Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre IV

Le prince Turenne s’étant rétabli de la petite vérole, le comte de la Tour d’Auvergne l’avait quitté, et connaissant le goût de sa tante pour les sciences abstraites, il ne s’étonna pas de me trouver devenu son seul ami. Je le voyais à nos dîners avec plaisir, comme tous ses parents, dont les nobles procédés vis-à-vis de moi m’enchantaient. C’étaient ses frères messieurs de Pontcarré1, et de Viarme2 qu’on avait élu dans ces mêmes jours prévôt des marchands, et son fils dont je crois avoir parlé. Madame du Châtelet était sa fille ; mais un procès les rendant ennemies irréconciliables, il n’y avait jamais question d’elle.

La Tour d’Auvergne dans ces mêmes jours ayant dû aller rejoindre son régiment Boulonnais3 en Bretagne nous dînions tête-à-tête presque tous les jours. Les gens de service de madame me regardaient comme son mari : ils disaient que je devais l’être, croyant de justifier ainsi les longues heures que nous passions ensemble.

Madame d’Urfé me croyant riche avait imaginé que je ne m’étais placé dans la loterie de l’École militaire que pour me masquer.

Je possédais, selon elle, non seulement la pierre, mais le colloque avec tous les esprits élémentaires. Elle me croyait par conséquent maître de bouleverser toute la terre, de faire le bonheur, ou le malheur de la [74v] France, et elle n’attribuait la nécessité où j’étais de me tenir caché qu’à la juste crainte que je devais avoir d’être arrêté, et enfermé, car cela, selon elle, devait être immanquable d’abord que le ministère eût pu parvenir à me connaître. Ces extravagances venaient des révélations que son Génie lui faisait pendant la nuit, et que sa fantaisie exaltée lui faisait croire réelles. M’en rendant compte de la meilleure bonne foi du monde, elle me dit un jour, que son Génie l’avait convaincue qu’étant femme je ne pouvais pas lui faire obtenir le colloque avec les Génies ; mais que je pouvais, moyennant une opération qui devait m’être connue, la faire passer en âme dans le corps d’un enfant mâle né d’un accouplement philosophique4 d’un immortel avec une mortelle, ou d’un mortel avec un être femelle de nature divine.

Secondant ces folles idées de cette dame, il ne me semblait pas de la tromper, car c’était fait, et il était impossible que jea parvinsseb à la désabuser. Si en vrai honnête homme je lui avais dit que toutes ses idées étaient absurdes, elle ne m’aurait pas cru, ainsi j’ai pris le parti de me laisser aller. Je ne pouvais que me plaire poursuivant à me laisser croire le plus grand de tous les Rose-croix, et le plus puissant de tous les hommes d’une dame [75r]c alliée à ce qu’il y avait de plus grand en France, et qui d’ailleurs était riche plus encore par son portefeuille que par 80 mille livres de rente5 que lui donnait une terre, et des maisons qu’elle avait à Paris. Je voyais clairement qu’au besoin elle n’aurait pu me rien refuser, et malgré que je n’eusse formé aucun projet pour m’emparer de ses richesses ni en tout ni en partie, je ne me suis cependant pas senti la force de renoncer à ce pouvoir.

Madame d’Urfé était avare. Elle ne dépensait qu’à peine trente mille livres par an6, et elled négociait à la bourse ses épargnes qui allaient à deux fois plus. Un agent de change lui portait des effets royaux7 lorsqu’ils étaient au prix le plus bas, et les lui faisait vendre lorsqu’ils haussaient. C’était ainsi qu’elle avaite considérablement augmenté son portefeuille. Elle me dit plusieurs fois qu’elle était prête à donner tout ce qu’elle avait pour devenir homme, et qu’elle savait que cela dépendait de moi.

Je lui ai dit un jour qu’il était vrai que j’étais maître de cette opération, mais que je ne pourrais jamais m’y déterminer, parce que j’aurais besoin de la faire mourir.

— Je le sais, me répondit-elle, et je connais même le genre de mort auquel je devrais m’assujettir, et je suis prête.

— Et quel est, s’il vous plaît madame, ce genre de mort que vous croyez de savoir ?

— C’est, me répondit-elle vivement, le même poison qui fit mourir Paracelse8.

— Et croyez-vous que Paracelse ait obtenu l’hypostase9.

— Non. Mais j’en sais la raison. Il n’était ni homme, ni femme, et il faut être parfaitement ou l’un ou l’autre.

— C’est vrai ; mais savez-vous comment l’on fait ce poison ? Et savez-vous que sans l’intervention d’un Salamandre10 il n’est pas possible de le faire ?

— [75v] Cela peut être ; mais je ne le savais pas. Je vous prie de demander à la cabale s’il y a à Paris une personne qui possède ce poison.

J’ai d’abord cru que c’était elle-même qui croyait de l’avoir, etf n’ayant pas hésité à le dire dans ma réponse, j’ai contrefait l’homme étonné. Ce fut elle qui ne s’étonna pas, et je l’ai vue glorieuse. Vous voyez, me dit-elle, qu’il ne me manque que l’enfant qui contienne le verbe masculin11 tiré d’une créature immortelle. Je suis instruite que cela dépend de vous, et je ne crois pas que vous puissiez manquer du courage nécessaire à cause d’une pitié mal entendue que vous pouvez avoir de ma vieille carcasse.

À ces mots je me suis levé, et je suis allé à la fenêtre de sa chambre qui donnait sur le quai, où je suis resté un demi quart d’heure à réfléchir à ses folies. À mon retour à la table où elle était assise, elle me regarda attentivement, et toute émue, elle me dit : Est-il possible, mon cher ami ? je vois que vous avez pleuré. J’ai laissé qu’elle le croie, j’ai soupiré, j’ai pris mon épée, et je l’ai quittée. Son équipageg que j’avais tous les jours à ma disposition était à sa porte prêt à mes ordres.

