Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre VII

J’allais la voir tous les matins, et m’intéressant réellement à son état, elle ne pouvait prendre l’empressement que j’avais à la tirer d’embarras que pour ce qu’il était. Ne me voyant plus amoureux, elle ne pouvait l’attribuer qu’au sentiment. Je la voyais contente de mon changement ; mais son contentement pouvait n’être qu’apparent. Je savais que, même ne m’aimant pas, elle devait être piquée de m’avoir vu prendre si facilement mon parti. Un matin, me faisant compliment sur le dessus que j’avais su prendre sur ma passion, elle ajouta en riant que ma passion, et mes désirs ne devaient pas être bien forts, si j’avais pu parvenir en moins de huit jours à les dompter. Je lui ai répondu d’un ton très pacifique quea je devais ma guérison à mon amour-propre.

— Je me connais, lui dis-je, pour digne d’être aimé, et ayant vu que vous ne m’avez pas reconnu pour tel je me suis indigné. Connaissez-vous l’effet de l’indignation ?

— Très bien. Elle est suivie du mépris de l’objet qui l’a fait naître.

— C’est trop fort. La mienne fut suivieb d’un retour sur moi-même ; et d’un projet de vengeance.

— De quelle espèce ?

— De vous obliger à m’estimer, vous convainquant en même temps que je peux me passer de vos trésors. Je me suis déjà habitué à les voir sans désirer de m’en emparer.

— Et j’imagine que vous trouvez la vengeance dans mon estime ;c mais vous vous trompez, car il y a huit jours que je ne vous estimais pas moins qu’aujourd’hui. Je ne vous ai pas un seul instant cru capable de m’abandonner pour me punir de m’être refuséed à vos transports, et je m’applaudis de vous avoir deviné.

Elle me parla alors de l’opiat1 que je lui faisais prendre, et dont elle voulait que j’augmentasse la dose, puisqu’elle n’en [120v] voyait pas l’effet ; mais je la laissais dire : je savais qu’au-dessus du demi-gros2 le remède aurait pu la tuer ; et je n’ai pas non plus consenti à la troisième saignée. Sa fille de chambre,e qu’elle venait de mettre dans le secret, l’avait fait saigner par un chirurgien, qui était son amoureux. Ayant alors dit à Miss qu’elle devait être généreuse avec ces gens-là, et m’ayant répondu qu’elle n’avait pas d’argent je lui en ai offert. Elle me dit qu’elle acceptait cinquante louis, dont elle me tiendrait compte, et qu’elle avait besoin de cette somme pour son frère Richard. Ne les ayant pas sur moi, je les lui ai envoyés le même jour avec un billet dans lequel je la priais de ne recourir qu’à moi dans ses besoins. Mais son frère me crut fait pour lui rendre un service beaucoup plus important.

Il vint chez moi le lendemain pour me remercier, et pour implorer mon secours dans une affaire de conséquence. Il me fit voir une Ch………3 d’une très mauvaise espèce qu’il avait gagnée allant tout seul dans un mauvais lieu. Il me pria de parler à sa mère pour qu’elle le fît guérir, se plaignant de M. Farsetti qui après lui avoir refusé quatre louis n’avait pas voulu s’en mêler. J’ai fait ce qu’il a voulu, mais quand sa mère sut de quoi il s’agissait, elle me dit qu’il valait mieux lui laisser celle qu’il avait, qui était sa troisième, car elle était sûre qu’après en être guéri, il irait en attraper une autre. Je l’ai fait guérir à mes dépens ; mais sa mère avait raison. À l’âge de quatorze ans son libertinage était effréné.

Miss XCV étant entrée dans son sixième mois était au désespoir : elle ne voulait plus sortir de son lit, et elle me désolait. Ne me croyant plus amoureux d’elle, elle me faisait voir, et toucher ses hanches, et son ventre pour me convaincre qu’elle ne pouvait plus s’exposer à la vue de personne. Je jouais avec elle le rôle de sage-femme me montrant très indifférent à ses [121r] charmes, et ne lui donnant la moindre marque d’émotion ; mais je n’en pouvais plus. Elle parlait de s’empoisonner d’un ton qui me faisait trembler. Je me voyais dans le plus cruel de tous les embarras, quand la fortune me mit à mon aise par un fait très comique.

Dînant tête-à-tête avec madame d’Urfé, je lui ai demandé si elle connaissait un moyen sûr d’avorter. Elle me répondit que l’Aroph de Paracelse4 était immanquable, et point du tout difficile, et me voyant curieux, elle alla chercher un manuscrit qu’elle mit entre mes mains. Il s’agissait de faire un onguent dont les ingrédients étaient du safran en poudre, de la Myrrhe, et plusieurs autres, et le véhicule5 du miel. La femme, qui aspirait à vider sa matrice, devait mettre une portion de cet opiat au bout d’un suffisant cylindre, l’introduire dans le vagin agitant cette partie de chair ronde qui est dans l’endroit le plus élevé de son cela. Le cylindre devait en même temps agiter le canal touchant la porte fermée de la petite maison où se trouvait le petit ennemi qu’on voulait faire sortir. Ce manège répliqué6 trois ou quatre fois par jour six à sept jours de suite affaiblissait tellement la petite porte, qu’à la fin elle s’ouvrait, et le fœtus tombait dehors.

Riant beaucoup de cette recette, dont l’absurdité sautait aux yeux du bon sens, j’ai rendu à Madame son précieux manuscrit, et j’ai passé deux heures à lire Paracelse toujours étonnant, puis Boherave qui parle de cet Aroph en homme sage.

Seul le lendemain chez moi, pensant à Miss XCV, je me suis déterminé à lui communiquer ce moyen d’avorter espérant qu’elle pourrait peut-être avoir besoin de moi dans l’introduction du cylindre.

Sur les dix heures la trouvant au lit comme toujours, et triste de ce que l’opiat que je lui faisais prendre ne faisait aucun effet, je lui ai parlé de l’Aroph de Paracelse, comme d’un [121v] topique7 immanquable fait pour affaiblir l’anneau de la matrice. Ce fut dans le moment que l’idée me vint de lui dire que l’Aroph devait être amalgamé avec du sperme, qui n’aurait perdu, pas un seul instant, sa chaleur naturelle. Il faut, lui dis-je, qu’à peine sorti il touche à l’anneau. Répliquant l’opération trois ou quatre fois par jour cinq à six jours de suite la petite porte doit s’ouvrir, et le fœtus doit en sortir poussé par sa propre pesanteur.

