous épouse. P–i. »

[7v] Voilà, me suis-je dit, un honnête homme qui mérite Rosalie, et voilà en moi un très malhonnête homme, si je ne la lui cède, à moins que je ne l’épouse sur-le-champ. Rosalie doit décider. Je l’appelle, je lui donne à lire la lettre, elle me la rend, et elle me demande si je la conseille à accepter la proposition de P–i. Je lui réponds qu’en l’acceptant elle me ferait mourir de douleur ; mais que mon honneur exigeait que ne voulant pas la céder je l’épousasse, et que j’étais prêt. Elle vient se jeter à mon cou, elle me dit qu’elle n’aimait que moi, et que ce n’était pas vrai que mon honneur exigeât que je l’épousasse.

— Ma chère Rosalie, je t’adore ; mais je te prie de croire que tu ne peux pas savoir plus que moi ce que mon honneur exige. Si ce P–i est un homme à son aise fait pour te rendre heureuse, je dois, dussé-jeu en mourir, te conseiller à accepter sa main, ou t’offrir la mienne.

— Ni l’un, ni l’autre. Rien ne nous presse. Si tu m’aimes, je suis heureuse. Je n’aime que toi. Je ne répondrai pas à cette lettre. Enfin je ne veux plus entendre parler de P–i.

— Je ne t’en parlerai jamais, sois-en sûre ; mais tu verras le marquis Grimaldi s’en mêler.

— Il s’en mêlera ; mais sois aussi sûr qu’il ne m’en parlera qu’une seule fois.

— Et une seule à moi aussi.

Après ce concordat18 je me suis déterminé à partir après avoir reçuv des lettres pour Florence, et Rome que j’avais demandées à M. de Bragadin. Je vivais avec ma chère Rosalie dans la douce paix de l’amour ; elle n’était plus jalouse ; le seul marquis Grimaldi était le noble témoin de notre bonheur.

Ce fut cinq à six jours après la lettre que P–i lui avait écrite, que M. Grimaldi à son casin19 à S. Pierre d’Arena me dit qu’il était bien aise de me voir pour me parler d’une affaire qui devait m’intéresser. Devinant d’abord quelle affaire ce devait être, et sachant ce que je devais lui répondre, je l’ai prié de parler. Voici son discoursw :

[13r] — Un bon marchand de chez nous est venux il y a deux jours me présenter son neveu qui s’appelle P–i. Il me dit que c’était mon filleul, et j’en fus convaincu : il me demanda ma protection, et je lui ai répondu qu’en toute occasion je me ferais un devoir de lui être utile : je le devais en qualité de parrain.

Ce filleul donc, étant resté seul avec moi, me dit qu’il avait connu avant vous votre maîtresse à Marseille, qu’il lui avait promis d’aller l’épouser dans le printemps de l’année prochaine, qu’il l’avait vue ici sortir de la comédie avec moi, qu’il l’avait suivie, qu’il avait su qu’elle vivait avec vous, qu’on lui avait dit qu’elle était votre femme, qu’il ne l’avait pas cru, qu’il lui avait écrit une lettre qui était tombée entre vos mains, dans laquelle il lui disait qu’il était prêt à l’épouser, et qu’il n’avait pas reçu une réponse. Il s’était déterminé à recourir à moi pour savoir si Rosalie acceptait sa proposition, et dans ce cas il se flattait d’obtenir ma protection me faisant connaître toutes ses affaires pour que je pusse répondre de lui, et être convaincu qu’il était en état de la rendre heureuse. Je lui ai répondu que ce serait à vous-même que j’en parlerais, et que je lui ferais savoir le résultat.

Avant de vous en parler, je me suis informé des affaires de ce jeune homme, et j’ai su qu’il est déjà maître d’un capital considérable, qu’il a des mœurs, et une excellente réputation sur la place20. Outre cela, il est héritier de tout le bien de son oncle qui l’a conduit chez moi. Dites-moi quelle réponse je dois lui donner.

— Vous lui répondrez que Rosalie le remercie, et qu’elle prie de l’oublier. Vous savez que dans trois ou quatre jours nous partons. Rosalie m’aime autant que je l’aime, et elle me trouvera prêt à l’épouser quand elle voudra.