Mon frère avait été reçu à l’académie par acclamation après l’exposition d’un tableau qu’il avait fait où il représentait une bataille qui eut l’approbation de tous les connaisseurs12. L’académie mêmeh voulut l’avoir, et lui en donna les cinq cents louis13 qu’il en demanda. Il était devenu amoureux de Coraline, et il l’aurait épousée si elle ne lui eût pas fait une infidélité qui le choqua au point que pour lui ôter tout espoir de raccommodement, il épousa en moins de huit jours une figurante dans les ballets de la comédie italienne14. Celui qui voulut faire la noce fut M. de Sanci trésorier des économats15 du clergé, qui aimait beaucoup [76r] cette fille, et qui par reconnaissance à la belle action que mon frère avait faitei en l’épousant lui fit ordonner des tableaux par tous ses amis qui l’acheminèrent à la fortune qu’il fit, et à la grande renommée qu’il gagna.

Ce fut à cette noce que M. Corneman16 me parlant beaucoup de la grande disette d’argent m’excita à parler au contrôleur général pour y trouver remède. Il me dit qu’en donnant des effets royaux à un marché honnête à une compagnie de négociants à Amsterdam on pourrait en échange prendre des papiers de quelqu’autre puissance que n’étant pas décriés comme ceux de France on pourrait facilement réaliser17. Je l’ai prié de n’en parler à personne, lui promettant d’agir.

Pas plus tard que le lendemain, j’en ai parlé àj l’abbé mon protecteur qui trouvant la spéculation excellente, me conseilla de faire le voyage de la Hollande en personne avec une lettre de recommandation du duc de Choiseul à M. d’Affri18k, auquel on pourrait faire passer quelques millions en papiers royaux pour les escompter19 en conséquence de mes lumières. Il me dit d’aller d’abord consulter l’affaire20 avec M. de Boulogne, et surtout de n’avoir pas l’air d’un homme qui irait à tâtons. Il m’assura que d’abord que je ne demanderais pas d’argent d’avance, on me donnerait toutes les lettres de recommandation que je demanderais.

Je devins dans un moment enthousiaste. J’ai vu dans le même jour le contrôleur général, qui trouvant mon idée très bonne, me dit que M. le duc de Choiseul devait être le [76v] lendemain aux Invalidesl, et que je devais aller sans perdre le moindre temps lui parler, et lui remettre le billet qu’il allait lui écrire. Il me promit de faire passer entre les mains de l’ambassadeur pour vingt millions d’effets qu’en tout cas21 retourneraient en France. Je lui ai dit d’un air sombre que j’espérais que non, si on se contentait de l’honnête22. Il me répondit qu’on allait faire la paix23, et qu’ainsi je ne devais les donner qu’à très peu de perte, et que sur cela je dépendrais de l’ambassadeur qui aurait toutes les instructions nécessaires.

Je me trouvai si flatté de cette espèce de commission que j’ai passé la nuit sans dormir. Le duc de Choiseul, fameux pour aller vite, à peine lu le billet de M. de Boulogne, et m’avoir écouté cinq minutes, me fit faire une lettre adressée à M. d’Affri qu’il lut, et signa sans me la lire,m après me l’avoir fait remettre cachetée24 ;n il me souhaita un bon voyage. J’ai pris le même jour un passeport de M. de Berkenroode25, j’ai pris congé de Manon Balletti, et de tous mes amis, exceptée Madame d’Urfé, chez laquelle je devais passer tout le lendemain, et j’ai autorisé à signer les billets de mon bureau mon fidèle commis.

Il y avait un mois qu’une très jolie, et très honnête fille native de Bruxelles s’était mariée sous mes auspices à un Italien nommé Gaétan qui faisait le métier de brocanteur26. J’avais été compère27. Le brutal la maltraitait dans les fureurs de sa jalousie, et en conséquence des plaintes que la charmante malheureuse venait toujours me porter je les avais plusieurs fois raccommodés. Ils vinrent me demander à dîner précisément le jour que je pliais bagage pour partir [77r] pour la Hollande. Mon frère, et Tireta étaient avec moi, et vivant encore en chambre garnie, je les ai tous menés à dîner avec moi chez Landel28 où l’on faisait excellente chère. Tireta était dans son équipage : il ruinait l’ex-janséniste toujours amoureuse de lui.

À ce dîner Tireta beau garçon, et bouffon dans l’âme, qui n’avait jamais vu la belle Flamande se mit à la cajoler d’importance. Elle en était enchantée, nous eno aurions ri, et tout serait allé à merveille, si son mari avait été raisonnable, et poli ; mais le malheureux jaloux comme un tigre suait le sang29. Il ne mangeait pas, il pâlissait à tout moment, il lançait à sa femme des œillades foudroyantes, et il n’entendait raillerie en rien. Tireta le goguenardait30. Prévoyant des scènes désagréables, je tâchais de mettre des bornes à son excessive gaieté ; mais en vain. Une huître tomba sur la belle gorge de madame Gaétan, et Tireta qui était auprès d’elle y appliqua vite ses lèvres, et la huma. Gaétan furieux se leva, et donna à sa femme un soufflet d’une espèce si cruelle que sa main tomba du visage de sa femme sur celui de son voisin. Tireta alors en fureur le prit à travers, le coucha par terre, et comme n’ayant point d’armes il ne se vengeait qu’à coups de poing nousp les laissions faire ; mais le garçon monta, et pour lors le jaloux s’en alla. Sa femme en pleurs, et en sang, car elle saignait du nez comme Tireta me pria de la conduire quelque part, car elle ne croyait pas sa vie sûre retournant à sa maison. Je me suis hâté de la mettre avec moi dans un fiacre, laissant là Tireta avec mon frère. Elle me dit de la conduire chez un vieux procureur son parent, qui demeurait sur le quai de Gêvres dans un quatrième étage d’une maison qui en avait six.

[77v] Cet homme après avoir entendu toute la triste histoire, me ditq qu’étant dans la misère, il ne pouvait donc rien faire pour la pauvre malheureuse ; mais qu’il ferait tout s’il avait seulement cent écus. Je les lui ai donnés, et il m’assura qu’il allait ruiner son mari, qui ne parviendrait jamais à savoir où elle était. Elle me dit qu’elle était sûre qu’il ferait tout ce qu’il promettait, et après m’avoir assuré de toute sa reconnaissance elle me laissa aller. À mon retour de la Hollande le lecteur saura ce qu’elle est devenue.