Après lui avoir fait bien comprendre la chose, et lui avoir fait concevoir l’apparence de vérité que l’emploi de ce remède avait, le considérant physiquement, je lui ai dit que son amant étant absent, elle aurait besoin d’avoir un ami qui demeurerait avec elle, et que personne ne pourrait soupçonner, qui lui administrerait trois ou quatre fois par jour le galant remède. Elle ne put s’empêcher de rire en y pensant. Elle me demanda sérieusement si c’était une plaisanterie, et enfin je ne l’ai plus vue douter quand je lui ai offert de lui porter le manuscrit, où toute la théorie de ce que je venais de lui dire se trouvait.

Elle ne me pressa pas de le lui porter quand je lui ai dit que le manuscrit était latin ; mais je l’ai vuef persuadée quand je lui ai parlé des prodiges de l’Aroph, et de ce qu’en disait Boherave.

— L’Aroph, lui dis-je, est un grand spécifique8 pour provoquer les règles mensuelles.

—gEt les règles mensuelles, me répondit-elle, ne peuvent paraître tant qu’une femme est grosse, l’Aroph donc est un remède infaillible pour faire avorter. Sauriez-vous le faire ?

— C’est fort facile. Ce sont cinq ingrédients qu’on met en poudre, et qu’on empâte dans du miel, ouh dans du beurre. C’est un onguent qui quand il touche à l’anneau doit le trouver dans la fureur amoureuse.

— Il faut aussi, ce me semble, que celui qui l’administre aime.

— Sûrement ; à moins que ce ne soit un être qui pour [122r] ressembler à un âne n’a pas besoin d’aimer.

Elle resta pensive un bon quart d’heure. Ayant beaucoup d’esprit, la candeur de son âme lui empêchait de supposer la fraude. Étonné à mon tour de lui avoir débité cette fable avec tous les caractères de la vérité sans l’avoir préméditée, je me taisais.

Rompant enfin le silence, elle me dit d’un air triste qu’elle ne pouvait pas penser à employer ce moyen, qui d’ailleurs lui semblait admirable, et naturel. Elle me demanda si la composition de l’Aroph demandait beaucoup de temps, et je lui ai répondu qu’on n’avait besoin que de deux heures si on pouvait avoir du safran d’Angleterre9 que Paracelse préférait à l’oriental.

Sa mère accompagnée du ch.r Farsetti vint interrompre notre entretien. Elle me pria de rester à dîner, et j’y ai consenti quand Miss me dit qu’elle viendrait dîner à table aussi. Elle y vint avec une taille de nymphe. Je ne pouvais pas croire qu’elle fût grosse, malgré qu’elle eût voulu m’en convaincre. M. Farsetti prit place près d’elle, et sa mère se mit près de moi. Miss qui pensait à l’Aroph s’avisa au dessert de demander à son voisin, qui se donnait pour grand chimiste, s’il le connaissait.

— Je crois même, lui répondit-il, de le connaître mieux que personne.

— À quoi est-il bon ?

— Vous me faites une question trop ample.

— Que veut dire ce mot Aroph ?

— C’est un mot arabe. Il faudrait demander cela à Paracelse.

— Il n’est ni arabe, lui dis-je, ni d’aucune langue. C’est un mot qui en masque deux. Aro aroma ; ph philosophorum.

— Est-ce Paracelse, repartit Farsetti d’un ton aigre, qui vous a donné cette érudition10 ?

— Non monsieur ; mais Boherave.

— Permettez-moi de rire, car Boherave ne dit cela nulle part ; mais j’aime les esprits courageux qui citent.

— Riez tant qu’il vous plaira ; mais voilà la pierre de touche11. Je ne cite jamais à faux.

Disant cela, je jette sur la table ma bourse remplie de louis. Farsetti dit d’un ton méprisant qu’il ne pariait jamais. Miss rit, et lui dit que c’était le vrai moyen de ne jamais perdre. Je remets ma bourse dans ma poche, et feignant un besoin je sors, et j’envoie mon laquais chez madame d’Urfé prendre le tome de Boherave, où j’avais lu [122v] cela la veille. Je retourne à table, et je l’égaye par des propos jusqu’au retour de mon laquais qui me porte le livre. Je trouve dans l’instant l’endroit, et j’invite M. Farsetti à voir que je n’avais pas cité à faux. Au lieu de voir, il se lève, et il s’en va. Madame dit qu’il était parti fâché, et qu’il ne reviendrait plus : miss veut parier qu’il reviendrait le lendemain, et elle aurait gagné. Cet homme après ce fait est devenu mon ennemi déclaré, et il m’en a toujours convaincu à l’occasion.

Nous allâmes tous à Passi à un concert que donnait la Popelinière12, et nous restâmes à souper. J’y ai trouvé Silvia13, et sa fille qui me bouda : elle avait raison, je ne pouvais pas la voir tous les jours, mais je ne savais qu’y faire. L’homme qui égaya la table, et qui ne mangea rien fut l’adepte S.t Germain. Tout ce qu’il disait était fanfaronnade ; mais tout était noble, et rempli d’esprit. Je n’ai jamais de ma vie connu un plus habile, et plus séduisant imposteur.

J’ai passé chez moi tout le lendemain pour répondre à une grande quantité de questions qu’Esther m’envoyait, mais très obscurément à toutes celles qui regardaient le commerce. Outre la peur que j’avais de compromettre mon oracle, je frissonnais songeant qu’induisant son père en erreur, je pouvais nuire à ses intérêts. C’était le plus honnête de tous les millionnaires de la Hollande. Pour Esther elle n’était plus dans mon esprit que l’objet d’un tendre souvenir.