— C’est précis. Mais je crois qu’à un homme comme vous la liberté doit être beaucoup plus chère que le mariage. Me permettez-vous d’en parler moi-même à Rosalie ?

— Vous n’avez pas besoin de ma permission. Parlez-lui ; mais bien entendu, pas de ma part, car l’adorant, je ne peux pas lui [13v] donner motif d’imaginer que je puisse désirer qu’elle se sépare de moi.

— Si vous n’aimez pas que je me mêle de cette affaire, parlez clair.

— Au contraire. Je suis charmé que vous puissiez jurer que je ne suis pas le tyran de ma chère Rosalie.

— Je lui en parlerai ce soir.

Pour laisser le temps au marquis de lui en parler, je ne suis rentré qu’à l’heure de souper : il soupa avec nous, et après son départ elle me rendit compte de tout ce qu’il lui avait dit. Il lui avait parlé, comme il m’avait parlé : elle lui répondit comme je lui avais répondu avec cela de plus qu’elle l’avait prié de ne plus lui parler de P–i ; et il lui avait promis de ne plus lui en dire le mot.

Voilà qui est fini : nous nous disposions à quitter Gênes.

Trois ou quatre jours après le dernier discours que M. Grimaldi avait tenu à Rosalie sur l’affaire de P–i, lorsque nous croyions qu’il n’y pensait plus il me pria d’aller dîner avecy elle à S. Pierre d’Arena. Elle n’y avait jamais été, et il désirait qu’avant notre départ elle vît son jardin. Nous acceptâmes.

Nous voilà le lendemain à midi à son joli casin. Nous le trouvons avec deux personnes âgées homme, et femme qu’il nous présente, et il me présente aussi par mon nom annonçant la demoiselle comme une personne qui m’appartenait.

Nous allons tous nous promener au jardin, et les deux personnes prennent Rosalie au milieu, et lui disent cent choses honnêtes, lui faisant toutes sortes de caresses ; elle leur répond, elle est gaie, et elle leur parle italien : les compliments qu’on lui fait la flattentz : après une demi-heure de promenade on vient dire qu’on a servi, nous allons à la salle, je vois six couverts. J’ai alors deviné tout ; mais il n’y avait plus temps. Nous nous mettons à table, et dans le même instant voilà un jeune homme qui entre. Le marquis lui dit qu’il s’était fait attendre, et très rapidement me l’annonce pour M. P–i son filleul, et neveu de Monsieur, et de madame que je voyais là. Il le fait asseoir à sa gauche, il avait Rosalie à [14r] sa droite, et j’étais assis près d’elle. Je la vois devenue pâle comme une morte : je tremblais de colère de pied en cap. Je trouve la démarche de l’aristocrate génois âcre, c’était une surprise21, un sanglant affront fait à Rosalie, et à moi qui devais me venger au sang : et dans le tumulte qui agitait mon âme, je conçois cependant que je devais mordre le frein22. Que pouvais-je faire ? Prendre Rosalie par le bras, et m’en aller avec elle ? J’y ai pensé ; et prévoyant les suites, je n’ai pas eu le courage de m’y résoudre. Je n’ai jamais passéaa assis à une table une heure plus cruelle. Nous ne mangeâmes rien ni elle, ni moi, et le marquis qui servait tous les convives eut la prudence de faire semblant de ne pas voir que nous renvoyions l’assiette. Pendant tout le dîner il ne fit que parler à P–i, et à son oncle sur son commerce. À la fin du dîner, il lui dit qu’il pouvait aller à ses affaires, et après lui avoir baisé la main, il partit.

