Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre quatrième

Je deviens amoureux de la Dubois.

Mon départ de Soleure.

Mais d’abord que les domestiques s’en allèrent, et que nous restâmes seuls assis l’un vis-à-vis de l’autre, cette jeune veuve, qui commençait à m’aimer parce que je la rendais heureuse,a se mit en devoir de me faire parler.

— Votre tristesse, me dit-elle, ne vous est pas caractéristique ; et elle me fait peur. Vous pourriez vous soulager me confiant vos affaires. Je n’en suis curieuse que parce que vous m’intéressez : je pourrais peut-être vous être utile. Soyez sûr de ma discrétion. Pour vous encourager à me parler librement, et à avoir en moi quelque confiance, je peux vous dire tout ce que je sais de vous sans m’en être informée, et sans que j’aie faitb la moindre démarche pour apprendre par une curiosité indiscrète ce qu’il ne m’appartient pas de savoir.

— Fort bien ma bonne : votre explication me plaît : je vois que vous avez de l’amitié pour moi ; et je vous en sais gré. Commencez donc par me dire sans me rien cacher tout ce que vous savez des affaires qui m’affectent dans ce moment.

— Bien volontiers. Vous êtes amant aimé de madame=. Madame F…. qui était ici, et que vous traitiez fort mal, vous a fait une tracasserie, qui manqua, à ce qu’il me semble, de vous brouiller avec madame=, et après elle est partie comme il n’est pas permis de partir d’une maison honnête. Cela met votre esprit en désarroi. Vous craignez des suites ; vous êtes dans la malheureuse nécessité de devoir prendre un parti ; votre cœur combat avec votre esprit, la passion est aux prises avec le sentiment. Que [60v] sais-je ? Je conjecture. Ce que je sais est que hier vous aviez l’air d’un heureux, et qu’aujourd’hui vous me paraissez à plaindre ; et j’y suis sensible parce que vous m’avez inspiré la plus grande amitié. Je me suis surpassée aujourd’hui pour amuser M.=, je me suis évertuée pour le faire rire, et pour qu’il vous laisse en liberté dec parler avec sa femme, qui me semble bien digne de posséder votre cœur.

— Tout ce que vous venez de me dire est vrai ; votre amitié m’est chère, et je fais grand cas de votre esprit. Madame F…. est un monstre qui m’a rendu malheureux pour se venger ded mon mépris ; et je ne peux pas me venger. L’honneur me défend de vous en dire davantage ; et d’ailleurs il est impossible que ni vous, ni personne puisse me donner un avis capable de me délivrer de la douleur qui m’accable. J’en mourrai peut-être, ma bonne amie ; mais en attendant je vous prie de me conserver votre amitié, et de me parler toujours avec la même sincérité. Je vous écouterai toujours avec toute l’attention. C’est en ceci que vous me serez utile ; et je vous en tiendrai compte.

J’ai passée une cruelle nuit, ce qui fut toujours très extraordinaire dans mon tempérament. La seule juste colère mère du désir de la vengeance, eut toujours la force de m’empêcher de dormir, et souvent aussi la nouvelle d’un grand bonheur que je n’espérais pas. La grande satisfaction me prive de la douceur du sommeil, et de l’appétit aussi. Pour le reste, dans les plus grandes détresses de l’esprit j’ai toujours bien mangé, et mieux dormi, et moyennant cela je me suis toujours tiré des mauvais pas auxquels sans cela j’aurais succombé. J’ai sonné Leduc de très bonne heure : la petite fille vint me dire que Leduc était malade, et que la Dubois allait me porter mon chocolat.

Elle vint, et elle me dit que j’avais l’air cadavéreux, et que j’avais bien fait à suspendre mes bains. À peine pris mon chocolat, je le vomis pour la première fois de ma vie. C’était ma bonne qui l’avait fait ; sans cela j’aurais cru que la F…. m’aurait fait empoisonner. Une minute après j’ai vomi tout ce que j’avais mangé à souper, et avec de grands efforts des glaires amères, vertes, et visqueuses qui me convainquirent que le poison que j’avais vomi m’avait été administré par la noire colère, qui, quand elle est forte, tue l’homme qui lui nie la vengeance qu’elle lui demande. Elle me demandait la vie de la F…. ; et sans le chocolat qui la força à décamper, elle m’aurait tué. Abattu par les efforts, j’ai vu ma bonne pleurer.

— Pourquoi pleurez-vous ?

— Je ne sais pas ce que vous pouvez penser.

— Soyez tranquille ma chère. Je pense que mon état vous intéresse à me continuer votre amitié. Laissez-moi ; car actuellement j’espère de dormir.

Effectivement je me suis réveillé rendu à la vie. Je me réjouis voyant que j’avais passéf sept heures dans un seul sommeg. Je sonne ; ma bonne entre, et me dit que le chirurgien du village voisin voulait me parler. Elle était entrée fort triste ; je la vois tout d’un coup devenue gaie, je lui en demande la raison, et elle me dit qu’elle me voyait ressuscité. Je lui dis que nous dînerions après que j’aurais entendu ce que le chirurgien avait à me dire. Il entre ; et après avoir regardé partout, il me dit à l’oreille que mon valet de chambre avait la vérole. J’ai fait un grand éclat de rire, car je m’attendais à quelqu’horreur.

— Mon cher ami, ayez soin de lui sans nulle épargne ; et je vous [61v] récompenserai largement ; mais une autre fois donnez à vos confidences un air moins lugubre. Quel âge avez-vous ?

— Quatre-vingts ans tout à l’heure.

— Dieu vous conserve.

Comme je craignais d’être dans le même état, je plaignais mon pauvre Espagnol,, qui à la fin avait la maudite peste pour la première fois tandis que j’étais peut-être à ma vingtième1. Ilh est vrai que j’avais quatorze ans plus que lui.

Ma bonne rentrant pour m’habiller me demanda ce que le vieux bonhomme m’avait dit pour m’avoir fait tant rire.

— Je le veux bien ; mais dites-moi auparavant si vous savez ce que signifie le mot vérole.

— Je le sais. Un coureur de miladi en est mort.

— Fort bien ; mais faites semblant de l’ignorer. Leduc l’a.

— Pauvre garçon ! Et cela vous a fait rire ?

— Ce fut le grand mystère que le chirurgien m’en a fait.

Après m’avoir donné un coup de peigne, elle me dit qu’elle avait aussi une grande confidence à me faire, dont à la suite je devais lui pardonner, ou la renvoyer sur l’heure.

— Voilà encore de l’alarme ! Que diable avez-vous fait ? Parlez vite.

— Je vous ai volé.