Miss XCV m’occupait entièrement, et malgré mon apparente indifférence j’étais trop convaincu que je l’aimais, et que je ne pouvais me trouver heureux que devenant son amant sans nulle réserve. Mais je m’affligeais songeant à l’embarras dans lequel je me trouverais quand elle serait parvenue à ne pouvoir plus cacher son embonpoint à sa famille. Je me repentais de lui avoir parlé de l’Aroph : voyant qu’elle avait laissé passer trois jours sans m’en parler, je croyais de m’être rendu suspect, et que l’estime qu’elle avait eue pour moi s’était changée en mépris. Cette supposition m’avait humilié : je n’avais plus le courage d’aller la voir, et je ne sais pas si je m’y serais déterminé, si elle ne m’eût écrit un billet dans lequel elle me disait qu’elle n’avait autre ami que moi, [123r] et qu’elle ne me demandait autre marque d’amitié que celle d’aller la voir tous les jours quand ce ne serait que pour un moment. Je lui ai porté la réponse en personne l’assurant que mon amitié était constante, et que je ne l’abandonnerais jamais. Je m’étais flatté qu’elle me parlerait de l’Aroph ; mais en vain. J’ai pour lorsi jugé qu’elle n’avait rien cru, et que je ne pouvais plus y compter dessus. Je lui ai demandé si elle voulait que j’invitasse à dîner chez moi sa mère avec toute la famille, et elle m’a répondu que cette partie lui ferait plaisir.

Ce dîner fut fort gai. J’ai invité Silvia, et sa fille, un musicien italien nommé Magali, qu’une sœur de Miss aimait, et la Garde basse-taille14 qu’on trouvait dans toutes les bonnes compagnies. Jamais je n’avais trouvé Miss XCV plus gaie que dans ce jour-là. En me quittant vers minuit elle me dit d’aller chez elle le lendemain de bonne heure parce qu’elle avait à me parler de chose fort importante.

N’ayant garde d’y manquer, j’y suis allé à huit heures. Elle me dit qu’elle était au désespoir parce que la Popelinière voulait conclure, et sa mère la pressait. Elle devait signer le contrat de noces, et un tailleur devait aller lui prendre la mesure pour lui faire des corps15, et toutes sortes d’habits. Elle disait, et elle avait raison, qu’il était impossible que le tailleur ne s’aperçût qu’elle était grosse. Elle voulait se tuer plutôt que se marier étant grosse, ou se découvrir à sa mère. Je lui ai remontré16 que tous les partis étaient préférables à l’affreux de se tuer, et qu’en tout cas il ne tenait qu’à elle de se débarrasser de la Popelinière, lui confiant son état. Il prendrait son parti en riant, il serait discret, et il ne parlerait plus de l’épouser.

— Et après, me trouverais-je bien avancée ?

— Je me charge de réduire17 votre mère.

— ….Vous ne la connaissez pas. L’honneur l’obligerait à me faire disparaître ; mais elle me ferait souffrir des chagrins auxquels la plus cruelle mort est préférable. Mais d’où vient que vous ne me parlez plus de l’Aroph ? Est-ce une plaisanterie ?

— Je crois que c’est un moyen sûr ; mais à quoi bon vous en parler ? Songez à la délicatesse qui me l’empêche. Confiez votre état à l’amant que vous avez à Venise, et je m’engage de lui faire consigner la lettre par un homme sûr dans cinq ou six jours. S’il n’est pas riche, je vous donnerai une bourse pleine d’or pour qu’il puisse [123v] venir d’abord ici pour vous rendre l’honneur et la vie, vous administrant lui-même l’Aroph.

— Le projet est beau, et généreux de votre part, mais il n’est pas dans le nombre des possibles, et vous en conviendriez si vous saviez tout. Mais supposons que je pusse me déterminer à recevoir l’Aroph d’un autre qui ne serait pas mon amant, dites-moi comment je le pourrais. Mon amant même étant caché à Paris ne pourrait pas passer sept ou huit jours avec moi en pleine liberté comme il me semble qu’il faudrait être pour suivre exactement la méthode prescrite. Or vous voyez qu’on ne peut plus penser à ce remède.

— Vous vous détermineriez donc pour sauver votre honneur à vous donner à un autre ?

— Certainement : étant sûre que personne n’en saurait rien. Mais où est cet homme ? Vous semble-t-il encore que je puisse aller le chercher, et que même il soit facile de le trouver ?

Ces dernières paroles me pétrifièrent, car elle savait que je l’aimais. J’ai clairement vu qu’elle voulait quej je la priasse de se servir de ma personne. Malgré mon amour, je ne pouvais pas me résoudre à m’exposer à un humiliant refus qui serait devenu injure atrocek ; et d’ailleurs je ne pouvais pas la croire capable de m’insulter ainsil. Pour l’obliger à s’expliquer je me suis levé pour m’en aller lui disant d’un ton triste, et sentimental que j’étais plus malheureux qu’elle.

Elle m’arrêta me demandant comment je pouvais m’appeler plus malheureux qu’elle, et pour lors j’ai dû lui dire d’un air un peu piqué qu’elle m’avait fait assez connaître qu’elle me méprisait au point que dans la nécessité où elle était elle aurait préféré au mien le service d’un inconnu que cependant je ne lui chercherais pas. Elle [124r] me répondit que j’étais un homme cruel, et injuste, et que je ne l’aimais pas d’abord que je voulais que sa cruelle situation servît à mon triomphe qu’elle ne pouvait regarder que comme une vengeance.

Disant ces mots elle se tourna pour verser des larmes qui m’attendrirent ; mais je n’ai pas tardé à me jeter à ses genoux.

— Sachant que je vous adore, lui dis-je, comment pouvez-vous me supposer des projets de vengeance, et comment pouvez-vous me croire insensible quand vous me dites clairement qu’en absence de18 votre amant vous ne sauriez jeter les yeux sur aucun homme fait pour vous tirer d’affaire ?

— Pouvais-je compter sur vous après mes refus ?

— Vous croyez donc qu’un vrai amant puisse cesser d’aimer à cause d’un refus qui même peut naître de vertu ? Permettez que je vous dise que dans cet heureux moment je me trouve certain que vous m’aimez, et que vous êtes fâchéem que je puisse me figurer que vous ne m’auriez jamais rendu heureux sans la nécessité dans laquelle vous vous trouvez.

— Vous êtes mon cher ami le fidèle interprète de mes sentiments ; mais il reste à savoir comment nous pourrons nous trouver ensemble avec toute la liberté qui nous est nécessaire.

— Je mettrai pour cela ma tête à l’alambic19, et en attendant, je vais composer l’Aroph.

Cette composition ne m’embarrassait pas, car j’avais déjà décidé que ce ne serait que du miel ; mais je devais passer avec elle sans interruption plusieurs nuits, et c’était difficile. J’étais fâché d’avoir fait cette loi, et je ne pouvais pas penser à la rétracter. Une de ses sœurs couchait dans sa même chambre, et je ne pouvais pas penser à lui faire passer des nuits hors de l’hôtel. Le hasard, comme presque toujours vint à mon secours.