C’était un garçon de vingt-quatre ans à peu près, de moyenne taille, de figure ordinaire ; mais doux, et honnête, qui fort respectueux ne parlait pas avec esprit ; mais avec bon sens. Je ne le trouvais pas indigne de Rosalie, mais je frémissais pensant que je ne pouvais pas la voir devenir sa femme sans la perdre. Le marquis après son départ se plaignit à son oncle qu’il ne lui avaitab jamais présenté ce garçon auquel il aurait été très utile dans son commerce. Mais je suis sûr, lui ajouta-t-il, que je lui serai utile à l’avenir, et que je contribuerai à sa fortune. L’oncle alors, et la tante, qui devaient savoir tout, firent de cent façons son éloge, disant, par manière d’acquit, que n’ayant pas d’enfant, ils étaient enchantés de voir que celui qui devait hériter tout leur bien jouissait de la protection de S. Ex.. Il leur tardait de voir la demoiselle de Marseille qu’il allait épouser pour l’accueillir entre leurs bras comme ils feraient à leur propre fille.

[14v] Ce fut dans ce moment que Rosalie, ne pouvant plus résister, me dit qu’elle allait se trouver mal, si je ne la reconduisais d’abord à l’auberge, et j’ai pris congé du marquis prenant sur moi de toute ma force. Je l’ai vu décontenancé. Ne sachant que dire, il biaisa ; il lui dit qu’il espérait que ce ne serait rien, qu’il n’aurait pas l’honneur de la voir le soir ; mais qu’il n’y manquerait pas le jour suivant ; et il lui donna le bras jusqu’à la chaise à porteurs.

À peine arrivés à S.te Marte l’un vis-à-vis de l’autre nous commençâmes à respirer, et à parler pour dissiper le trouble de notre âme. Elle trouva avec raison que le marquisac nous avait joué un tour affreuxad : elle décida que je devais lui écrire un billet pour le prier de ne plus s’incommoder à venir chez nous. Je l’ai assurée que je trouverais le moyen de la venger ; je lui ai dit que je ne croyais pas que je ferais bien lui écrivant un billet ; mais que nous devions hâter notre départ, et le recevoir le lendemain d’une façon faite pour lui faire comprendre toute notre indignation. Air sérieux, révérences, politesse, dissimulation parfaite, et nulle réponse à tout ce qu’il pourrait dire à propos de ce qu’il avait fait. Parlant de P–i, elle me dit que s’il l’aimait il était à plaindre, qu’elle le croyait honnête homme, et qu’elle ne pouvait pas lui en vouloir pour s’être trouvé à ce dîner, car il n’avait peut-être pas su que s’y trouvant ilae lui manquait.

— J’ai cru de mourir, me dit-elle, quand nos yeux se rencontrèrent : après, il ne put plus me voir, et je ne sais pas s’il m’a regardéeaf en partant.

— Non : c’est moi qu’il a regardé, et je le plains aussi. C’est un honnête garçon.

— Le malheur est passé, et j’espère que j’aurai bon appétit à souper. As-tu entendu sa tante ? Elle était apparemment du complot : elle dit qu’elle veut me traiter comme sa propre fille. Je la crois très bonne femme.

Après avoir bien soupé, l’Amour, et Morphée nousag aidèrent à oublier l’affront que le marquis nous fit, si bien qu’à notre réveil nous nous trouvâmes en état d’en plaisanter. Il vint vers le soir, et m’abordant d’un air mortifié il me dit qu’il savait d’avoir commis, me surprenant ainsi, une faute impardonnable, et qu’il était prêt, s’il était possible de la réparer, à me donner telle satisfaction que je pourrais lui demander. Rosalie, ne me laissant pas le temps de lui répondre, lui dit que s’il sentait de nous avoir manqué, nous nous croyionsah suffisamment vengés, et par conséquent satisfaits, et en devoir de nous tenir sur nos gardes vis-à-vis de lui en toute occasion, malgré qu’il fût difficile d’en prévoir puisque nous étions sur notre départ.

Après cette fière réponse, elle lui fit la révérence, et elle entra dans sa chambre.