Après avoir assuré madame d’Urfé que j’allais en Hollande pour le bien de la France, et que je serais de retour au commencement de Février, elle me pria de lui vendre des actions de la compagnie des Indes de Gotembourg31. Elle en avait pour 60 000 #32, et elle ne pouvait pas les vendre à la bourse de Paris parce qu’il n’y avait pas d’argent ;r outre cela on ne voulait pas lui donner l’intérêt qu’elles portaient, et qui était considérable, attendu qu’il y avait trois ans qu’on n’avait pas fait des dividendes. Ayant consenti à lui rendre ce service, elle dut me rendre propriétaire des actions moyennant un contrat de vente, qu’elle me fit dans les formes le même jour sous le certificat desTourton et Baur à la place des Victoires33. De retour chez elle, je voulais lui faire un écrit par lequel je me serais engagé à lui remettre la valeur de ses effets à mon retour mais elle n’a pas voulu. Je l’ai laissée ayant le plaisir de ne remarquer sur sa figure la moindre marque de doute.

Après avoir pris de M. Corneman une lettre de change de trois mille florins sur le juif Boaz34 banquier de la cour à La Haye, je suis parti ; je suis arrivé en deux jours à Anverse, où j’ai pris un Jact35, qui m’a débarqué le lendemain à Roterdam où j’ai dormi. Dans le jour suivant je suis allé à La Haye où je me suis logé chez Jaquet au parlement d’Angleterre36. Dans le même jour veille de Noël je me suis présenté à M. d’Affri [78r] dans le moment qu’il lisait la lettre du Duc de Choiseul qui l’informait de moi, et de l’affaire. Il me retint à dîner avec M. de Kouderbac résident du roi de Pologne électeur de Saxe37, et il m’encouragea à bien faire me disant cependant qu’il doutait de la réussite parce que les Hollandais avaient des bonnes raisons pour croire que la paix ne se ferait pas de sitôt.

En sortant de l’hôtel de l’ambassadeur je me suis fait conduire chez le banquier Boaz que j’ai trouvé à table avec toute sa laide, et nombreuse famille. Après avoir vut la lettre de change, il me dit que dans le jour même il avait reçu une lettre de Corneman qui lui faisait mon éloge. Il me demanda pourquoi étant la veille de Noël je n’allais pas bercer l’enfant Jésus : je lui ai répondu que j’étais allé célébrer la fête des Macabées38 avec lui. Il applaudit avec toute sa famille à ma réponse, et il me pria d’accepter une chambre chez lui. Agréant son offre, j’ai d’abord fait dire à mon laquais de venir chez Boaz avec mon équipage, et après souper,u au moment de le quitter, je l’ai prié de me faire gagner dans le peu de jours que je me proposais de passer en Hollande dix-huit à vingt mille florins39 dans quelque bonne affaire. Il me répondit sérieusement qu’il y penserait.

Le lendemain matin après avoir déjeuné avec lui en famille, il me dit qu’il avait fait mon affaire, et il me conduisit dans son cabinet, où après m’avoir compté 3 m. florins en or, et billets de change, il me dit qu’il ne tenait qu’à moi de gagner en huit jours 20 m. florins comme je lui avais dit le soir. Très surpris, car j’avais cru de badiner,v de la facilité avec laquelle on gagne l’argent dans ce pays-là, je le remercie de cette marque d’amitié, et je l’écoute.

— Voilà, me dit-il, une note que j’ai reçue avant-hier de l’hôtel de la monnaie. On m’annonce 400 m. ducats40 qu’on vient de frapper, et qu’on est prêt à vendre au prix courant [78v] de l’or, qui heureusement n’est pas bien cher dans ce moment. Chaque ducat vaut cinq florins deux stübers, et trois cinquièmes41. Voici le cours du change avec Francfort sur le Main. Achetez les 400 m. ducats ; portez, ou envoyez-les à Francfort prenant des lettres de change sur la banque d’Amsterdam, et voici votre compte clair et net. Vous gagnez un stüber, et un neuvième par ducat ; ce qui vous fait 22 222 de nos florins42. Emparez-vous de cet or aujourd’hui, et en huit jours votre gain est liquide. Vous voilà servi.

— Mais, lui répondis-je, Messieurs de la monnaie n’auront-ils pas de la difficulté à me confier cette somme qui monte à plus de quatre millions tournois43 ?

— Sûrement ils auront des difficultés, si vous ne les achetez pas argent comptant, ou donnant une somme égale en bon papier.

— Je n’ai, mon cher monsieur Boaz, ni cette somme, ni ce crédit.

— Dans ce cas-là vous ne gagnerez jamais en huit jours 20 m. fl. À la proposition que vous m’avez faite hier au soir je vous ai cru millionnaire. Je ferai faire cette affaire aujourd’hui ou demain à quelqu’un de mes enfants.

Après m’avoir donné cette belle leçon, Boaz est allé à son comptoir, et je suis allé m’habiller. Monsieur d’Affri est allé pour me rendre la visite au parlement d’Angleterre, où ne m’ayant point trouvé, il m’écrivit un billet dans lequel il me dit d’aller chez lui pour entendre ce qu’il avait à me dire. J’y fus, j’y ai dîné, et j’ai su de la lettre même qu’il venait de recevoir de M. de Boulogne qu’il ne devait me laisser disposer des vingt millions qu’il allait recevoir qu’à l’huit pour cent de perte, car on était dans le moment de faire la paix. Il en rit, et j’en ai fait de même. Il me conseilla à ne pas m’ouvrir à des juifs, dont le plus honnête était le moins fripon, et il m’offrit une recommandation de sa propre main à Pels44 d’Amsterdam, que j’ai acceptéew avec reconnaissance ; et pour m’être utile dans l’affaire de mes actions de Gottenbourg il me présenta au ministre de Suède45. [79r] Celui-ci m’adressa à M.r D. O.46. Je suis parti le lendemain de la fête de S-Jean47 à cause de la convocation des plus zélés francs-maçons de la Hollande. Celui qui m’engagea à y être fut le comte de Tôt, frère du baron qui manqua sa fortune à Constantinople48. M. d’Affri me présenta à madame la gouvernante mère49 du Stathouder50x qui me parut trop sérieux à l’âge de douze ans qu’il avait alors. Elle s’endormait à chaque moment. Elle mourut peu de temps après, et on lui a trouvé le cerveau noyé dans l’eau. J’y ai vu le comte Philippe de Sinzendorf51, qui cherchait douze millions pour l’impératrice, et qui les trouva facilementyà l’intérêt du cinq pour cent. J’ai connu à la comédie un ministre de la Porte52 qui avait été ami de M. de Bonneval, et j’ai cru de le voir mourir de rire à ma présence53. Voici le fait assez comique.