[124v] Un besoin naturel m’ayant fait monter au quatrième étage, je rencontre le marmiton qui me dit de ne pas aller au cabinet parce qu’il y avait du monde.

— Mais tu viens d’en sortir.

— C’est vrai ; mais je ne faisais qu’entrer.

— Eh bien ; j’attendrai.

— De grâce, n’attendez pas.

— Tu t’es amusé avec une fille, je veux la voir.

— Elle ne sortira pas, car vous la connaissez. Elle s’est enfermée.

Je vais à la porte, et par une fente je vois Magdelaine, fille de chambre de Miss. Je la rassure : je lui promets d’être discret, et je la prie d’ouvrir mon besoin étant pressant. Elle ouvre, je lui donne un louis, et elle se sauve. Après avoir fait mon affaire je descends, et je trouve à la moitié de l’escalier le marmiton qui me dit en riant que je devais obliger Magdelaine à lui donner douze francs. Je lui promets un louis s’il voulait bien me dire tout, et il m’avoue qu’il la voyait dans le galetas, où il passait des nuits avec elle ; mais que depuis trois jours la maîtresse yn ayant mis du gibier, l’avait fermé à la clef. Je m’y fais conduire, je vois par le trou de la serrure que le gibier n’empêchait pas qu’on ne pût y mettre un matelas, je donne au marmiton le louis, et je pars pour mûrir mon projet. J’ai pensé que Miss pourrait facilement étant d’accord avec Magdelaine venir passer la nuit avec moi dans le galetas. Je me suis pourvu dans le même jour d’un Rossignol20, et de plusieurs fausses clefs, et j’ai arrangé dans une boîte de fer-blanc plusieurs portionso du prétendu Aroph. J’ai amalgamé du miel avec la poudre de corne de cerf.

Le lendemain matin je suis allé à l’hôtel de Bretagne, où j’ai d’abord eu le plaisir d’ouvrir, et de fermer le galetas sans avoir eu besoin du Rossignol. Je suis entré dans la chambre de Miss tenant la clef à la main, et en peu de mots je lui ai communiqué tout mon projet, lui faisant voir l’Aroph tout prêt. Elle me dit que ne pouvant sortir de sa chambre que passant par le cabinet où couchaitp [125r] Magdelaine, nous devions la mettre à part de notre secret21, et qu’elle me laissait le soin de la persuader par les voies ordinaires dont on se sert avec tous les domestiques. Ce qui nous embarrassait étaitq le marmiton, qui parvenant à savoir tout par des voies indirectes pouvait se déterminer à nous nuire. J’avais besoin sur cela de consulter Magdelaine. Je l’ai quittée lui promettant d’agir, et de la faire informer de tout par la servante même.

Je lui ai dit en sortant que j’allais l’attendre dans le cloître des Augustins ayant à lui parler d’importance, et elle y vint. Après avoir parfaitement compris toute l’affaire, et m’avoir assuré que son propre lit se trouverait à l’heure fixée dans le galetas, elle me démontra que nous ne pouvions pas nous passer du marmiton, et que la politique même nous forçait à le mettre dans le secret. Elle se fit garante de sa fidélité, et elle me dit que je devais lui en laisser toute la pensée. Je lui ai donc donné la clef, et six louis, lui disant que le tout devait être prêt pour le lendemain, et qu’elle devait se concerter avecrMiss. Une fille de chambre qui a un amoureux n’est jamais si contentes comme22 lorsqu’elle exécute quelque chose qui met dans sa dépendance sa propre maîtresse.

Le lendemain j’ai vu devant moi à la petite Pologne le marmiton : je m’y attendais. Je lui ai dit avant qu’il me parle qu’il devait se garder de la curiosité de mes domestiques, et s’abstenir de venir chez moi sans nécessité. Il me promit d’être prudent, et il ne me dit rien de nouveau ; tout serait à l’ordre23 dans le galetas, comme Magdelaine me l’avait assuré, pour le lendemain d’abord que toute la famille serait allée au lit. Il me donna la clef du galetas me disant qu’il s’en était procuré [125v] une autre, et ayant admiré en cela sa prévoyance je lui ai donné six louis qui eurent plus de force que toutes mes paroles.

Le lendemain matin je n’ai vu qu’un instant Miss pour l’avertir qu’elle me trouverait dans le galetas à dix heures, et j’y fus exactement sûr que personne ne m’avait observé ni entrer dans l’hôtel, ni monter au grenier. J’étais en redingote24. J’avais dans ma poche ma boîte d’Aroph, un briquet immanquable, et une bougie. Outre le matelas, j’ai trouvé des coussins, et une bonne couverture nécessaire car il faisait froid, et il s’agissait de passer là des heures.

À onze heures un petit bruit me cause une palpitation qui paraît toujours de bon augure. Je sors, et à tâtons je vais au-devant de Miss, et je lui dis quelques mots tous bas faits pour nous rassurer l’un et l’autre. Puis, je l’introduis dans le gîte, et je le ferme le barricadant. J’allume vite ma bougie, et elle se montre inquiète ; elle me dit que la clarté pourrait nous découvrir à quelqu’un qui irait aux lieux. Je lui réponds que nous devions en courir le risque puisqu’à l’obscur25 il était impossible qu’elle me coiffât comme il fallait avec l’Aroph. Elle en convient me disant que nous soufflerions la bougie d’abord après26. Nous nous déshabillons vite vite sans le moindre de ces avant-coureurs qui précèdent toujours cet exploit quand il est amené par l’amour. Tous les deux à notre rôle nous le jouions à la perfection. Dans une contenance très sérieuse nous avions l’air qu’ont le chirurgien qui s’apprête à une opération, et le client qui s’y soumet. Miss était l’opérateur27. Elle met la boîte ouverte à sa droite, puis elle se couche sur le dos, et écartant ses cuisses, et élevant ses genoux, elle s’arque, et en même temps à la clarté de la bougie que je tenais dans ma main gauche, elle place un petit bonnet d’Aroph sur la tête de l’être qui devait la porter à l’orifice où l’amalgamation devait se faire. L’étonnant est que nous ni ne riionst, ni n’avions envie de rire, tant nous étions à notre rôle. Après l’introduction complète, la timide Miss éteignit la bougie ; mais deux minutes après elle dut se contenter que je la rallume. L’affaire avait été faite à la perfection pour ce qui me regardait ; mais elle doutait d’elle. Je lui ai dit obligeamment que je n’étais pas fâché de [126r] répéter la besogne. Le ton de compliment nous excita à rire tous les deux, et elle n’eut pas de peine à me recoiffer après avoir vu une partie de l’Aroph que l’amalgamation avait fait un tant soit peu changer de couleur.