Se voyant seul avec moi, voici le discours qu’il me tint : M’intéressant infiniment au bonheur de votre maîtresse, et sachant par expérience qu’il est très difficile qu’elle soit longtemps heureuse dans un état différent de celui que peut procurer à une fille de son caractère un mariage avec un garçon du caractère de mon filleul P–i, je me suis déterminé à vous le faire connaître à tous les deux, car Rosalie même ne le connaissait que très légèrement. Pour parvenir à ce but je me suis servi d’un moyen déloyal, j’en conviens, mais j’espère que vous l’oublierez en grâce de ma bonne intention. Je vous souhaite un bon voyage, je désire que vous viviez longtemps heureux avec cette charmante fille, je vous prie de me donner de vos nouvelles, et de compter sur mon amitié, sur mon crédit, et sur tout ce qui peut dépendre de moi en toute occasion. Voilà qui est fini. Il ne me reste qu’une seule chose à vous confier pour que vous ayez une idée parfaite de l’excellent caractère du jeune homme, dont, à ce qu’il dit, Rosalie seule peut faire le bonheur. Il ne m’a fait la confidence que vous allez [15v] entendre, que quand il a vu que je n’ai pas voulu me charger d’une lettre qu’il avait écriteai à Rosalie, désespérant de trouver un autre moyen de la lui faire parvenir.

Après m’avoir assuré que Rosalie l’avait aimé, etaj que par conséquent elle ne pouvait avoir contre lui aucun sentiment d’aversion, il ajouta que si elle ne pouvait pas se déterminer à devenir sa femme se croyant peut-être grosse, il était content de différer à l’épouser jusqu’après ses couches pourvu qu’elle pût se déterminer à rester à Gênes dans quelqu’endroit où sa demeure serait ignorée de tout le monde, lui excepté. Il s’offre à fournir à toute la dépense pour son entretien accompagnant son projet d’une réflexion fort sage. Ses couches prématurées, me dit-il, après son mariage préjudicieraient à son honneur, et à l’attachement que ses parents devaient avoir pour ses enfants.

Cesak derniers mots à peine prononcés, Rosalie entre, et nous surprend avecal ces paroles : Si M. P–i ne vous a pas dit qu’il est possible que je sois grosse de lui c’est un très honnête garçon, mais c’est moi qui vous le dis. La chose me semble difficile ; mais elle est entre les possibles. Dites-lui que je resterai à Gênes jusqu’après mes couches si je suis grosse, ou jusqu’à ce que je sois sûre de ne pas l’être, et que pour lors je partirai pour aller rejoindre mon ami que voici là où il sera. Le temps dans lequel mes couches arriverontam me démontrera la vérité. Si je me trouve convaincue que mon enfant appartient à M. P–i, dites-lui qu’il me trouvera prête à devenir sa femme, et s’il sera convaincu lui-même qu’il ne peut pas lui appartenir, il se contentera de ne plus penser à moi. Pour ce qui regarde la dépense de mon entretien, et le lieu de ma demeure, dites-lui qu’il ne doit se donner le moindre mouvement, ni la moindre peine.

Mon étonnement me tenait comme stupide. Le marquis me demanda, si je l’autorisais à se charger de cette commission, et je lui ai répondu que je ne saurais avoir autre volonté que celle de Rosalie. [16r] Il partit fort content.

— Tu veux donc me quitter ? dis-je à Rosalie.

— Oui mon cher ami ; mais pas pour longtemps, si je peux compter sur ta constance. Mon cœur, ton honneur, et le mien m’ordonnent, si je suis grosse, de rendre sûr P–i que je ne le suis pas de lui, et toi en même temps que je ne peux l’être que de toi.

— Je n’en douterai pas, ma chère Rosalie.

— Tu en as déjà douté, et cela me suffit. Notre séparation me fera verser des larmes, mais elle est nécessaire à la paix de mon âme. J’espère que tu m’écriras, et après mes couches ce sera ton affaire de m’indiquer le moyen de te rejoindre ; et si je ne suis pas grosse notre réunion pourra se faire tout au plus tard vers la fin de cet hiver.

— Je dois consentir à tout ce qui te plaît. Je crois que ta retraite doit être un couvent, et je ne vois que le marquis qui puisse le trouver, et qui puisse avoir pour toi toutes les attentions d’un père. Faudra-t-il que je lui en parle ? Je te laisserai une somme d’argent suffisante pour tes besoins.