On donnait la tragédie d’Iphigénie54. La statue de Diane était au milieu du théâtre. À la fin d’un acte Iphigénie entrait suivie de toutes ses prêtresses, qui passant devant la statue firent toutes une profonde inclination de tête à la déesse. Le moucheur des chandelles bon chrétien hollandais sort, et fait à la statue la même révérence. Le parterre, et les loges éclatent de rire, et moi aussi ; mais non pas à mourir. En devoir d’expliquer la chose au Turc, le rire lui prit avec une telle force qu’on a dû le porter à son auberge au prince d’Orange. N’en rire point du tout aurait indiqué bêtise j’en conviens ; mais il fallait avoir un esprit turc pour en rire à ce point-là. Ce fut cependant un grand philosophe grec qui mourut de rire voyant une vieille femme édentée manger des figues55. Ceux qui rient beaucoup sont plus heureux que ceux qui rient peu, car la gaieté épanche la rate, et fait faire du bon sang.

[79v] Deux heures avant d’arriver à Amsterdam, moi étant dans ma chaise de poste à deux roues avec mon domestique assis derrière, je rencontre une calèche à quatre roues à deux chevaux commez la mienne, un maître, et un domestique. Le cocher de la voiture à quatre roues voulait que le mien lui fît place, le mien lui remontrait que lui faisant place il allait me verser dans le fossé, mais l’autre insistait. Je m’adresse au maître beau jeune homme, et je le prie d’ordonner de me faire place.

— Je suis en poste, monsieur, lui dis-je, et outre cela je suis étranger.

— Monsieur, en Hollande, nous ne connaissons pas des droits de poste56, et si vous êtes étranger, avouez que vous ne pouvez avoir aucune prétention plus forte que moi, qui suis chez moi.

En entendant cela, je descends dans la neige jusqu’à la moitié de mes bottes, et tenant mon épée nue je dis à l’Hollandais de descendre, ou de me faire place. Il me répondit en souriant, qu’il n’avait pas d’épée, et que d’ailleurs il ne se battrait pas pour une raison si ridicule. Il me dit de remonter, et il me fit place. Je suis arrivé vers la nuit à Amsterdam où je me suis logé à l’étoile d’Orient57.

Le lendemain j’ai trouvé à la bourse M. Pels qui me dit qu’il penserait à ma grande affaire ; et un quart d’heure après j’y ai trouvé M.r D. O., qui me fit d’abord parler à un négociant de Gottenbourg, qui voulait m’escompter dans l’instant mes seize actions, me donnant douze pour cent d’intérêt. M. Pels me dit d’attendre, et m’assura qu’il m’en ferait avoir le quinze. Il me donna à dîner, et me voyant enchanté de la bonté de son vin du Cap58 rouge, il me dit en riant qu’il le faisait lui-même mêlant du vin de Bordeaux59 à du vin de Malaga. Le lendemain j’ai dîné chez M.r D. O. qui était veuf à l’âge de quarante ans, et dont Esther sa fille unique en avait quatorze. C’était une beauté, à cela près que ses dents n’étaient pas belles. Elle était héritière de toutes les richesses de son aimable père qui l’adorait. Blanche de teint, noire de cheveux, et coiffée sans poudre avec des yeux parlants très noirs, et très fendus, elle me frappa. Elleaa [80r] parlait très bien français, elle touchait le clavecinab d’une main très légère, et elle aimait passionnément la lecture. Après dîner M. D. O. me fit voir sa maison là où elle n’était pas habitée, car après la mort de sa femme il avait choisi un appartement rez-de-chaussée où il se trouvait très bien. Celui qu’il me fit voir était un appartement de six à sept pièces où il avait un trésor en ancienne porcelaine : les murs, et les croisées étaient toutes couvertes de plaques de marbre, chaque chambre de couleur différente, et pavée de même sous des superbes tapis de Turquie faits exprès pour les mêmes chambres. La grande salle à manger était toute couverte d’albâtre, et la table, et les buffets étaient de bois de cèdre. Cette maison était toute couverte de plaques de marbre sur l’extérieur aussiac. J’ai vu un samedi quatre à cinq servantes sur des échelles employées à laver ces murs magnifiques : ce qui m’excita à rire fut que toutes ces servantes avaient des paniers60 fort amples,ad qui les obligeaient à porter des culottes, car sans cela elles auraient trop intéressé la vue des passants. Après avoir vu la maison, nous descendîmes, et M. D. O. me laissa seul avec sa fille dans l’avant-chambre où il travaillait avec ses commis ; mais dans ce jour-là il n’y avait personne. C’était le premier de l’an.

Après avoir exécuté une sonate de clavecin, Mademoiselle O. me demanda si j’allais au concert. Je lui ai répondu que rien ne saurait m’intéresser à y aller me trouvant avec elle.

— Pensez-vous d’y aller Mademoiselle ?

— J’irais au concert avec le plus grand plaisir du monde ; mais je ne saurais y aller toute seule.

— Je me croirais heureux de vous y servir ; mais je n’ose pas m’en flatter.

— Vous me feriezae un [80v] plaisir très sensible, et je suis sûre que si vous vous offrez à mon père il ne vous refusera pas.

— Vous en êtes sûre ?

— Très sûre : il commettrait une impolitesse d’abord qu’il vous connaît : je m’étonne que vous ayez cette crainte : mon père est un homme poli :af je vois que vous ne connaissez pas les mœurs de la Hollande. Les filles chez nous jouissent d’une honnête liberté : elles ne la perdent que lorsqu’elles se marient : allez : allez.

J’entre chez M. D. O. qui écrivait, et je lui demande s’il veut bien m’accorder l’honneur de servir sa fille au concert.

— Avez-vous une voiture ?

— Oui Monsieur.

— Je n’ai donc pas besoin de faire atteler. Estherag.

— Mon père.

— Tu peux t’habiller. M. Casanova veut avoir la complaisance de te conduire au concert.

— Je vous remercie mon bon papa.