Pour cette seconde fois l’application du remède dura un quart d’heure, et elle m’assura qu’elle avait été parfaite. J’en étais sûr. Elle me fit voir d’un air qui expliquait amour, et reconnaissance, que l’amalgamation avait été double, car ce qu’il y avait du sien était très visible. Elle me dit que la besogne n’étant pas finie nous ferions bien à nous abandonner au sommeil. Vous voyez, lui dis-je, que je n’en ai pas besoin, et elle se rendit. Nouvel appareil, nouveau combat jusqu’à la plus heureuse fin qui fut suivie d’un assez long sommeil.

Une réflexion économique qui me plut la détermina à me ménager. Nous devions nous conserver pour les nuits suivantes. Elle descendit dans sa chambre, et au point du jour je suis sorti de l’hôtel assisté par le marmiton, qui me fit évader par une porte que je ne connaissais pas.

Vers midi je suis allé faire une visite à Miss. Elle me parla raison, et elle s’évertua en remerciements qui m’impatientèrent tout de bon. Je m’étonne, lui dis-je, que vous ne conceviez pas que vos remerciements m’avilissent, et me démontrent que vous ne m’aimez pas, ou que si vous m’aimez vous ne supposez pas dans moi un amour égal au vôtre. Elle me fit raison, et nous nous attendrîmes ; mais nous avions besoin de nous garder pour la nuit. Ma situation était singulière. Malgré que je l’aimasse je ne pouvais pas être fâché de l’avoir trompée. C’était une petite vengeance que je devais à mon amour-propre. Elle s’appelait à son tour punie de l’outrage qu’elle m’avait fait quand elle s’était refusée à ma tendresse, puisque un motif de douter de son amour était en ma puissance. Ce que j’ai réellement gagné sur elle dans les nuits vainement employées pour parvenir à l’avortement fut qu’elle me promit de ne plus penser à se tuer, et quoi qu’il en arrive de s’abandonner à moi, et dépendre entièrement de mes conseils. Elle me dit plusieurs fois dans nos colloques nocturnes qu’elle se trouvaitu heureuse, et qu’elle ne cesserait de l’être quand même l’Aroph ne ferait aucun effet ; mais malgré cette [126v] belle idée elle l’espéra toujours, et elle ne cessa jamais de l’appliquer aux parties jusqu’à la dernière nuit de nos combats. Elle me dit à la dernière séparation que tout ce que nous avions fait devait nous paraître plus propre à engendrer dans son organe une superfétation28 qu’à lui causer un dégoût dont la conséquence serait de lui faire rejeter le fruit dont il était dépositaire. On ne pouvait pas mieux raisonner.

Réduite à ne pouvoir plus compter sur l’avortement, et ne pouvant plus différer à signer le contrat de noces avec la Popelinière, et à recevoir les tailleurs elle me dit qu’elle était décidée à s’évader, et elle me chargea de penser au moyen. Cela devint mon unique affaire. La maxime était prise ; mais je ne voulais ni pouvoir être convaincu de l’avoir enlevée, ni la faire sortir du royaume. Nous n’avions jamais pensé ni l’un ni l’autre à unir nos destinées par un mariage.

Avec cette puce à l’oreille29 je suis allé au concert spirituel30 aux Tuileries. On donnait un motet mis en musique par Mondonville31 écrit par l’abbé de Voisenon, dont le titre était Les Israélites sur la montagne d’Oreb32. C’était une nouveauté. C’était moi qui en avais donné l’idée à l’aimable abbé, qui l’avait écrit en vers libres charmants. Descendant de ma voiture dans le cul-de-sac Dauphin, je vois Mad. du Rumain descendre toute seule de la sienne. Elle se félicite de m’avoir rencontré ; elle me dit qu’elle allait aussi à la nouveauté, qu’elle avait deux places retenues, et que je lui ferais plaisir si je voulais en occuper une. Sentant tout le prix de l’offre j’accepte. On ne jase pas à Paris quand on va à un théâtre pour entendre de la musique, aussi madame n’aurait pas deviné ma tristesse à cause de mon silence ; mais elle la devina après le concert à ma physionomie sur laquelle elle vit l’abattement, et la douleur qui me perçait l’âme. Elle m’engagea à aller passer une heure chez elle pour lui tirer des réponses à trois ou quatre questions qui lui tenaient à cœur, et de faire vite parce qu’elle était engagée à souper en ville [127r].

Tout fut fait dans une demi-heure ; mais la charmante femme ne put pas s’empêcher de me demander ce que j’avais. Je vous trouve, me dit-elle, tout extraordinaire : vous êtes certainement dans la crainte de quelque grand malheur : vous êtes dans la dure nécessité de devoir prendre un parti. Je ne suis pas curieuse de vos affaires ; mais si je peux vous être utile à la cour, parlez, disposez de tout mon crédit ; vous me trouverez prête à mettre tout en quatre33, même à aller à Versailles demain matin si l’affaire est pressante : je suis écoutée de tous les ministres. Mettez-moi à part de vos peines, mon cher ami, et si je ne peux pas vous en soulager faites au moins que je les partage : vous pouvez compter sur ma discrétion.

Ce petit sermon me parut une véritable voix du ciel ; une excitation de mon bon Génie à m’ouvrir entièrement à une femme essentielle, qui m’avait vu l’âme, et qui m’expliquait en termes non équivoques tout l’intérêt qu’elle prenait à moi. Après l’avoir regardée sans lui répondre ; mais avec des yeux où elle ne pouvait voir que des sentiments de reconnaissance, oui, madame, lui dis-je, je suis dans la plus violente des crises, et dans le moment, peut-être, de me perdre ; mais l’explication que vous venez de me faire me fait espérer. Je m’en vais vous communiquer ma cruelle situation vous rendant dépositaire d’un secret que l’honneur rend inviolable ; mais certain de votre discrétion, je n’hésite pas à vous le révéler. Si vous m’honorerez d’un conseil, je vous promets de le suivre, et je vous jure que personne ne saura jamais qu’il m’est venu de vous.