— La somme ne sera pas grande ; mais il est inutile que tu parles à M. Grimaldi, puisqu’il s’offrira lui-même. Son honneur l’exige.

Elle pensait juste, et j’ai admiré son esprit dans la connaissance du cœur humain,an des nobles procédés, et des lois de l’honneur.

J’ai su le lendemain que l’aventurier russe s’était évadé une heure avant l’arrivée des sbires qui l’auraientao conduit en prison à la réquisition du banquier qui avait découvert fausse une lettre de crédit qu’il lui avait présentéeap. Il s’était sauvé à pied, abandonnant tout ; ainsi le banquier a perdu fort peu.

Le lendemain le marquis vint rendre compte à Rosalie que P–i n’avait trouvé rien à redire à son projet, et qu’il espérait qu’elle se déterminerait à devenir sa femme après ses couches quand même ses calculs démontreraient que le fruit ne lui appartiendrait pas.

— Il est le maître de l’espérer, lui répondit-elle en souriant.

— Il espère aussi que vous lui permettrez quelquefois l’honneur d’aller vous voir. J’ai parlé à la supérieure du couvent XXX, qui est [16v] un peu ma parente : vous aurez deux chambres, et une femme fort honnête qui vous tiendra compagnie, vous servira, et même vous accouchera si vous en aurez besoin. J’ai fait le prix de votre pension par mois, et je vous enverrai tous les matins un homme à moi, qui s’abouchera avec votre gouvernante, et qui me portera tous vos ordres. J’irai aussi vous faire quelque visite à la grille quand vous me le permettrez.

Ce fut alors à moi à remercier le marquis. Je lui ai dit que c’était à lui que je consignais ma chère Rosalie, et que je comptais partir un jour après que Rosalie se serait rendue toute seule au couvent qu’il lui avait trouvé présentant à la supérieure une lettre qu’il aurait la complaisance de lui écrire. Il écrivit la lettre sur-le-champ, et Rosalie lui ayant déjà dit qu’elle voulait payer elle-même tout ce qui pouvait être nécessaire à son entretien, il lui donna par écrit tout l’accord qu’il avait fait. Quand il s’en alla elle lui dit qu’elle irait s’enfermer au couvent le lendemain, et qu’elle serait enchantée de le voir à la grille le surlendemain. Il le lui promit.

Nous passâmes la triste nuit que devaient passer deux âmes amoureuses qui par raison étaient à la veille de se séparer. Plaintes, consolations, alternatives qui ne finissaient jamais, et promesses que nous étions sûrs de tenir, mais qui devaient être confirmées par la Destinée qu’aucun mortel n’a jamais pu consulter.

Elle fut occupée tout le matin à faire ses paquets avec Véronique qui pleurait, et que je ne regardais pas parce que je me voulais du mal de ce qu’elle me plaisait. Rosalie ne voulut accepter de moi que deux cents sequins23, me disant que les moyens de lui envoyer de l’argent, si elle en eût besoin, ne pourraient pas me manquer. Après avoir prié Véronique d’avoir des attentions pour moi les deux ou trois jours que j’avais décidé de m’arrêter encore à Gênes, elle me fit une révérence muette, et elle partit servie par Costa jusqu’à la chaise à porteurs. Deux heures après un domestique de M. Grimaldi vint prendre toutes ses hardes, et je suis resté seul, et très triste jusqu’à l’arrivée de ce seigneur qui vint me demander à souper me conseillant de faire souper avec nous Véronique. C’est une fille de mérite, [17r] me dit-il, que vous ne connaissez pas bien, et que vous ne serez pas fâché de bien connaître. Quoiqu’un peu surpris, je suis d’abord allé la prier de me faire ce plaisir. Elle reçut l’invitation m’assurant qu’elle sentait tout l’honneur que je lui faisais.

J’aurais dû être le plus sot de tous les hommes pour ne pas voir avec évidence que le fin Génois était venu à bout de son projet me jouant comme un vrai apprenti24. Malgré que j’eusse des forts motifs pour espérer que Rosalie retournerait entre mes mains, je prévoyais cependant qu’il emploierait tant d’art pour la séduire qu’il réussirait. Je devais dissimuler, et laisser aller les choses comme elles allaient.