— Quoi ? Quand ? Comment ? Pouvez-vous me rendre le vol ? Je ne vous croyais pas voleuse. Je ne pardonne jamais aux voleurs, ni aux menteurs.

— Comme vous allez vite ! Je suis pourtant sûre que vous me pardonnerez, car il n’y a qu’une demi-heure que je vous ai volé, et je vais vous rendre le larcin sur-le-champ.

— S’il n’y a qu’une demi-heure, vous méritez, ma chère une indulgence plénière2 : restituez-moi donc ce que vous possédez indûment.

— Voilà ce que c’est.

— La lettre de la F…. ? L’avez-vous lue ?

— Sûrement. C’est le vol.

— Vous m’avez donc volé mon secret : et le vol est grave, car vous ne pouvez pas me le rendre. [62r] Ah ! Ma chère Dubois ! Vous avez commis un grand crime.

— Je le sens. C’est un vol qu’on ne peut pas rendre ; mais je suis en état de vous assurer qu’il restera dans moi comme parfaitement oublié. Il faut vite vite me pardonner.

— Vite vite ! Vous êtes une singulière créature. Vite vite, je vous pardonne, et je vous embrasse ; mais gardez-vous à l’avenir non seulement de lire ; mais de toucher mes papiers. J’ai des secrets dont je ne suis pas le maître3. Oubliez donc les horreurs que vous avez lues.

— Écoutez-moi bien. Permettez que je ne les oublie pas ; et vous y gagnerez peut-être. Parlons de cette affreuse affaire. Elle m’a fait dresser les cheveux. Ce monstre vous a porté un coup mortel à l’âme, et un autre à votre individu : et l’infâme s’est rendue maîtresse de déshonorer madame=. Je trouve, mon cher maître, que ce dernier est son plus grand crime ; car malgré l’affront votre amour doit se conserver, et la maladie que la carogne vous a donnée s’en ira ; mais l’honneur de madame=, si l’infâme fait ce qu’elle menace, est perdu pour toujours. Ne m’ordonnez donc pas d’oublier l’affaire,i mais parlons-en au contraire pour chercher un remède. Je suis digne, croyez-le, de votre confiance, et je suis sûre de me gagner en peu de temps votre estime.

Il me semblait de rêver entendant une jeune femme de cet état me parler plus sensément que Minerve à Télémaque4. Il ne lui fallait pas davantage que ce discours pour gagner non seulement l’estime à laquelle elle aspirait ; mais mon respect aussi.

— Oui, lui dis-je, ma chère amie, pensons à tirer madame=du danger où elle est, et je vous remercie de trouver que cela n’est pas impossible. Pensons-y, et parlons-en soir et matin. Poursuivez à l’aimer, et pardonnez-lui son premier égarement, ayez soin de son honneur, et ayez pitié de mon état ; soyez ma véritable amie, et quittez l’odieux titre de maître pour le remplacer par celui d’ami ; je le serai jusqu’à la mort, je vous en fais le serment. Vos paroles [62v] judicieuses vous ont gagné mon cœur ; venez entre mes bras.

— Non non : cela n’est pas nécessaire ; nous sommes jeunes, et nous pourrions trop facilement égarer le sentiment. Je ne veux pour être heureuse que votre amitié ; mais je ne la veux pas gratis : je veux la mériter par desj preuves convaincantes que je vous donnerai de la mienne. Je vais faire servir, et j’espère que vous vous porterez très bien après dîner.

Tant de sagesse m’étonna. Elle pouvait être artificieuse, car enfin pour la jouer la Dubois n’avait besoin que d’en connaître les lois ; mais ce n’était pas ce qui me mettait en peine. Je me prévoyais amoureux d’elle, et en danger de devenir la dupe de sa morale que son amour-propre ne lui permettrait jamais de quitter quand même elle deviendrait amoureuse de moi dans toute la force du terme. J’ai donc décidé de laisser mon amour naissant sans nourriture. Le laissant toujours dans l’enfance il devait mourir d’ennui. L’ennui tue les enfants. C’est ainsi que je me flattais5. J’oubliais qu’il est impossible de n’avoir qu’une simple amitié pour une femme qu’on trouve jolie, avec laquelle on converse, et qu’on peut soupçonner amoureuse. L’amitié dans son apogée devient amour, et se soulageant par le même doux mécanisme dont l’amour a besoin pour se rendre heureux, elle jouit de se trouver devenue plus forte après la tendre action. C’est ce qui arrivait au tendre Anacréon avec Smerdias, Cléobule et Batylle6k. Un platonicien qui prétend qu’on puisse n’être que simple ami d’une jeune femme qui plaît, et avec laquelle on vit, est visionnaire. Ma gouvernante était trop aimable, et trop sage : il était impossible que je n’en devinsse amoureux.

Nous ne commençâmes à causer qu’après avoir bien dîné, car il n’y a rien de plus imprudent, et de plus dangereux que de parler en présence des domestiques toujours malins, ou ignorants, qui entendent mal, qui ajoutent ou diminuent, et qui croient d’avoir le privilège de pouvoir impunément révéler les secrets de leurs maîtres, car ils les savent sans qu’on les en ait faits dépositaires.

[63r] Ma bonne débuta par me demander si j’avais des preuves suffisantes de la fidélité de Leduc.

— Il est, ma chère amie, quelquefois fripon, grand libertin, hardi, même audacieux, plein d’esprit, et ignorant, menteur effronté, que personne, excepté moi, n’a le pouvoir de faire démordre. Ce mauvais sujet cependant a la grande qualité d’exécuter aveuglément tout ce que je lui ordonne bravant tout risque auquel il peut s’exposer m’obéissant : il défie non seulement les coups de bâton ; mais la potence aussi, s’il ne la voit que de loin. Quand je voyage, et qu’il s’agit de savoir si je risque passant au gué une rivière restant dans ma voiture, il se déshabille sans que je le lui dise, et il va en sonder le fond à la nage.

— En voilà assez. Vous n’avez besoin que de ce garçon. Je vous annonce, mon cher ami, puisque je dois vous nommer ainsi, que madame=n’a plus rien à craindre. Faites ce que je vous dirai, et si madame F… ne sera pas sage elle sera la seule prostituée. Mais sans Leduc nous ne pouvons rien faire. Il est cependant nécessaire avant tout que nous sachions toute l’histoire de sa vérole, puisque plusieurs circonstances pourraient porter obstacle à mon projet. Allez donc d’abord vous informer de lui-même, et sachez surtout s’il a conté son malheur aux domestiques. Après avoir tout su, imposez-lui le plus rigoureux silence sur l’intérêt que vous prenez à sa maladie.