Après l’avoir embrassé, elle va s’habiller, et la voilà une heure après avec la joie sur sa figure. Je ne lui aurais désiré qu’un peu de poudre ; mais Esther était jalouse de la couleur de ses cheveux qui faisait paraître sa peau encore plus blanche. Un fichu noir transparent couvrait son sein qu’on voyait naissant, et trop ferme.

Nous descendons, je lui donne la main pour l’aider à monter dans la voiture, et je m’arrête en supposant qu’une femme de chambre, ou une complaisante61 la suivrait, et ne voyant personne je monte tout étonnéah. Son domestique après avoir fermé la portière monte derrière. La chose me paraissait impossible. Une pareille fille seule avec moi ! Je me trouvais muet. Je me demandais, si je devais me souvenir que j’étais un grand libertin, ou si je devais l’oublier. Esther toute gaie me dit que nous allions entendre une Italienne qui avait une voix de Rossignol, et me voyant interdit elle m’en demanda la raison. J’ai battu la campagne62 dans ma réponse ; [81r] mais j’ai fini par lui dire qu’elle me paraissait un trésor, dont je ne me croyais pasai digne d’être le gardien.

— Je sais, me dit-elle, que dans le reste de l’Europe on ne laisse pas sortir les filles seules avec des hommes ; mais ici on nous apprend à être sages, et nous sommes sûres que ne l’étant pas nous nous rendrions malheureuses.

— Heureux celui qui sera votre mari, et plus heureux encore si vous l’avez déjà choisi.

— Oh ! ce n’est pas à moi à le choisir ; mais à mon père.

— Et si celui qu’il choisit n’est pas celui que vous aimez ?

— Il n’est pas permis d’aimer quelqu’un avant de savoir s’il sera mari.

— Vous n’aimez donc personne.

— Personne : et je ne m’en suis pas sentie encore tentée, qui plus est.

— Je peux donc vous baiser la main.

— Pourquoi la main ?

Elle la retira, et elle me donna sa bouche, et rendu63 très modestement un baiser, qui m’est allé au cœur, mais je me suis arrêté là, lorsqu’elle m’a dit qu’elle en ferait autant à la présence de son père lorsqu’il me plairait.

Nous arrivâmes au concert, où Esther trouva une quantité de demoiselles ses amies toutes filles de riches négociants, jolies, et laides toutes empressées à lui demander qui j’étais. Elle ne savait leur dire que mon nomaj ; mais elle se montra animée lorsqu’elle vit à peu de distance une belle blonde : elle me demanda si je la trouvais aimable : je lui ai ditak, comme de raison, que je n’aimais pas les blondes.

—alJe veux cependant vous la présenter, car elle est peut-être votre parente ; elle s’appelle comme vous ; et voici son père. M. Casanova64, lui dit-elle : je vous présente M. Casanova ami de mon père.

— Est-il possible ? Je voudrais bien, me dit-il, être le vôtre ; mais nous sommes peut-être parents. Je suis de la famille de Naples.

— [81v] Nous sommes donc parents, quoique de fort loin, car mon père était parmesan. Avez-vous votre généalogie.

— Je dois l’avoir ; mais à vous dire vrai, je n’en fais pas cas, car dans ce pays on ne fait aucun compte de ces vanités-là.

— N’importe : nous pouvons nous en amuser un quart d’heure pour en rire après sans en faire parade. J’aurai demain l’honneur de vous faire une visite, et je vous porterai une série de mes ancêtres. Serez-vous fâché d’y trouver votre auteur65.

— J’en serai enchanté Monsieur, et j’aurai l’honneur moi-même d’aller vous voir chez vous demain. Oserais-je vous demander si vous avez chez vous une maison de commerce66 ?

— Aucune. Je suis dans les affaires de finances, et je sers le ministère de France. Je suis adressé à M. Pels.

M. Casanova fit alors un signe à sa fille, qui vint d’abord, et qu’il me présenta. Elle était amie intime d’Estheram ; je me suis assis entre les deux ; et le concert commença. Après une belle symphonie, un concert de violon, un autre de hautbois, l’Italienne qu’on vantait tant, et qu’on appelait Trenti parut,an se mettant derrière celui qui était au clavecin. Ma surprise fut grande lorsque j’ai vu dans cette prétendue Madame Trenti Thérésa Imer, femme du danseur Pompeati, dont le lecteur peut se souvenir67. Je l’avais connueao dix-huit ans avant cette époque, lorsque le vieux sénateur Malipiero m’avait donné des coups de canne pour m’avoir surpris en délit d’enfants avec elle, et je l’avais revue l’année 1753 à Venise, oùap nous nous étions aimés une fois ou deux non pas en enfants, mais en vrais amoureux. Elle était partie pour Bayreuth68, où elle était maîtresse duaqMargrave69, je lui avais promis d’aller la voir ; mais C. C, et la religieusearM. M. ne [82r] m’en avaient pas laissé le loisir. On me mit après sous les Plombs, et je n’avais plus rien su d’elle. Ma surprise fut extrême de la voir alors au concert d’Amsterdam. Je n’ai rien dit,as écoutant un airat qu’elle a chanté avec une voix d’ange, précédé d’un récitatif qui commençait par :

Eccoti giunta al fin donna infelice

[Te voilà enfin arrivée femme infortunée]70.

Les applaudissements ne finissaient jamais. Esther me dit qu’on ne savait pas qui était cette femme, qu’elle était fameuse à cause de cent histoires, qu’elle était fort mal dans ses affaires, et qu’elle vivait en parcourant toutes les villes de la Hollande chantant partout dans les concerts publicsau, où elle ne recevait en paiement que ce que les assistants lui donnaient sur une assiette d’argent qu’elle tenait à la main en parcourant à la fin du concert toutes les files.

— Et trouve-t-elle son assiette bien remplie ?

— Fort peu, car tout le monde qui est ici a déjà payé son billet. Ainsi c’est beaucoup, si elle ramasse trente ou quarante florins71. Elle sera après-demain au concert de Leyde, et le lendemain à La Haye, et le surlendemain à Roterdam, puis elle retourne ici ;av il y a plus de six mois qu’elle mène cette vie, et on est toujours enchanté de l’entendre.

— Elle n’a pas un amant ?