Après ce petit exorde qui servit à m’attirer toute son attention, je lui ai conté en détail toute l’affaire sans lui cacher ni le nom de la demoiselle, ni la moindre des circonstances qui me mettaient dans l’obligation de penser à elle pour la sauver. Je ne lui ai cependant pas dit l’histoire trop comique de l’Aroph, mais je lui aiv avoué que je lui avais donné des drogues pour la faire avorter.

Après avoir passé un quart d’heure dans le silence, elle se leva [127v] me disant qu’elle devait absolument aller chez madame de la Marq34 pour parler aussi avec l’évêque de Mont Rouge ; mais qu’elle espérait de m’être utile. En attendant, me dit-elle, je vous prie de venir me voir après-demain à huit heures, et de ne faire aucun pas avant notre entrevue. Adieu.

Elle m’a laissé la consolation dans l’âme, et je me suis senti déterminé à faire tout ce qu’elle me dirait.

L’évêque de Mont Rouge, auquel elle devait parler pour une affaire qui m’était bien connue était l’abbé de Voisenon qu’on appelait ainsi parce qu’il y allait très souvent. C’était une terre aux environs de Paris qui appartenait à M. le duc de la Valière35.

Le lendemain je n’ai dit à Miss XCV autre chose sinon que j’espérais de lui donner des bonnes nouvelles dans deux ou trois jours. Je n’ai pas manqué d’aller chez Mad. du Rumain dans le jour suivant à l’heure fixée. Le suisse me dit en souriant que j’y trouverais le médecin ; mais à mon apparition il partit. C’était Herrenschouand36 que toutes les jolies femmes de Paris voulaient : le même que le malheureux poète Poinsinet joua dans le Cercle37, petite pièce en un acte qui eut à Paris un grand succès.

Madame du Rumain débuta par me dire qu’elle avait fait mon affaire, et que c’était à moi à lui garder inviolablement le secret. Je suis allée hier, me dit-elle, à C…38, et j’ai communiqué à l’abbesse, qui est mon intime amie, toute l’histoire. Elle recevra la demoiselle dans son couvent, et elle lui donnera une converse39 qui la servira en tout, même dans ses couches. La demoiselle ira toute seule avec une lettre que je vous donnerai, et qu’elle lui fera passer. Elle sera d’abord reçue, et logée, elle ne recevra jamais ni visites, ni lettres que celles qui passeront par ses mains, et elle se chargera d’envoyer ses réponses toujours à moi, car vous sentez qu’elle ne doit garder autre correspondance que la vôtre. Aussi ne vous écrira-t-elle jamais que par mon canal. Vous en ferez de même ; et toutes les adresses seront en blanc. J’ai [128r] cependant dû dire à l’abbesse le nom de la demoiselle, mais je ne lui ai pas dit le vôtre, et elle n’en fut pas curieuse. Informez-la de tout ceci, et lorsqu’elle sera prête venez me le dire, et je vous donnerai la lettre. Elle ne portera avec elle que son pur nécessaire ; point de diamants, ni de bijoux d’un certain prix. Je peux encore vous assurer que l’abbesse la verra de temps en temps, qu’elle lui donnera des marques d’amitié, et toute sorte de livres décents. Pour ce qui regarde la converse qui la servira elle ne lui fera la moindre confidence. Avertissez-la de tout ceci. La demoiselle après ses couches ira à confessew pour faire ses Pâques40, et l’abbesse lui donnera en très bonne forme un certificat avec lequel elle n’aura aucune difficulté à se présenter à sa mère, qui se croira trop heureuse de la revoir ; et il n’y aura plus question du mariage qu’elle doit alléguer comme cause unique de son évasion volontaire.

Après m’être évertué en remerciements, et avoir fait l’éloge de sa prudence, je l’ai priée de me donner la lettre sur-le-champ, puisqu’il n’y avait pas de temps à perdre. Voici la petite lettre qu’elle me fit : « La demoiselle qui vous présente cette lettre, ma chère abbesse, est la même dont je vous ai parlé. Elle désire de passer41 trois ou quatre mois sous votre protection dans votre couvent pour se remettre en état de tranquillité, faire ses dévotions, et être sûre que quand elle retournera chez elle il n’y aura plus question d’un mariage qu’elle abhorre, et qui est la cause du parti qu’elle prend de s’éloigner pour quelque temps de sa famille. »

Elle me la donna décachetée pour que mademoiselle pût la lire. Cette abbesse était une princesse. Dans l’excès de ma reconnaissance je me suis mis à genoux devant cette dame, qui me fut encore utile dans la suite comme je le dirai à sa place.

[128v] Sortant de l’hôtel du Rumain, je suis allé à celui de Bretagne, où Miss n’eut autre temps que celui de me dire qu’elle était occupée pour toute la journée, et qu’elle se rendrait au galetas à onze heures où nous aurions tout le temps de nous parler. C’était charmant, car je prévoyais qu’après ce jour-là je n’aurais plus l’occasion de l’avoir entre mes bras. J’ai parlé à Magdelaine qui se chargea d’avertir le marmiton, et tout fut fait au mieux.

Je suis allé me mettre dans le galetas à dix heures, et à onze j’ai vu Miss, et après lui avoir fait lire la lettre j’ai éteint la bougie, et nous passâmes la nuit en vrais amoureux sans qu’il y ait plus question de l’Aroph.

Je lui ai donné exactement toutes les instructions que j’avais reçuesx de la dame, dont elle ne trouva pas mauvais que je lui tusse le nom. Je lui ai appris qu’elle devrait sortir de l’hôtel à huit heures avec son paquet, prendre un fiacre, et aller à la place Maubert, où elle le renverrait. Là elle devait en prendre un autre jusqu’à la porte S. Antoine42, et de là elle devait aller dans un troisième au couvent que je lui ai indiqué. Je l’ai priée de ne pas oublier de brûler toutes les lettres qu’elle avait reçues de moi, et de m’écrire le plus souvent qu’il lui serait possible cachetant la lettre ; mais toujours laissant le dessus blanc. J’ai fini par la forcer à recevoir deux cents louis lui représentant qu’ils pouvaient lui être nécessaires malgré que nous ne puissions pasy deviner comment. Elle pleura pensant au cruel embarras dans lequel elle me laissait ; mais je l’ai rassurée lui disant que j’avais beaucoup d’argent, et de très puissantes protections. Après tout ce concert43 nous nous quittâmes. Elle me promit de partir le surlendemain, et je lui ai promis d’aller à l’hôtel un jour après son évasion faisant semblant de l’ignorer, et de lui écrire tout ce qu’on dirait [129r].