Sans mettre mon esprit à l’alambic pour deviner son plan, je monte dans l’instant chez Leduc. Je le trouve seul, et au lit, je m’assieds près de lui d’un air serein, et je lui promets de le faire guérir pourvu que sans altérer en rien la vérité il me dise tout jusqu’aux plus petites circonstances de tout ce qui regardait la maladie qu’il avait attrapée. Il me dit que le jour qu’il était allé à Soleure pour prendre mes lettres, il était descendu de cheval à moitié chemin pour aller boire du lait dans une laiterie où il avait trouvél une paysanne complaisante qui dans un seul quart d’heure [63v] l’avait accommodé comme il me fit d’abord voir. Ce qui le tenait au lit était une grande enflure dans un testicule.

— As-tu avoué cela à quelqu’un ?

— À personne ; car on se moquerait de moi. Le chirurgien seul est informé de ma maladie ; mais il ne sait pas de qui je l’ai attrapée. Il m’a dit qu’il fera d’abord évanouir l’enflure, et que je pourrai demain vous servir à table.

— C’est bon. Poursuis à être discret.

D’abord que j’ai référé tout ceci à ma Minerve, voici les questions qu’elle me fit.

— Dites-moi si en toute rigueur la F…. pourrait jurer qu’elle a passém avec vous les deux heures sur le canapé.

— Non, car elle ne m’a ni vu, ni parlé.

— Fort bien. Répondez donc d’abord à son infâme lettre qu’elle en a menti, puisque vous n’êtes jamais sorti de votre chambre, et que vous allez faire dans votre maison toutes les perquisitions pour découvrir qui est le malheureux qu’elle a empesté7 sans le connaître. Écrivez, et envoyez-lui la lettre, dans ce même instant, et dans une heure et demie vous lui enverrez la seconde telle que je vais d’abord l’écrire, et que vous copierez.

— Ma charmante amie, je pénètre votre ingénieux projet ; mais j’ai donnén ma parole d’honneur à madame=de ne faire aucune démarche dans cette affaire sans la lui avoir communiquée d’avance.

— C’est le cas de violer la parole d’honneur. C’est l’amour qui vous empêche d’aller si loin que moi ; mais tout dépend de la vitesse, et de l’intervalle entre la première, et la seconde. Faites cela, mon cher ami, et vous saurez le reste à la lecture de la lettre que je vais écrire. Écrivez la première d’abord.

Ce qui me faisait agir était un vrai prestige8 que je chérissais. Voici la copie de ma lettre9 étant parfaitement persuadé que le projet de ma bonne était unique : « L’impudence de votre lettre est aussi surprenante que les trois nuits que vous avez passées pour vous convaincre que votre noir soupçon était fondé. Sachez, monstre sorti de l’enfer, que je ne suis pas sorti de ma chambre, et que vous avez donc passéo les deux heures, Dieu sait avec qui ; [64r] mais je le saurai peut-être, et je vous en rendrai compte.

« Remerciez le ciel, que je n’ai décachetép votre infâme lettre qu’après le départ de M., et Madame=. Je l’ai reçue en leur présence, mais méprisant la main qui l’avait écrite, je l’ai mise dans ma poche, et on n’en a pas été curieux. Si on l’avait lue il est certain que je vous aurais couru après pour vous faire expirer sous mes coups femme indigne du jour. Je me porte bien, mais je ne me soucie pas de vous en convaincre pour vous démontrer que ce n’est pas moi qui ai joui de votre carcasse. »

Après l’avoir montrée à la Dubois qui l’approuva je l’ai envoyée à la malheureuse qui m’avait rendu malheureux. Une heure et demie après je lui envoyai celle-ciq que je n’ai fait que copier sans y ajouter un seul mot. « Un quart d’heure après que je vous ai écrit, le chirurgien vint me dire que mon valet de chambre avait besoin de son ministère à cause d’une extravasation10 qu’il avait contractée récemment, et des symptômes qui indiquaient qu’il avait absorbé le grand venin vérolique. Je lui ai ordonné d’avoir soin de lui, et après je suis allé tout seul voir le malade, qui non sans quelque difficulté me confessa que c’était de vous qu’il avait reçu ce beau présent. Il m’a dit que vous ayant vue entrer toute seule, et à l’obscur dans l’appartement de madame=après m’avoir mis au lit, il lui vint curiosité de voir ce que vous alliez y faire, car si vous aviez voulu aller chez la même dame, qui à l’heure qu’il était devait être déjà couchée, vous n’y seriez pas allée par la porte qui donnait sur le jardin. Après avoir attendu une heure pour voir si vous sortiez, il lui vint envie d’entrer aussi quand il s’aperçut [64v] que vous aviez laissé la porte ouverte. Il me jura qu’il n’y était pas entré avec intention de se procurer la jouissance de vos charmes, ce que j’ai cru sans difficulté ; mais pour voir si ce n’était pas quelqu’un autre11 qui avait cette bonne fortune. Il m’a assuré qu’il a manqué de crier au secours, quand vous vous êtes emparée de lui lui mettant une main sur la bouche, mais qu’il changea de dessein se sentant entraîné sur le canapé, et inondé de baisers. Il me dit que se trouvant certain que vous le preniez pour un autre, il vous avait servier d’une façon12 deux heures de suite qu’il aurait mérités une récompense bien différente de celle que vous lui avez donnée, et dont il vit le lendemain les tristes indices. Il vous quitta, toujours sans parler, à la première lueur du jour, craignant d’être reconnu. Il est d’ailleurs facile que vous l’ayez pris pour moi, et je vous fais compliment de ce que vous eûtes en imagination un plaisir que certainement, telle que vous êtes, vous n’auriez jamais obtenu en réalité. Je vous avertis que ce pauvre garçon est déterminé à vous faire une visite ; et que je ne peux pas l’en empêcher : soyez donc douce avec lui, car il pourrait publier l’affaire, et vous en sentez les conséquences. Vous saurez de lui-même ses prétentions, et je vous conseille de les lui accorder. »

Je la lui ai envoyée, et une heure après j’ai reçu la réponse à la première, qui n’ayant été que de dix à douze lignes, n’était pas longue. Elle me disait que mon invention était ingénieuse, mais qu’elle ne me servait à rien, puisqu’elle était sûre de son fait. Elle me défiait à aller chez elle dans quelques jours pour la convaincre que je possédais une santé différente de celle dont elle jouissait.

[65r] Ma bonne à notre souper me fit des contes faits pour m’égayer, mais j’étais trop triste pour m’y prêter. Il s’agissait de la troisième démarche qui devait couronner l’ouvrage, et mettre l’effrontée F…. aux abois ; et puisque j’avais écritt les deux lettres comme elle avait voulu, j’ai vu que je devais faire ce qu’elle voulait jusqu’à la fin. Ce fut elle qui me concerta sur l’instruction que je devais donner à Leduc le lendemain l’appelant dans ma chambre. Elleu voulut avoir la satisfaction de se tenir derrière les rideaux de l’alcôve pour entendre elle-même ce que je lui ordonnerais de faire.

L’ayant donc fait venir je lui ai demandé s’il était en état de monter à cheval pour faire une commission à Soleure qui m’intéressait au suprême degré.

— Oui monsieur ; mais le chirurgien veut absolument que je commence demain àv prendre des bains.

— Soit. Tu partiras d’abord pour aller à Soleure chez madame F…., et tu ne te feras pas annoncer de ma part, car elle ne doit pas savoir que c’est moi qui t’envoie chez elle. Tu lui feras dire que tu as besoin de lui parler. Si elle ne te reçoit pas attends-la dans la rue ; mais je crois qu’elle te recevra, et même sans témoins. Tu lui diras qu’elle t’a donné la vérole sans que tu la lui demandes, et que tu prétends qu’elle te donne l’argent dont tu as besoin pour regagner ta santé. Tu lui diras qu’elle t’a fait travailler deux heures à l’obscur sans te connaître, et que sans le mauvais présent qu’elle t’a fait tu ne te serais jamais découvert ; mais que te trouvant dans l’état que tu lui feras voir, elle ne devait [65v] pas condamner ta démarche. Si elle résiste, menace-la de la faire appeler en justice. Voilà tout. Tu reviendras sans perdre le moindre temps me dire ce qu’elle t’aura répondu.

— Mais si elle me fait jeter par la fenêtre, je ne pourrai pas revenir si vite.

— N’aie pas cette crainte ; je t’en réponds.

— Voilà une commission singulière.

— Tu es le seul au monde capable de t’en acquitter.

— Jew suis tout prêt ; mais j’ai quelques questions essentielles à vous faire. Cette dame a-t-elle vraiment la vérole ?

— Oui.

— Je la plains. Mais comment lui soutiendrai-je qu’elle me l’a donnée, tandis que je ne lui ai jamais parlé ?

— Ce n’est pas en parlant, nigaud, qu’on la donne. Tu as passé deux heures avec elle à l’obscur, et sans parler ; elle apprendra que ce fut à toi qu’elle l’a donnée, croyant de la donner à un autre.

— À présent je commence à voir clair. Mais si nous étions à l’obscur, comment puis-je savoir que j’ai eu affaire à elle ?

— Tu l’as vue entrer ; mais sois certain qu’elle ne te fera aucune question.

— J’y vais d’abord. Je suis plus curieux que vous de ce qu’elle me répondra. Mais voilà aussi qui est essentiel. Il se peut qu’elle marchande dans l’argent qu’elle doit me donner pour guérir : et dans ce cas je vous prie de me dire si je peux me contenter de cent écus.

— C’est trop en Suisse ; cinquante suffisent.

— C’est bien peu ayant travaillé deux heures.

— Je t’en donnerai encore cinquante.

— À la bonne heure ; je pars, et je crois de savoir tout. Je n’en dirai rien ; mais je gagerais que c’est à vous qu’elle a fait ce présent, que vous en êtes honteux, et que vous voulez vous désavouer.

— Cela peut être. Sois discret, et va-t-en.

[66r] — Savez-vous, mon ami, que ce drôle est unique ?, me dit la bonne sortant de l’alcôve. J’ai manqué d’éclater quand il vous a dit qu’il ne pourra pas revenir si vite si elle le fait jeter par la fenêtre. Je suis sûre qu’il va s’acquitter de la commission merveilleusement bien, et que quand il arrivera à Soleure, elle aura déjà envoyéx ici la réponse à la seconde lettre. J’en suis très curieuse.

— C’est vous qui êtes l’auteur de cette farce, ma chère amie : elle est sublime, filée en maîtresse13. On ne croirait pas qu’elle est d’une jeune femme novice en intrigues.

— C’est pourtant ma première, et j’espère qu’elle réussira.

— Pourvu qu’elle ne me défie à lui faire voir que je me porte bien.

— Mais jusqu’à présent vous vous portez bien je crois.

— Très bien.

— Il serait plaisant, si ce n’était pas vrai qu’elle eût actuellement au moins les fleurs blanches14.

— Je ne douterais pas alors de ma santé ; mais qu’arriverait-il à Leduc ? Il me tarde de voir le dénouement de la pièce pour la paix de mon âme.

— Vous l’écrirez, et vous l’enverrez à madame=.

— Ce n’est pas douteux. Vous sentez que je dois m’en dire auteur ; mais je ne vous frustrerai pas de la récompense que votre ouvrage mérite.

— La récompense que je désire est que vous n’ayez plus pour moi aucune réserve.

— C’est singulier. Comment peuvent mes affaires vous intéresser si fort ? Je ne peux pas vous croire curieuse par caractère.

— Ce serait un vilain défaut. Vous ne me rendrez curieuse que quand je vous verrai triste. Vos procédés honnêtes vis-à-vis de moi sont la cause de mon attachement.

— J’en suis pénétré ma chère. Je vous promets de vous confier à l’avenir tout ce qui en toute occasion pourra vous tirer d’inquiétude.

— Ah ! Que je serai contente !

[66v] Une heure après le départ de Leduc un homme à pied arriva, et me donna une lettre de la F…., et un paquet me disant qu’il avait ordre d’attendre la réponse. Je lui ai dit d’attendre dehors. Ma bonne étant là, je l’ai priée de lire la lettre allant me mettre à la fenêtre. Mon cœur palpitait. Elle m’appela après l’avoir lue, et elle me dit que tout allait bien. Voici la lettre.

« Soit que tout ce que vous me dites soit vrai, soit que ce soit une fable tissue par votre tête profonde, malheureusement pour vous, trop connue de toute l’Europe, j’adopte pour vrai ce dont je ne peux pas nier la vraisemblance. Je suis au désespoir d’avoir fait du mal à un innocent, et j’en paye volontiers la peine. Je vous prie de lui remettre les vingt-cinq louis que je vous envoie ; mais serez-vous assez généreux pour employer toute l’autorité de maître pour lui imposer le plus rigoureux silence ? Je l’espère, car telle que vous me connaissez, vous devez craindre ma vengeance. Songez que si l’histoire de cette bouffonnerie deviendra publique, il me sera facile de la mettre sous un point de vue qui vous fera de la peine, et qui fera ouvrir les yeux à l’honnête homme que vous trompez ; car je n’en démordrai jamais. Comme je désire que nous ne nous trouvions plus l’un vis-à-vis de l’autre, je prends un prétexte pour m’en aller demain à Lucerne chez mes parents. Écrivez-moi si vous avez reçu cette lettre. »

— Je suis fâché, dis-je à ma bonne, d’avoir fait partir Leduc, car elle est violente, et quelque malheur peut arriver.