— On dit qu’elle a des jeunes gens par toutesaw ces villes ; mais qui au lieu de lui donner de l’argent lui coûtent, puisqu’ils n’ont pas le sou. Elle ne va jamais habillée que de noir, non seulement parce qu’elle est veuve72, mais à cause d’un grand chagrin qu’elle dit avoir eu. Vous la verrez parcourir notre file dans une demi-heure.

J’ai alors compté tenant mes mains dans mon manchon douze ducats73 que j’ai enveloppésax dans du papier en l’attendant avec un battement de cœur qui me faisait rire, car je n’en voyais pas bien [la]ay raison.

[82v] Lorsqu’elle parcourut le rang qui était avant le mien, je l’ai observée très surprise en me regardant ; mais j’ai d’abord détourné mes yeux de dessus elle,az me mettant à parler à Esther. Lorsqu’elle fut devant moi j’ai mis sur son assiette leba petit rouleau sans la regarder ; et elle passabb outre. Mais j’ai bien regardé une petite fille de quatrebcà cinq ansbd qui la suivait, et qui retourna sur ses pas quand elle fut au bout de la file pour venir me baiser la main. Je fus extrêmement surpris lorsque j’ai vu la tête de cette enfant avec ma même physionomie. J’ai pu dissimuler ; mais la petite attentive à me regarder se tenait là immobile. Voulez-vous, lui dis-je, des bonbons, ma belle enfant ? Tenez aussi la boîte. Et en disant cela je lui ai donné la boîte pleine qui n’était que d’écaille ; mais je la lui aurais donnéebe de même, quand elle aurait été d’or. Elle partit alors, et Estherbf me dit en riant que cet enfant était mon portrait.

— Frappant même, ajouta Mademoiselle Casanova.

— Le hasard, leur dis-je, produit souvent des ressemblances sans aucune raison.

Après le concert j’ai laissé MademoisellebgEsther O. entre les mains de son père que nous y avons trouvébh, et je suis allé à l’étoile d’Orient où je logeais. J’avais ordonné un plat d’huîtres, et je me disposais à les mangerbi avant d’aller me coucher lorsque j’ai vu paraître dans ma chambre Thérèse avec l’enfant. Je me suis levé, comme de raison, pour l’embrasser avec transport, lorsqu’elle s’est avisée, soit vérité, soit fiction, debj tomber évanouie dans un fauteuil. Comme cela pouvait être naturel j’ai bien voulu me prêter aux convenances de la scène, et je l’ai faite revenir avec de l’eau fraîche,bk en lui faisant renifler de l’eau de Luz74. Retournée en possession de tous ses sens, elle se mit [83r] à me regarder sans me parler. Je lui ai demandé si elle voulait souper, et elle me répondit qu’oui. J’ai vite ordonné qu’on mette trois couverts, et on nous servit un souper comme à l’ordinaire ; mais qui nous tint à table jusqu’à sept heures du matin non occupés à autre chose qu’à nous narrer nos fortunes, et nos malheurs. Elle connaissait la plus grande partie de mes dernières vicissitudes, et je ne savais rien des siennes. Ce fut donc elle qui parla cinq ou six heures de suite. Sophie, c’était le nom de sa fille, dormit profondément dans mon litbl jusqu’au jour. Thérèse réserva à la fin de toutes ses narrations ce qui était le plus important, et qui devait m’intéresser le plus. Elle me dit que Sophie était ma fille, et elle tira de sa poche son extrait baptistaire où était registré le jour de sa naissance.bmNous nous étions vus amoureux à Venisebn au commencement de la foire de l’ascension 1753, et Sophie75 était née à Bayreuth le dernier de l’année : elle entrait précisément alors dans sabo sixième année. Je lui ai dit que j’en étais convaincu,bp et que me trouvant en état de lui donner une éducation parfaite, j’étais prêt à en avoir soin ; mais elle me répondit que c’était son bijou, et que je lui arracherais l’âme si je la lui ôtais ;bq elle m’offrit à sa place son fils qui avait douze ans, et qu’elle n’avait pas le moyen de bien élever.

— Où est-il ?

— Il est, je ne dirai pas en pension ; mais en gage à Roterdam, puisqu’on ne me le donnera jamais à moins que je ne paye à celui, chez qui il est tout ce que je lui dois.

— Combien devez-vous.

— Quatre-vingts florins76. Soixante-deux vousbr me les avez donnés, donnez-moi encore quatre ducats, et mon fils est à vous, et je deviens la plus heureuse de toutes les mères. Je le remettrai entre vos mains77 à La Haye la semaine prochaine puisque vous dites que vous devez y retourner.

— Oui, ma chère Thérèse. Au lieu de quatre ducats en voilà vingt. Nous nous reverrons à La Haye.

[83v] Les transports que lui causèrent alors les sentiments de reconnaissance, et la joie qui inondait son âme furent excessifs ; mais ils n’eurent pas la force de réveiller mon ancienne tendresse, ou plutôt l’ancien goût que j’avais eu pour elle, car je ne l’avais jamais aimée passionnément. Elle me tint serré entre ses bras plus d’un quart d’heure redoublant les démonstrations des désirs les plus vifs ; mais en vain : je luibs rendis ses caresses sans jamais lui donner la conviction qu’elle voulait pour s’assurer qu’elles venaient de la même source à laquelle Sophie devait sa naissance. Thérèse fondit en pleurs, puis elle soupira, prit sa fille, et me laissa après m’avoir répété que nous nous reverrions à La Haye, et qu’elle allait partir à midi.