Son sort m’inquiétait. Elle avait de l’esprit ; mais quand l’expérience manque souvent l’esprit fait plus de mal que de bien. Je suis allé me mettre dans un fiacre au coin d’une rue, où je l’ai vue arriver, descendre à une allée, payer, et renvoyer la voiture. Une minute après je l’ai vue sortir la tête enveloppée dans son capuchon, aller monter dans un autre fiacre qui partit d’abord. Sûr pour lors qu’elle exécuterait exactement tout le reste de ma leçon, je suis allé à mes affaires.

Le lendemain, c’était le dimanche quasimodo44, je me suis reconnu indispensablement obligé d’aller à l’hôtel de Bretagne. Y allant tous les jours, je ne pouvais cesser d’y aller que fortifiant le soupçon qu’on devait avoir porté sur moi. Mais quelle pénible démarche ! Devoir me montrer gai, et tranquille au milieu d’une famille où j’étais sûr de trouver la confusion, et la tristesse !

J’y suis allé à l’heure que toute la famille devait être à table, et par conséquent je suis allé tout droit à la salle. J’entre à mon ordinaire gai, et riant, et je vais m’asseoir moitié derrière madame. Je fais semblant de ne m’être aperçu ni de sa surprise, ni de sa figure enflammée. Une minute après je lui demande où était Miss : elle me regarde, et elle ne me répond pas.

— Serait-elle malade ?

— Je n’en sais rien.

À son ton sec, je crois devoir devenir sérieux, je me montre pensif, et je reste là un bon quart d’heure sans parler. Je romps enfin le silence me levant, et lui demandant si je pouvais la servir en quelque chose. Elle me remercie très froidement. Je sors de la salle, et je vais à la chambre de Miss, où je trouve Magdelaine toute seule. Je lui demande, lui clignant l’œil45, où était sa maîtresse, et elle me prie instamment de le lui dire moi-même si je le savais.

— Est-elle sortiez seule ?

— Je n’en sais rien ; mais on croit que vous savez tout. Je vous prie de me laisser.

Contrefaisant pour lors l’étonné, je sors à pas lents, et je vais monter dans ma voiture bien aise de m’être acquitté de cette corvée. Je trouve qu’agissant naturellement je ne devais plus me [129v] montrer à cette dame qui devait savoir de m’avoir très mal reçu, et que coupable, ou innocent je devais m’en être aperçu.

Le mardi de très bonne heure j’ai vu un fiacre s’arrêter à ma porte, et Mad. XCV avec M. Farsetti en sortir. Je leur vais au-devant, je les remercie d’être venus déjeuner chez moi, et je les prie de s’asseoir devant un bon feu. Madame me répond qu’elle n’était pas venue pour déjeuner, mais pour me parler d’importance. Elle prend place, et M. Farsetti se tient debout. Je lui réponds que j’étais tout à elle.

— Je viens vous prier de me rendre ma fille si elle est en votre pouvoir, ou de me dire où elle est, et pour lors j’en ferai mon affaire.

— Madame je n’en sais rien, et je m’étonne que vous me soupçonniez d’un crime.

— Je ne vous accuse pas de rapt, je ne viens pas ici vous reprocher des crimes, ni vous faire des menaces : je viens vous demander une marque d’amitié. Aidez-moi à la recouvrer aujourd’hui même : je suis sûre que vous savez tout : vous étiez son seul ami : elle passait tous les jours avec vous deux et trois heures : il est impossible qu’elle ne vous ait tout confié. Ayez pitié d’une mère désolée. Tout sera sauvé, car personne n’en sait encore rien. Son honneur n’en souffrira pas.

— Je vois tout cela, madame, mais je vous répète que je n’en sais rien.

Elle se mit alors à genoux devant moi fondant en larmes,aaFarsetti lui disant qu’elle devrait avoir honte de s’humilier ainsi devant un homme de mon espèce.

— Expliquez-vous, lui dis-je me levant, sur mon espèce.

— On est sûr que vous savez tout.

— Les sûrs sont des sots. Sortez, et attendez-moi à mon passage. Vous me verrez dans un quart d’heure.

Je l’ai poussé aux épaules, et il sortit disant à Madame de le suivre ; mais elle resta pour me calmer, me disant que je devais pardonner à un homme amoureux jusqu’à vouloir l’épouser.

— Je le sais ; mais votre fille le déteste plus encore que le fermier général.

— Elle a tort ; mais on ne parlera plus de ce mariage. Vous savez tout, car vous lui avez donné cinquante louis [130r] sans lesquels elle n’aurait pu aller nulle part.

— Cela n’est pas vrai.

— C’est vrai. Voilà un morceau de votre lettre.

Elle me donna alors un fragment de la lettre que j’avais écriteab à Miss lorsque je lui avais envoyé les cinquante louis pour subvenir aux besoins de son frère aîné. Voici les paroles qu’on pouvait lire : « Je souhaite que ces misérables cinquante louis puissent vous convaincre que je n’épargnerai jamais rien, et ma vie même pour parvenir à vous rendre sûre de ma tendresse. »

— Puisque je dois convenir, lui dis-je, que je lui ai envoyé cette somme, je vous dirai aussi que je ne la lui ai fournie que pour qu’elle paye les dettes de votre fils aîné. Il l’a reçue, et il m’en a remercié.

— Mon fils !

— Oui madame.

— Je m’en vais vous faire faire une ample réparation.

Elle descend alors dans la cour où Farsetti l’attendait, et elle le force à monter pour qu’il apprenne de moi-même que les cinquante louis que j’avais donnés avaient été pour son fils ; mais l’impudent me dit que ce n’était pas vraisemblable. Je lui ris au nez, et je prie madame de vérifier ce fait l’assurant que j’avais toujours tâché de persuader sa fille à épouser la Popelinière.

— Comment osez-vous dire cela, m’interrompt Farsetti, tandis que dans votre lettre vous lui parlez de votre tendresse ?

— Je confesse, lui répondis-je, que je l’aimais, et qu’aspirant à l’honneur de faire son mari cocu j’en jetais les fondements. Mon amour, criminel ou non, était le sujet des propos que je lui tenais dans toutes les heures que je passais avec elle. Si elle m’avait confié qu’elle voulait s’enfuir, ou je l’aurais dissuadée, ou je serais allé avec elle, car j’en étais, comme j’en suis encore, amoureux. Jamais je ne lui aurais donné de l’argent pour qu’elle s’en allât sans moi.

— Mon cher Casanova, me dit alors Madame, je veux vous croire innocent, si vous voulez vous unir à moi pour la dénicher.

— Je suis tout prêt madame, et je vous promets de commencer aujourd’hui à faire des recherches.

— Quand vous saurez quelque chose, venez m’en faire part.

[130v] En conséquence de cette promesse, je n’ai pas eu de difficulté d’aller le lendemain parler à M. Chaban premier commis de la police46 pour l’exciter à faire des perquisitions47 sur l’évasion de cette fille. Je croyais bonnement que cette démarche de ma part ne servirait qu’à me mieux couvrir. Cet homme qui avait tout l’esprit de son métier, et qui m’aimait depuis que Silvia m’avait fait faire sa connaissance chez elle il y avait déjà cinq à six ans, se mit à rire quand il apprit de quel fait je le sollicitais à prendre connaissance. Il me demanda si je souhaitais tout de bon qu’on parvînt à découvrir l’endroit où l’Anglaise se trouvait. À mon tour je n’ai pas eu de difficulté à connaître qu’il ne visait qu’à me tirer les versac du nez. J’ai fini d’en douter quand en sortant j’ai rencontré M. Farsetti.

Je suis allé le lendemain rendre compte de ma démarche inutile jusqu’alors à Madame XCV. Elle me répondit qu’elle avait été plus heureuse que moi dans ses recherches, et que si je voulais aller avec elle dans la maison même où était sa fille, elle était sûre que je la persuaderais à retourner chez elle. Je lui ai répondu d’un air fort serein que j’étais prêt à l’accompagner partout. Me prenant au mot, elle se leva, prit son mantelet, et me donna le bras. Elle entra avec moi dans ma voiture, et me donnant une carte, elle me dit d’ordonner à mon cocher d’aller où disait l’adresse.

Cruel moment pour moi ! Mon cœur palpitant me paraissait sortir de ma poitrine. Je m’attendais à voir l’adresse du couvent où était Miss. Je ne sais pas comment je m’y serais pris, mais certainement je n’y serais pas allé.

Mon âme retourna à sa place quand j’ai lu à la telle allée dans la place Maubert.

Je donne l’ordre au cocher : nous descendons à l’allée ; et je donne la satisfaction à cette pauvre mère de la conduire moyennant une grande politesse à visiter tous les appartements [131r] sur le devant, et sur le derrière dans tous les étages. À la fin de cette singulière vaine perquisition je l’ai vue affligée mais satisfaite, et en air de me demander excuse. Elle avait su du fiacre même qui avait servi sa fille qu’il l’avait descendue à cette allée. Elle me dit que le marmiton de l’hôtel disait qu’il avait été deux fois chez moi pour me porter des lettres ; et que Magdelaine ne disait autre chose sinon qu’elle était certaine que Miss était amoureuse de moi comme moi d’elle.

Après avoir remis chez elle madame XCV, je suis allé chez la comtesse du Rumain pour lui rendre compte de tout, et pour écrire au long à la jeune recluse.

Trois ou quatre jours après madame du Rumain me remit la première de ses lettres dans laquelle elle me parlait de la tranquillité dont son âme jouissait, et de la reconnaissance dont elle se sentait pénétrée pour tout ce que j’avais fait pour elle. Elle me faisait l’éloge de l’abbesse, et de la converse, et elle me nommait les livres qu’on lui avait donnés tous conformes à son goût. Elle payait six francs par jour, et elle avait donné quatre louis à la converse, lui en promettant autant à chaque mois. Ce qui la gênait était que l’abbesse l’avait priée de ne jamais sortir de sa chambre.

Mais ce qui me fit un plaisir encore plus grand fut la lettre que l’abbesse écrivait à la comtesse. Elle lui faisait les plus grands éloges de la belle malheureuse, de sa douceur, de son esprit, de la noblesse de ses procédés. Elle l’assurait qu’elle irait la voir tous les jours. Le contentement de madame du Rumain m’enchantait. Je lui ai donné à lire la lettre qu’elle m’écrivait, et je l’ai vue encore plus contente.

Les seuls mécontents étaient Mad. XCV, Farsetti, et le vieux fermier général, dont on contait déjà l’aventure aux cercles, [131v] au palais royal, et dans tous les cafés. On m’y plaçait aussi ; mais je m’en moquais.

Pour la Popelinière il prit si bien son parti qu’il en fit le sujet d’une pièce en un acte qu’il écrivit lui-même, et qu’il fit représenter sur son petit théâtre à Passi. Tel était le caractère de cet homme. Sa devise était un coq avec les paroles Fovet et Favet [Il soutient et favorise]. Emblème de la tolérance que cependant il prouva mal dans la célèbre aventure de la cheminée48. Trois mois après la disparition de l’Anglaise, c’était ainsi qu’on la nommait, il envoya un de ses fidèles à Bordeaux, où il conclut par procuration un mariage avec une demoiselle fort jolie fille d’un capitoul49. Elle lui donna au bout de deux ans un garçon qui naquit six mois après sa mort50. L’avare canaille héritière de ce richard accusa la veuve d’adultère, et fit déclarer bâtard le nouveau-né à la honte du parlement qui l’a jugé tel, et en dépit des lois divines, et humaines, de toute la noblesse, et de tous les gens sensés de la France qui durent souffrir l’iniquité de cet infâme jugement. Le scandale fut général, et l’innocente veuve la Popelinière n’osa plus se montrer nulle part après l’incroyable perte d’un procès, qui ajoutait un nouvel opprobre à ce même parlement qui autrefois avait déclaré légitime un enfant né onze mois après la mort de son père ; c’est-à-dire du défunt mari de la veuve.

Huit à dix jours après l’évasion de Miss j’ai tout à fait suspendu les visites que je faisais à sa mère : la mauvaise réception qu’on me faisait me détermina à ce parti.

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