— Il n’arrivera rien. Renvoyez-lui d’abord son argent. Elle le lui donnera en personne, et votre vengeance sera complète. Elle ne pourra plus douter du fait. Vous saurez tout à son retour dans deux ou trois heures. Tout est allé à merveille, et [67r] l’honneur de la charmante, et digne femme que vous aimez est en pleine sûreté. Il ne vous reste que le déplaisir d’être actuellement très sûr que vous avez dans le sang la maladie de cette malheureuse ; mais je la crois peu de chose, et facile à guérir ; car des fleurs blanches invétérées ne peuvent pas s’appeler vérole, et il est même rare, à ce que j’ai entendu dire à Londres, qu’on les communique. Nous devons aussi être bien aises qu’elle parte demain pour Lucerne. Riez, mon cher ami, je vous en prie, car notre pièce ne laisse pas d’être comique.

— Ah ! Elle est tragique. Je connais le cœur humain ; madame ne peut plus m’aimer.

— Il est vrai que quelque changement….., mais ce n’est pas le temps d’y penser. Vite vite répondez-lui en peu de mots, et renvoyez-lui les vingt-cinq louis.

Voici ma petite réponse. « Votre indigne soupçon, votre affreux projet de vengeance, et l’impudente lettre que vous m’avez écrite sont les causes de votre présent repentir. Les messagers se sont croisés, et ce n’est pas ma faute. Je vous renvoie les vingt-cinq louis.yJe n’ai pas pu empêcher Leduc d’aller vous faire une visite ; mais vous l’apaiserez facilement. Je vous souhaite un bon voyage, et je vous promets d’éviter toutes les occasions de vous voir. Apprenez, femme méchante, que le monde n’est pas tout peuplé par des monstres qui tendent des filets à l’honneur de ceux qui le chérissent. Si à Lucerne vous voyez le nonce apostolique, parlez-lui de moi, et vous apprendrez quelle réputation a ma tête en Europe. Je peux vous assurer que mon valet de chambre n’a dit à personne l’histoire de sa présente maladie, et qu’il ne la dira pas, si vous l’aurez bien reçu. Adieu madame. »

[67v] Après avoir fait lire ma lettre à la Dubois qui la trouva à son gré, je l’ai envoyée avec le même argent. La pièce n’est pas encore finie, me dit-elle ; nous avons encore trois scènes : le retour de l’Espagnol, l’apparition de votre supplice, et l’étonnement de madame=lorsqu’elle saura toute cette histoire.

Mais voilà deux, trois, et quatre heures, et enfin toute la journée passée sans que Leduc ait paru, et me voilà dans des véritables alarmes, malgré que la Dubois toujours ferme persistât à dire qu’il ne pouvait tant tarder que pour n’avoir pas trouvéz la F…. chez elle. Il y a des caractères au monde qui ne peuvent pas prévoir le malheur. Tel j’étais moi aussi jusqu’à l’âge de trente ans qu’on m’a mis sous les plombs. Actuellement que je commence à radoter tout ce que je prévois est noir. Je le vois aux noces où l’on m’invite ; et à Prague au couronnement de Léopold II j’ai dit nolo coronari [Je ne veux pas être couronné]15. Maudite vieillesse digne d’habiter l’enfer, où d’autres l’ont déjà placée : tristisque senectus [et la triste vieillesse]16.

À neuf heures et demie ma bonne vit au clair de la lune Leduc qui venait au pas. Je n’avais pas de lumière, elle se plaça dans l’alcôve. Il entra me disant qu’il mourait de faim.

— Je l’ai attendue, me dit-il, jusqu’à six heures et demie, et elle me dit, me voyant au pied de l’escalier qu’elle n’avait rien à me dire. Je lui ai répondu que c’était moi qui devais lui dire quelque chose, et elle s’arrêta pour lire une lettre que j’ai reconnue de votre écriture, et elle mit dans sa poche un paquet. Je l’ai suivie dans sa chambre, où ne se trouvant personne, je lui ai dit qu’elle m’avait donnéaa la vérole, et que je la priais de me payer le médecin. J’étais prêt à la convaincre, [68r] mais détournant la tête elle me demanda s’il y avait longtemps que je l’attendais ; et quand je lui ai répondu que j’étais dans sa cour depuis onze heures, elle sortit, et après avoir su du domestique qu’elle avait apparemment envoyé ici, l’heure à laquelle il était retourné, elle rentra, et à porte fermée, elle me donna ce paquet me disant que j’y trouverais vingt-cinq louis bons pour me faire guérir si j’étais malade, et ajoutant que si ma vie m’était chère je devais m’abstenir de parler à qui que ce soit de cette affaire. Je suis parti, et me voilà. Le paquet m’appartient-il ?

— Oui. Va te coucher.

La bonne sortit alors triomphante, et nous nous embrassâmes. J’ai vu le lendemain le premier symptôme de ma triste maladie ; mais trois ou quatre jours après j’ai vu que c’était très peu de chose. Huit jours après, n’ayant pris que l’eau de nitre17, je m’en suis trouvé libre à différence de Leduc quiab était dans un très mauvais état.

J’ai passéac toute la matinée du lendemain à écrire à madame=en grand détail tout ce que j’avais fait, malgré la parole que je lui avais donnée. Je lui ai envoyéad la copie de toutes les lettres, et tout ce qui devait lui démontrer que la F…. était partie pour Lucerne convaincue qu’elle ne s’était vengée qu’en imagination. J’ai finiae ma lettre de douze pages lui avouant que je venais de me trouver malade ; mais l’assurant qu’en deux ou trois semaines je me trouverais parfaitement guéri. J’ai donnéaf très secrètement ma lettre à la concierge, et le surlendemain j’ai reçuag huit ou dix lignes de sa main où elle me disait que je la verrais dans la semaine avec son mari, et M. de Chavigni.

[68v] Malheureux ! Je devais renoncer à toute idée d’amour ; mais la Dubois mon unique compagnie, qui, Leduc étant malade, passait avec moi toutes les heures du jour, commençait à me devenir quelque chose de trop sérieux. Plus je m’abstenais d’entreprendre plus j’en devenais amoureux, et je me flattais en vain qu’à force de la voir sans aucune conséquence elle me deviendrait à la fin indifférente. Je lui avais fait présent d’une bague lui disant que je lui en donnerais cent louis quand il lui viendrait envie de la vendre, et elle m’assura qu’elle ne penserait à la vendre que lorsqu’elle se trouverait dans le besoin après que je l’aurais renvoyée. L’idée de la renvoyer me paraissait vide18. Elle était naïve, sincère, plaisante, douée d’un esprit naturel qui la faisait raisonner avec la plus grande justesse. Elle n’avait jamais aimé, et elle n’avait épousé un homme âgé que pour faire plaisir à miladi Montaigu.

Elle n’écrivait qu’à sa mère, et je lisais ses lettres pour lui faire plaisir. L’ayant priée un jour de me faire voir les réponses, j’ai dû rire quand elle m’a dit qu’elle ne lui répondait pas parce qu’elle ne savait pas écrire.

— Je la croyais morte, me dit-elle, quand je suis arrivée d’Angleterre, et je me suis réjouie quand arrivant à Lausanne je l’ai trouvée en parfaite santé.

— Qui vous a accompagnée ?

— Personne.

— C’est inconcevable. Toute jeune, faite comme vous êtes, bien nippée, en compagnie casuelle19 de tant de personnes de différent caractère, des jeunes gens, des libertins, car il y en a partout, comment avez-vous pu vous défendre ? — Me défendre ? Je n’en ai jamais eu besoin. Le grand secret [69r] est de ne regarder jamais personne, de faire semblant de ne pas entendre, de ne pas répondre, et de loger seule dans une chambre, ou avec l’hôtesse dans les auberges honnêtes où on se trouve.

Elle n’avait eu aucune aventure dans toute sa vie, elle ne s’était jamais écartée de son devoir. Elle n’avait jamais eu le malheur, disait-elle, de devenir amoureuse. Elle m’amusait du matin au soir sans bégueulerie, et souvent nous nous tutoyions. Elle me parlait avec passion des charmes de madame=, et elle m’écoutait avec le plus grand intérêt quand je lui contais mes différentes fortunes que j’avais euesah en amour ; et quand je venais à des certaines descriptions, et qu’elle voyait que je lui dérobais des circonstances trop touchantes, elle m’encourageait à lui dire tout sans ménagement avec des grâces si puissantes que je me voyais obligé à la contenter. Lorsqu’enfin la trop fidèle peinture l’excédait elle donnait dans des éclats de rire, elle se levait, et après m’avoir mis sa main sur la bouche pour m’empêcher d’aller en avant, elle se sauvait dans sa chambre, où elle s’enfermait pour m’empêcher, me disait-elle, d’aller lui demander ce que dans ces moments-là elle ne désirait que trop de m’accorder ; mais elle ne me fit ces explications qu’à Berne. Cette grande amitié était arrivée à la période plus dangereuse précisément quand la F…. me gâta.

La veille du jour que M. de Chavigni inattendu est venu dîner chez moi [avec]20 la=et son mari, la bonne me demanda après souper si en Hollande j’avais été amoureux. Je lui ai alors conté ce qui m’était arrivé avec Esther ; mais lorsque [69v] je suis arrivé à l’endroit de l’examen des nymphes pour trouver le petit signe qui n’était connu que d’elle, ma charmante bonne courut à moi pour me fermer la bouche se pâmant de rire, et tombant entre mes bras. Pour lors je n’ai pu me tenir de chercher sur son cela quelque signe aussi, et dans la fougue de son rire elle ne put me faire qu’une très petite résistance. Ne pouvant pas aller à la grande conclusion à cause de mon état j’ai imploré sa complaisance pour m’aider à une crise qui m’était devenue nécessaire, lui rendant en même temps le même doux service. Cela ne dura qu’à peine une minute, et nos yeux curieux, amoureux, et paisibles furent de la partie. Après le fait elle me dit en riant ; mais de l’air le plus sage : mon cher ami, nous nous aimons, et si nous n’y prenons pas garde nous ne nous bornerons pas longtemps à des simples badinages.

Disant cela, elle se leva, elle soupira, et après m’avoir souhaitéai une bonne nuit elle est allée se coucher avec la petite fille. Ce fut la première fois que nous nous laissâmes emporter par la force de nos sens. Je suis allé me coucher me reconnaissant amoureux et prévoyant tout ce qui devait m’arriver avec cette jeune femme, qui avait déjà pris sur mon âme un très fort empire.

Nous fûmes agréablement surpris le lendemain matin voyant M. de Chavigni avec M., et Mad.=. Nous nous promenâmes jusqu’à l’heure de dîner, nous mettant ensuite à table avec ma chère Dubois, dont mes deux convives me paraissaient épris. À la promenade de l’après-dîner ils ne la [70r] quittèrent jamais ; et à mon tour j’ai eu tout le temps qu’il me fallait pour répéter de bouche à madame=toute l’histoire que je lui avais écrite, ne lui disant pas cependant que c’était la Dubois qui en avait le mérite, car elle aurait été mortifiéeaj de savoir que sa faiblesse lui était connue.

Madame=me dit que son plaisir avait été extrême à la lecture de tout le fait par la seule raison que la F…. ne pouvait plus croire d’avoir passéak les deux heures avec moi.

— Mais comment, me dit-elle, avez-vous pu passer deux heures avec cette femme-là sans vous apercevoir, malgré qu’à l’obscur, que ce n’était pas moi ? Je suis humiliée de ce que la différence qui passe entre elle et moi n’a fait aucun effet sur vous. Elle est plus petite que moi : beaucoup plus maigre, elle a dix ans plus que moi, et ce qui m’étonne c’est qu’elle a l’haleine forte. Vous n’étiez pourtant privé que de la vue, et tout vous a échappé. C’est incroyable.

— J’étais ivre d’amour, ma chère amie, et après ce n’était que vous que j’avais devant les yeux de mon âme.

— Je comprends la force de l’imagination, mais l’imagination devait perdre toute sa force au défaut d’une chose que vous étiez sûr d’avance que vous auriez trouvée en moi.

— Vous avez raison ; c’est votre beau sein, et quand je pense aujourd’hui que je n’ai eu entre mes mains que deux flasques vessies, il me vient envie de me tuer.

— Vous vous en êtes aperçu, et cela ne vous a pas dégoûté ?

— Sûr d’être entre vos bras, comment pouvais-je trouver en vous quelque chose de dégoûtant ? La rudesse même de la peau, ni le cabinet trop commode n’eurent la force de me faire douter, ni de diminuer mon ardeur.

[70v] — Qu’entends-je ! Femme exécrable ! Vilain, et puant cloaque ! Je ne peux en revenir. Et vous avez pu me pardonner tout cela ?

— Croyant d’être avec vous, tout devait me paraître divin.

— Point du tout. Me trouvant ainsi, vous deviez me jeter sur le parquet, même me battre.

— Ah ! Mon cœur ! Que vous êtes injuste actuellement !

— Cela peut être, mon cher ami : je suis si irritée contre ce monstre que je ne sais pas ce que je dis. Mais actuellement qu’elle sait qu’elle s’est donnée à un domestique ; et après la cruelle visite qu’elle a dû souffrir, elle doit mourir de honte, et de rage. Ce qui m’étonne est qu’elle l’ait cru, car il a quatre pouces moins que vous : et encore peut-elle croire qu’un valet fasse cela comme vous devez l’avoir fait ? Je suis sûre que dans ce moment elle en est amoureuse. Vingt-cinq louis ! C’est clair. Il se serait contenté de dix. Quel bonheur que ce garçon se soit trouvé malade si à propos ! Mais vous avez dû lui dire tout ?

— Comment tout ? J’ai laissé qu’il s’imagine qu’elle m’avait donné rendez-vous dans cette antichambre, et que j’avais réellement passéal deux heures avec elle. Raisonnant sur ce que je lui ai ordonné de faire, il a vu que m’étant trouvé d’abord malade, dégoûté, et en état de me désavouer, j’avais pris un parti fait pour la punir, pouram me venger, et pour faire qu’elle ne puisse jamais se vanter dean m’avoir eu.

— C’est une charmante comédie. L’effronterie de ce garçon est quelque chose de surprenant, et plus encore la hardiesse, car la F…. pouvait avoir menti sur sa maladie, et pour lors vous sentez à quel risque il s’est exposé.

— J’y ai pensé, et j’eus peur, car je me portais bien.

— Mais actuellement vous êtes dans les remèdes, et j’en suis la cause. J’en suis au désespoir.

— Ma maladie, mon ange, est très peu de chose. C’est un flux égal à l’écoulement qu’on appelle fleurs blanches. Je ne [71r] bois que de l’eau de nitre ; je me porterai bien en huit ou dix jours, et j’espère….

— Ah ! mon cher ami !

— Quoi !

— N’y pensons plus, je vous en conjure.

— C’est un dégoût qui peut être fort naturel quand l’amour n’est pas fort. Je suis malheureux.

— Non, je vous aime, et vous seriez injuste si vous cessiez de m’aimer. Soyons tendres amis, et ne pensons plus à nous en donner des marques qui pourraient nous devenir fatales.

— Maudite et infâme F….

— Elle est partie, et dans quinze jours nous partirons aussi pour Bâle, où nous resterons jusqu’à la fin de Novembre.

— Le coup est lancé21 ; et je vois que je dois me soumettre à vos lois, ou pour mieux dire à ma destinée, car tout ce qui m’est arrivé depuis que je suis en Suisse est fatal. Ce qui me console est que je suis réussi22 à sauver votre honneur.

— Vous avez gagné l’estime de mon mari, nous serons toujours vrais amis.

— Si vous devez partir, je vois que je ferai bien de partir avant vous. Cela convaincra toujours plus l’affreuse F…., que notre amitié n’était pas criminelle.

— Vous pensez comme un ange, et me rendez toujours plus convaincue de votre tendresse. Où irez-vous ?

— En Italie ; mais avant d’y aller je m’arrêterai à Berne, puis à Genève.

— Vous ne viendrez donc pas à Bâle, et cela me fait plaisir, car on parlerait. Mais, s’il est possible, dans le peu de jours que vous passerez ici prenez un air gai, car la tristesse ne vous sied pas.

Nous rejoignîmes l’ambassadeur, et M.=qui n’avaient pas le loisir de penser à nous dans les propos que la Dubois leur tenait. Je lui ai reproché l’avarice de son esprit vis-à-vis de moi, et M. de Chavigni nous dit qu’il nous croyait amoureux, et pour lors elle l’entreprit, et j’ai poursuivi à me promener avec madame=.

— Cette femme, me dit-elle, est un chef-d’œuvre. Dites-moi une vérité, et je vous donnerai avant votre départ une marque de reconnaissance qui vous plaira.

— Que voulez-vous savoir ?

— Vous l’aimez, et elle vous aime.

— Je le crois ; mais jusqu’à présent….

— Je ne veux pas en savoir davantage, car si cela n’est pas encore fait, cela se fera, et c’est égal. Si vous m’aviez dit que vous ne vous aimez pas, je ne l’aurais pas cru, car il n’est pas possible qu’un homme de votre âge convive23 avec une telle femme sans l’aimer. Fort jolie, beaucoup d’esprit, gaieté, talent de bien parler, elle a tout pour enchanter, et je suis sûre que difficilement vous vous séparerez d’elle. Lebel lui a rendu un mauvais service, car elle jouissait d’une très bonne réputation ; mais actuellement elle ne trouvera plus condition chez des femmes comme il faut.

— Je la conduirai avec moi à Berne.

— Vous ferez bien.

Je leur ai dit dans le moment qu’ils partaient que j’irai prendre congé d’eux à Soleure m’étant déterminé à partir pour Berne en peu de jours. Réduit à ne devoir plus penser à madame=, je me suis mis au lit sans souper, et ma bonne crut de devoir respecter ma tristesse.

Deux ou trois jours après, j’ai reçu un billet de madame=, dans lequel elle me disait d’aller le lendemain chez elle à dix heures lui demander à dîner. J’ai exécuté son ordre à la lettre. M.=me dit que je lui ferais un véritable plaisir, mais qu’il devait aller à la campagne d’où il n’était sûr de revenir qu’à une heure. Il ajouta que j’étais le maître de rester en compagnie de sa femme jusqu’à son retour, et comme elle brodait au tambour avec une fille, j’ai accepté sous condition qu’elle ne quitterait pas à cause de moi son travail.

Mais vers midi la fille s’en alla ; et étant restés seuls, nous allâmes jouir de la fraîcheur sur une plate-forme attenante à la maison, où il y avait un cabinet, d’où, nous tenant assis au fond, nous distinguions toutes les voitures qui entraient dans la rue.

— [72r] Pourquoi, lui dis-je d’abord, ne m’avez-vous pas procuré ce bonheur lorsque ma santé était parfaite ?

— Parce qu’alors mon mari croyait que vous ne vous étiez fait sommelier qu’à cause de moi, et que vous ne pouviez pas me déplaire ; mais votre conduite l’a mis dans la plus parfaite sécurité, et plus que cela votre gouvernante, dont il vous croit amoureux, et qu’il aime aussi au point que je pense qu’au moins pour quelques jours il troquerait volontiers. Vous prêteriez-vous à ce troc ?

N’ayant devant moi qu’une heure, qui devait être la dernière, dans laquelle je pourrais lui témoigner ma constante tendresse, je me suis jeté à ses pieds, et elle ne mit aucun obstacle à mes désirs, qui à mon grand regret durent se borner, n’allant jamais au-delà des confins prescrits aux égards que je devais avoir à sa belle santé. Dans ce qu’elle me laissa faire le plus grand plaisir qu’elle dut avoir fut certainement celui de me convaincre du tort que j’avais eu de me trouver heureux avec la F….

Nous courûmes à l’autre bout de la loge au plein air, quand nous vîmes entrer dans la rue la voiture de M.=. Ce fut là que ce brave homme nous surprit me demandant excuse s’il avait tant tardé.

À table il me parla de la Dubois presque toujours, et il ne me parut pas content quand je lui ai dit que je comptais de la conduire entre les bras de sa mère à Lausanne. J’ai pris congé d’eux à cinq heures pour aller chez M. de Chavigni, auquel j’ai conté toute la cruelle histoire qui m’était arrivée. J’aurais cru de commettre un crime ne communiquant pas à l’aimable vieillard toute entière cette charmante comédie dont il avait tant contribué à la naissance.

[72v] Admirateur de l’esprit de la Dubois, car je ne lui ai rien caché, il m’assura que vieux comme il était il se croirait heureux s’il pouvait avoir une telle femme avec lui. Il fut très content de ma confidence quand je lui ai avoué que j’étais amoureux d’elle. Il me dit que sans aller aux portes des maisons je pouvais prendre congé de tout ce qu’il y avait de bon à Soleure à l’assemblée sans même rester à souper, si je ne voulais pas rentrer chez moi trop tard ; et c’est ce que j’ai fait. J’ai vu la belle=prévoyant que vraisemblablement ce serait pour la dernière fois, mais je me suis trompé. Je l’ai vue dix ans après ; et à sa place le lecteur saura où, comment, et à quelle situation24. J’ai accompagné l’ambassadeur dans sa chambre, lui rendant les grâces qu’il méritait, et lui demandant une lettre pour Berne, où je comptais passer une quinzaine de jours ; et en même temps je l’ai prié de m’envoyer son maître d’hôtel pour solder nos comptes. Il me promit de m’envoyer par lui une lettre pour M. de Muralt avoyé de Thune25.

De retour chez moi, triste de me voir à la veille de mon départ d’une ville où je n’avais eu que des faibles victoires en comparaison des pertes réelles que j’y avais faites, j’ai remercié avec douceur ma bonne de la complaisance qu’elle avait eue de m’attendre, et je lui ai souhaitéao une bonne nuit l’avertissant que dans trois jours nous partirions pour Berne, et la priant de faire mes malles.

Le lendemain matin, après avoir déjeuné avec moi :

— Vous me conduisez donc avec vous ? me dit-elle.

— Oui, si cependant vous vous intéressez à moi assez pour y venir volontiers.

— Très volontiers ; d’autant plus que je vous vois [73r] triste, et d’une certaine façon malade tandis que vous étiez sain, et fort gai quand je suis entrée à votre service. Dans le devoir de vous quitter il me semble que je ne pourrais m’en consoler que vous voyant heureux.

Dans ce moment le vieux chirurgien vint me dire que le pauvre Leduc était si mal qu’il ne pouvait pas sortir de son lit.

— Je le ferai guérir à Berne. Dites-lui que nous partirons après-demain pour y dîner.

— Malgré que le voyage ne soit que de sept lieues, il n’est pas en état de le faire car il est perclus de tous ses membres.

Je vais le voir, et je le trouve, comme le chirurgien me l’avait dit, incapable de se mouvoir. Il n’avait de libres que la bouche pour parler, et les yeux pour voir.

— Je me porte d’ailleurs très bien, me dit-il.

— Je le crois ; mais après-demain je veux dîner à Berne, et tu ne peux pas bouger.

— Faites-moi porter, et vous me ferez guérir là.

— Tu as raison. Je te ferai porter dans une litière sur deux brancards.

J’ai chargé un domestique d’avoir soin de lui, et d’arranger tout pour le conduire lui-même à Berne à l’auberge du Faucon louant les deux chevaux qui devaient porter la litière.

À midi j’ai vu Lebel qui me remit la lettre que l’ambassadeur m’envoyait pour M. de Muralt. Il me présenta ses comptes déjà quittancés, et je l’ai remboursé avec le plus grand plaisir l’ayant trouvé très honnête en tout. Je l’ai fait dîner avec moi, et La Dubois, et j’en fus bien aise, car il nous a beaucoup divertisap. Elle l’occupa toute seule depuis le commencement du dîner jusqu’à la fin ; il me dit que ce n’était que dans ce jour-là qu’il pouvait dire d’avoir fait connaissance avec elle, car à Lausanne il ne lui avait parlé que trois ou quatre fois, et par manière d’acquit. Se levant de table il me pria de lui permettre de lui écrire, et ce fut elle qui le prit au mot, et le somma de lui tenir parole.

Lebel était un homme aimable, qui n’avait pas encore cinquante ans, et qui avait une physionomie fort honnête. Au moment de partir, il l’embrassa à la française26 sans m’en demander la permission, et elle s’y prêta de très bonne grâce.

Elle me dit après son départ que la connaissance de cet homme ne pouvant que lui être utile, elle était enchantée d’avoir avec lui un commerce épistolaire.

Nous passâmes le lendemain à mettre tout en ordre pour notre petit voyage. J’ai vu Leduc partir en litière pour aller passer la nuit à quatre lieues de Soleure. Le jour suivant à quatre heures du matin après avoir bien traité la famille du concierge, le cuisinier, et le laquais qui est resté, je suis parti dans ma voiture avec ma toute Bonne, et à onze heures je suis arrivé à Berne, allant me loger au Faucon où Leduc était arrivé deux heures avant moi. Après avoir fait mon accord avec l’hôte car je connaissais très bien le génie des aubergistes de la Suisse, j’ai chargé le domestique que j’avais gardé, et qui était de Berne, d’avoir grand soin de Leduc, et de le mettre entre les mains duaq plus renommé médecin du pays en fait de vérole. Après avoir dîné avec ma bonne dans sa chambre, car j’avais la mienne à part, je suis allé remettre ma lettre au portier de M. de Muralt, puis je suis allé me promener au hasard.

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