Thérèse avait deux ans plus que moi, elle était jolie, blonde, remplie d’esprit, et de talent ; mais ses charmes n’étaient plus les mêmes, car ils m’auraient fait ressentir leur force.btL’histoire de tout ce qu’il lui était arrivébu dans les six ans depuis son départ de Venise pour Bayreuth serait digne d’occuper mon lecteur, et je l’écrirais volontiers si je me souvenais de toutes les circonstances. Convaincue d’infidélité par le Margrave amoureux à cause d’un M. de Montpernis78 elle avait été chassée ; elle s’était séparée de son mari Pompeati, etbv elle était allée à Bruxelles avec un amant, où elle avait plu pour quelques jours au prince Charles de Lorraine79, qui lui accorda par un privilège particulier la direction de tous les spectacles dans tous les Pays-Bas autrichiens. Avec ce privilège elle avait embrassé les plus vastes entreprises, qui lui avaient fait faire des dépenses énormes, de sorte qu’en moins de trois ans après avoir vendu tous ses diamants, ses dentelles, ses garde-robes, et tout ce qu’ellebw possédait, elle avait été obligée de passer en Hollande pour ne pas aller en prison. Son mari s’était tué à Vienne dans la fureur que lui causèrent des douleursbx dans les intestins : il s’était ouvert le ventre avec un rasoir, et il était mort en se les arrachant.by

[88r] Les affaires que j’avais ne me permettaient pas d’aller me coucher. M. Casanova vint prendre du café avec moi, et me pria à dîner en me donnant rendez-vous à la bourse d’Amsterdam80, qui est quelque chose d’étonnant pour tout étranger qui pense. Les millionnaires qui ont l’air de manants sont très nombreux. Un homme qui n’a que cent mille florins81 est pauvre au point qu’il n’ose pas négocier sous son propre nom. M.r D. O m’invita à dîner pour le lendemain à une petite maison qu’il avait sur l’Amstel ; et M. Casanova me traita fort bien.bzAprès avoir lu ma généalogie qui me fit tant de bien à Naples, il alla chercher la sienne qu’il trouva précisément la même, mais fort indifférent à ce fait, il ne fit qu’en rire, tout au contraire du82 D. Antonio de Naples, qui en fit le cas le plus grave, et qui m’en donna de si bonnes marques. Il m’offrit cependant ses services, et ses lumières dans tout ce qui regardait le commerce, si je pouvais en avoir besoin. Sa fille me parut jolie ; mais je ne me suis trouvéca frappé ni de ses charmes, ni de son esprit : je ne m’occupais que d’Esthercb, dont j’ai parlé à table plusieurs fois, tant enfin que j’ai forcé Mademoiselle Casanova à me dire qu’elle n’était pas jolie. Une fille qui sait d’être jolie triomphe lorsqu’elle peut fermer la bouche d’un homme qui parle en faveur d’une de ses égales, dont les défauts sont incontestablescc. Malgré cela, la jeune Casanova était amie intime d’Esther.

L’après dîner, Monsieur D. O. me dit que si je voulais donner mes actions à un quinze au-dessus de cent, il les prendrait pour lui-même, et que je n’aurais pas des dépensescd en courtier, ni en notaire. J’ai conclu, et après les lui avoir passées, je lui ai demandé le paiementce dans une lettre de change sur Tourton et Baur en livres tournois, et à mon ordre. Après avoir calculé le thaler de banque suédois à huit livres, et dix sous #83 il me donna une lettre de change à vue en se réglant sur le [88v] cours du change de Hambourg, de soixante et douze mille francs, tandis qu’au cinq pour cent je ne m’attendais à en recevoir que 69 mille. C’était le six pour cent, ce qui m’a fait le plus grand honneur avec Madame d’Urfé, qui ne s’attendait peut-être pas à tant de loyauté de ma part84. Vers le soir je suis allé avec M. Pels à Serdam85 sur une barque posée sur un traîneau à voile. J’ai trouvé ce trajet fort extraordinaire, et très amusant. Nous y allâmes par un vent fait pour courir quinze milles anglais par heure86 avec une vitesse surprenante. On ne peut pas imaginer de voiture ni plus commode, ni plus ferme, ni plus exempte de danger. Il n’y a personne qui ne voulût aller faire le tour du monde dans une voiture pareille sur une mer prise de glace avec cependant le vent en poupe, car on ne peut pas aller autrement, le gouvernail ne pouvant servir de rien. Ce qui me plut beaucoup fut l’exactitude avec laquelle deux matelots baissèrent deux voiles lorsque étant arrivés vers l’île ils eurent besoin d’arrêter la barque. C’est le seul moment dans lequel il est permis d’avoir peur, car la barque poursuivit à aller plus de cent pas même après que les voiles furent baissées, et si on avait tardé seulement une seconde, la violence de son choccf contre le rivage l’aurait mise en pièces. Nous mangeâmes des perches, et ne pûmes pas nous promener à cause du grand vent ; mais j’y fus une seconde foiscg, et je n’en dis rien, parce que tout le monde sait ce que c’est que le merveilleux Serdam, véritable pépinière de tous les riches marchands qui deviennentch avec le temps millionnaires à Amsterdam. Nous retournâmes chez M.r Pels dans un traîneau à deux chevaux qui lui appartenait. Il me retint à souper, et je ne l’ai quitté qu’à minuitci. Il me dit avec la loyauté peinte sur son front, que puisque j’étais devenucj son ami, et de M. D. O., je n’avais pas [89r] besoin d’aller par les mains des juifs pour ma grande affaire ; mais que je devais m’adresser à eux sans détour.

Le lendemain la neige tombant à gros flocons, je suis allé de bonne heure chez M. D. O., où j’ai trouvé sa fille en très bonne humeur. En présence de son père elle commença par se moquer de moi de ce que j’avais passé la nuit à l’auberge avec madame Trenti.

M. D. O. après m’avoir dit que je n’avais pas besoin de me défendre, puisqu’il était permis d’aimer le talent, me pria de lui dire qu’était cette femme. Je lui ai dit que c’était une Vénitienne dont le mari s’était tué depuis peu, et qu’il y avait presque six ans que nous nous étions vus la dernière fois. La vue de votre fille, me dit Esther, doit vous avoir surpris. Je lui dis que cette fille ne pouvait pas m’appartenir puisque la mère avait alors son mari ; mais elle poursuivit à raisonner sur la ressemblance, et à badiner sur ce que je m’étais endormi la veille soupant chez M. Pels.

— Je suis jalouse, me dit-elle avec esprit, de quelqu’un qui a le secret de se procurer un doux sommeil, moi qui depuis quelque temps je ne m’endors qu’après l’avoir longtemps désiré en vain, et avec répugnance puisque quand je me réveille au lieu de me trouver l’esprit plus libre, je le trouve engourdi, et accablé par l’insouciance qui dérive de la fatigue.

— Essayez, mademoiselle, à87 passer la nuit en écoutant la longue histoire de quelqu’un qui vous intéresserait, mais de sa propre bouche. Vous vous endormirez avec plaisir dans la nuit suivante.