Ce seigneur était un homme qui avait presque soixante ans25, grand épicurien, fort joueur, riche, éloquent, grand politique, très estimé dans sa patrie, qui avait beaucoup vécu à Venise pour mieux jouir de sa liberté, et des plaisirs de la vie ; et qui trouva le secret d’y retourner après avoir été doge, malgré la loi qui condamne les patriciens qu’on a décorésaq de cette éminente dignité à ne plus sortir de leur patrie. Malgré les marques d’amitié qu’il m’a toujours donnéesar, il sut cependant soutenir sans cesse un ton de supériorité qui m’en imposa. S’il n’avait pas su qu’il l’avait il n’aurait pas osé me surprendre me faisant dîner avec P–i. Il m’a traité en dupe, et je me suis trouvé en devoir de gagner son estime prenant le parti que j’ai pris. Ce fut par sentiment de reconnaissance qu’il voulut m’aplanir le chemin à faire la conquête de Véronique après m’en avoir fait devenir amoureux.

À table, où je n’ai presque jamais parlé, il la mit en train deas raisonner, et elle brilla. J’ai clairement vu qu’elle était enchantée de me convaincre qu’elle avait plus d’esprit que Rosalie. C’était le vrai moyen de me déplaire. Grimaldi, qui était fâché de me voir triste me fit entrer par force dans un propos, qui fit dire à Véronique que j’avais raison de me taire après la déclaration d’amour que je lui avais faiteat, et qu’elle avait mal reçue. Fort étonné, je lui ai dit que je ne me souvenais pasau de l’avoir aimée, et encore moins de le lui avoir dit. Mais j’ai dû rire quand elle me dit qu’elle s’appelait ce [17v] jour-là Lindane.

— Cela, lui dis-je, ne peut m’arriver que jouant la comédie. L’homme qui se déclare amoureux par des paroles est un sot ; il ne doit se déclarer que par des attentions.

— Mais malgré cela madame en fut alarmée.

— Point du tout. Elle vous aimait.

— Je le sais ; mais malgré cela je l’ai vue jalouse.

— Si elle le fut, elle eut bien tort.

Notre dialogue divertit beaucoup le sénateur qui me dit s’en allant qu’il irait le lendemain faire sa première visite à Rosalie, et qu’il m’en donnerait des nouvelles à souper. Je lui ai dit que je l’attendrais.

Véronique, après m’avoir conduit dans ma chambre, me pria de me faire servir par mes domestiques, car, madame n’y étant plus on pourrait porter des jugements sinistres. Je lui ai dit qu’elle avait raison, et j’ai sonné Le-duc.

Le lendemain j’ai reçu une lettre de Genève. C’était le syndic mon ami qui me disait qu’il avait présenté de ma part à M. de Voltaire ma traduction de l’Écossaise, etav la lettre fort honnête dans laquelle je lui demandais excuse d’avoir osé faire devenir italienne sa belle prose française. Il me disait clair et net qu’il avait trouvé ma traduction mauvaise.

Cette nouvelle, et l’impolitesse qu’il m’usa26 ne répondant pas à ma lettre me piqua27, et me déplut tellement que je suis devenu ennemi de ce grand homme. Je l’ai critiqué dans la suite dans tous les ouvrages que j’ai donnésaw au public croyant de me venger lui faisant du tort28. C’est à moi que mes critiques feront du tort, si mes ouvragesax iront à la postérité. On me mettra dans le nombre des Zoïles29 qui osèrent attaquer le grand génie.

Les seuls torts qu’il eut furent reconnus dans ses invectives contre la religion. S’il eût été bon philosophe, il n’aurait jamais rien dit là-dessus, car supposant même que tout ce qu’il dit fût vrai, il devait savoir que le peuple avait besoin de vivre dans l’ignorance en grâce de la paix générale de la nation. Vetabo qui Cesaris sacrum vulgarit arcanœ sub iisdem sit trabibus [J’interdirai à qui aura dévoilé les mystères de César de vivre sous le même toit que moi] .

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