— Ce quelqu’un n’existe pas. Je crois qu’il me faut des livres, et le secours de quelqu’un qui s’y connaisse pour m’en trouver d’intéressants. J’aime l’histoire, les voyages ; mais je dois me trouver sûre que ce que je lis n’est fabuleux en rien. Si je peux en douter, je quitte d’abord la lecture.

[89v] Je lui ai promis des livres pour le lendemain avant de partir pour La Haye : elle me somma de ma parole, me faisant compliment sur ce que je verrais de nouveau à La Haye la Trenti.

La franchise d’Esther m’enflammait, et M. D. O. riait de tout son cœur du procès que sa fille me faisait. À onze heures nous nous mîmes dans un traîneau, et nous allâmes à la petite maison, où elle m’avait prévenu que mademoiselle Casanova s’y rendrait aussi avec son prétendu. Jeck lui ai vu un air de satisfaction quand je l’ai assurée que rien ne pouvait m’intéresser plus qu’elle-même.

Nous les vîmes tous les deux couverts de neige venir nous rencontrer. Nous descendons : nous entrons dans un salon pour mettre bas nos fourrures ; et j’observe le prétendu, qui après s’être arrêté un moment à me regarder, parle tout bas à sa future. Elle rit ; elle va dire quelque chose à Esther, qui va informer son père, qui rit encore plus. On me regardait ; j’étais sûr qu’il y avait question de moi ; je faisais semblant d’être indifférent, mais cela ne devait pas m’empêcher de les approcher. La politesse même l’exigeait. On peut se tromper, dit M. D. O., il est même nécessaire de tirer la chose au clair.

Vous est-il arrivé, me dit-il, rien de curieux en voyage de La Haye à Amsterdam ?

À cette question j’ai jeté les yeux sur le prétendu, et j’ai d’abord tout deviné. Rien de curieux, lui répondis-je, que la rencontre d’un joli personnage qui avait envie de voir ma voiture versée ; et je crois de le voir ici.

Les risées redoublèrent alors, et nous nous embrassâmes ; mais après la narration faite par lui-même du fait avec toutes les circonstances, la jeune Casanova lui dit avec aigreur qu’il aurait dû se battre. Esther s’opposa lui disant, qu’il avait été plus brave entendant raison, et M. D. O. se déclara de cet avis en forts termes ; mais la mutine, après avoir fait parade d’idées romanesques se mit à bouder son amant. Je lui ai fait sur cela une guerre, qui plut beaucoup à Esther.

[90r] Allons, allons, dit la charmante Esthercl d’un air enjoué, mettons des patins, et allons vite nous amuser sur l’Amstel, car j’ai peur que la glace fonde. Je n’ai pas voulu la prier de me dispenser. M. D. O. nous quitte. Le prétendu de Mademoiselle Casanova m’adapte des patins, et voilà les demoiselles en train88, en courte jupe, armées de culottes de velours noir pour se garantir d’accidents. Nous descendons sur l’Amstel, et me trouvant tout à fait nouveau dans ce manège, le lecteur peut se figurer qu’étant tombé violemment sur la dure glace au moins vingt fois j’ai cru que je finirais par me casser les reins ; mais point du tout, j’ai eu honte à quitter la partie, et je n’ai fini que lorsqu’on nous appela à dîner. En nous levant de table je me suis trouvé comme perclus de tous mes membres. Esther me donna un pot de pommade, et m’assura que me faisant frotter allant au lit, je me porterais très bien le lendemain. Elle me dit vrai. On rit beaucoup ; j’ai laissé rire ; j’ai vu que cette partie n’avait été faite que pour rire à mes dépens, et je n’ai pas trouvé cela mauvais. Je voulais me faire aimer d’Esther, et j’étais sûr que tant de soumission, et de complaisance de ma part devait m’y acheminer. J’ai passé l’après dîner avec M.r D. O. laissant aller les jeunes gens sur l’Amstel de nouveau où ils s’en donnèrent jusqu’à la brune89.

Nous parlâmes de mes vingt millions, et j’ai su de lui-même que je ne réussirais jamais à les escompter que vis-à-vis d’une compagnie de négociants qui me donnerait en échange d’autres papiers, et que dans cette opération même je devais me disposer à perdre beaucoup. Quand je lui ai dit que je ferais volontiers l’affaire avec la compagnie des Indes de Gotenbourg il me dit qu’il parlerait à un courtier, et que M. Pels pourrait m’être très utile.

Le lendemain en me réveillant je me suis cru perdu. Il me semblait d’avoir la dernière des vertèbres qu’on appelle l’os [90v] sacrum en mille morceaux. J’avais cependant fait employer à me frotter presque toute la pommade qu’Esther m’avait donnéecm. Je n’ai pas oublié ses désirs. Je me suis fait porter chez un libraire, où j’ai pris tous les livres que j’ai cru pouvoir l’amuser. Je les lui ai envoyés, la priant de me renvoyer tous ceux qu’elle avait lus. Elle fut exacte ; et en me remerciant beaucoup elle me pria d’allercn l’embrasser avant de partir d’Amsterdam, si je voulais avoir un joli présent.

J’y fus de très bonne heure laissant ma chaise de poste à sa porte. Sa gouvernante me conduisit à son lit, où je l’ai trouvée riante avec un teint de lis, et de roses. Je suis sûre, me dit-elle, que vous ne seriez pas venu si je ne m’étais pas servie du mot embrasser. En disant cela elle livra à la cupidité de mes lèvres tous les charmes de sa physionomie. Entrevoyant les boutons de rose de ses jeunes seins, d’abord qu’elle s’aperçut que j’allais m’en emparer, elle cessa de rire, et se mit en défense. Elle me dit que je faisais très bien allant me divertir à La Haye avec madame Trenti, entre les mains de laquelle j’avais un très précieux gage de ma tendresse. Je l’ai assurée que je n’allais à La Haye que pour parler d’affaires avec l’ambassadeur, et qu’elle me reverrait dans cinq ou six jours uniquement amoureux d’elle. Elle me répondit qu’elle comptait sur ma parole, et elle m’accorda lorsque je l’ai quittée un si doux baiser, que je me suis senti sûr qu’elle m’accorderait tout à mon retour. Je suis parti très amoureux, et je suis arrivé à l’heure de souper chez Boaz.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer