Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre III

Le comte de La Tour d’Auvergne, eta madame d’Urfé

Malgré cet amour naissant je ne laissais pas d’avoir du goût pour les beautés mercenaires qui brillaient sur le grand trottoir1 et faisaient parler d’elles ; mais celles qui m’occupaient le plus étaient les entretenues, et les autres qui ne prétendaient appartenir au public que parce qu’elles chantaient, dansaient, ou jouaient la comédieb. Se reconnaissant pour tout le reste très libres, elles jouissaient de leur droit se donnant tour à tour ou à l’amour, ou à l’argent, et quelquefois à l’un et à l’autre en même temps. Je m’étais faufilé avec toutes très facilement. Les foyers des théâtres sont le noble marché où les amateurs vont exercer leur talent pour nouer des intrigues. J’avais su assez bien profiter de cette agréable école : je commençais par devenir l’ami de leurs amants en titre, et je réussissais par l’art de ne jamais montrer la moindre prétention, et surtout de paraître non pas inconséquent ; mais sans conséquence. Il fallait avoir toujours à l’occasion la bourse à la main, mais s’agissant de peu de chose, la peine n’était pas si grande que le plaisir. J’étais sûr que d’une façon ou de l’autre on m’en tiendrait compte.

Camille actrice, et danseuse de la comédie italienne2, que j’avais commencé à aimer à Fontainebleau il y avait déjà sept ans fut la fille à laquelle je me suis beaucoup attaché à cause des agréments que je trouvais chez elle dans une petite maison à la barrière blanche3 où elle vivait avec son amant comte d’Esgreville4 qui me chérissait beaucoup [59v] dans sa société. Il était frère du marquis de Gamache5, et de la comtesse du Rumain6, beau garçon, fort doux, et assez riche. Il n’était jamais si content comme7 lorsqu’il voyait beaucoup de monde chez sa maîtresse. Elle n’aimait que lui ; mais remplie d’esprit, et de savoir-faire elle ne désespérait personne qui avait du goût pour elle : ni avare, ni prodigue dans les faveurs qu’elle accordait elle se faisait adorer de tout son monde sans craindre ni indiscrétion, ni un abandon toujours mortifiantc.

Celui qu’après son amant elle distinguait au-dessus de tous les autres était le comte de La Tour d’Auvergne8. C’était un seigneur de grande naissance, qui l’idolâtrait ;d et qui n’étant pas assez riche pour l’avoir toute à lui, devait être assez content de la partie qu’elle lui accordait. On disait qu’elle l’aimait en second. Elle lui entretenait à peu de frais une petite fille, dont elle lui avait, pour ainsi dire, fait présent, aprèse l’en avoir vu amoureux quand elle était à son service. La Tour d’Auvergne la tenait à Paris avec lui en chambre garnie dans la rue Taranne9 : il disait qu’il l’aimait parce que c’était un présent que sa chère Camille lui avait fait ; et il la conduisait très souvent souper avec elle à la barrière blanche. Elle avait quinze ans, simple, naïve, sans nulle ambition : ellef disait à son amant qu’elle ne lui pardonnerait jamais une infidélité, excepté qu’il ne la lui fît avec Camille à laquelle elle croyait de devoir céder parce qu’elle lui devait son bonheur. Je suis devenug si amoureux de cette fille que souvent je n’allais souper chez Camilleh que dans l’espoir de l’y trouveri [60r] et de jouir des naïvetés avec lesquelles elle enchantait toute la coterie. Je me cachais de tout mon pouvoir, mais j’en étais si épris que très souvent, je me trouvais fort triste sortant du souper, parce que je voyais l’impossibilité de guérir ma passion par les voies ordinaires. Je me serais même rendu ridicule, si je m’étais laissé deviner, et Camille se serait moquée de moi sans pitié. Mais voici ce qu’il m’est arrivé pour me guérir de cette passionj.

La petite maison de Camillek étant à la barrière blanche, j’envoyais chercher un fiacre pour retourner chez moi, lorsque tout le monde après souper allait se retirer. Nous étant tenus à table jusqu’à une heure après minuit mon laquais me dit qu’on ne trouvait pas des fiacres. La Tour d’Auvergne me dit qu’il me ramènerait chez moi sans nullement s’incommoder, malgré que sa voiturel ne fût que pour deux personnes. Ma petite, dit-il, s’assoira sur nous. J’accepte, comme de raison, et me voilà dans la voiture avec le comte à ma gauche, et Babet assise sur les cuisses de tous les deux. Rempli de désir, jem pense à saisir l’occasion ; et sans perdre mon temps, car le cocher allait vite, je lui prends la mainn, je la serre, elle serre la mienne, je la porte par reconnaissance à ma boucheo la couvrant de baisers muets, et impatient de la convaincre de mon ardeur [60v] je pousse la chose, comme je le devais dans la plus grande douceur de mon âme ; mais précisément dans le moment de la crise j’entends la Tour d’Auvergne qui me dit : Je vous sais gré, mon cher ami, d’une politesse de votre pays, dont je ne me croyais plus digne : j’espère quep ce ne soit pas une méprise. À ces terribles mots, j’étends ma main, et je sens la manche de son habit : il n’y a point de présence d’esprit dans ce moment-là, d’autant plus que ces paroles furent suivies d’un rire qui aurait démonté l’homme le plus aguerri. Jeq lâche prise ne pouvant ni en rire ni convenir, ni disconvenir de la chose. Babet demandait à son ami de quoi il riait tant, et lorsqu’il voulaitr lui en dire la raison le rire lui revenait, je ne disais rien, et je me trouvais bête au possible. Heureusement la voiture s’est arrêtée, et mon laquaiss ayant ouvert la portière pour que je descende, je suis entré chez moi leur souhaitant une bonne nuit, que la Tour d’Auvergne me rendit en poursuivant à rire de tout son cœur. Pour moi je n’ai commencé à rire de l’aventure qu’une demi-heure après, car enfin elle était bouffonne ; mais malgré cela je la trouvais triste, et ennuyeuse à cause des plaisanteries auxquelles je devais me disposer à résister.

Trois ou quatre jours après, je me suis déterminé à aller demander à déjeuner àt l’aimable seigneur à neuf heures du matin, car Camille avait envoyé chez moi pour [61r] savoir comment je me portais. Cette affaire ne devait pas m’empêcher de poursuivre à la voir ; mais j’ai voulu savoir auparavant sur quel pied on avait pris la chose.

uD’abord que le charmant La Tour me vit, il donna dans un éclat de rire ; et après avoir bien ri il vint m’embrasser en jouant la demoiselle. Je l’ai prié moitié en riant, moitié sérieusement d’oublier cette bêtise, puisque je ne savais pas comment me défendre.

— Pourquoi, me répondit-il, penser à vous défendre ? Nous vous aimons tous, c’est une aventure très comique qui a fait, et fait nos délices tous les soirs.

— Tout le monde la sait donc ?

— En doutez-vous ? Camille étouffe, et vous devez venir ce soir, j’y conduirai Babet ; et elle vous fera rire, car elle soutient que vous ne vous êtes pas trompé.

— Elle a raison.

— Comment ? elle a raison. À d’autres. Vous me faites trop d’honneur, et je n’en crois rien ; mais vous prenez le bon parti.

Effectivement ce fut le parti que j’ai pris à table en faisant l’étonné de l’indiscrétion de La Tour, et en me disant guéri de la passion que j’avais conçuev pour lui. Babet m’appelait vilain cochon,w et ne me croyait pas guéri. Cette aventure, par des raisons inconcevables, me dégoûtax d’elle, me prenant d’amitié pour la Tour d’Auvergne, qui avait toutes les qualités pour être aimé de tout le monde. Mais cette amitié manqua d’avoir une suite funeste.

yCe fut un jour de lundi au foyer de la comédie italienne quez cet homme charmant me pria de lui prêter cent louis promettant de me les rendre le Samedi.

— Je ne les [61v] ai pas. Voici ma bourse toute à votre service, lui dis-je, où il y en a dix à douze.

— Il m’en faut cent, et d’abord, puisque je les ai perdus hier au soir sur ma parole chez la princesse d’Anhalt10.

— Je ne les ai pas.

— Un receveur de la loterie doit en avoir plus de mille.

— D’accord ; mais ma caisse est sacrée : je dois la consigner à l’agent de change aujourd’hui en huit.

— Cela ne vous empêchera pas de la consigner, puisque Samedi je vous les rendrai. Ôtez de votre caisse cent louis, et mettez-y à la place ma parole d’honneur. Croyez-vous qu’elle vaille cent louis ?

À ces paroles je lui tourne le dos en lui disant de m’attendre, je vais à mon bureauaa dans la rue saint Denis, je prends cent louis, et je les lui porte. Le samedi vient, je ne le vois pas, et le dimanche matin je mets en gage ma bague, et je remets dans ma caisse la même somme, que j’ai consignéeab le lendemain à l’agent de change. Trois ou quatre jours après voilà la Tour d’Auvergne sur l’amphithéâtre11 de la comédie française qui m’approche, et me fait des excuses. Je lui réponds en lui montrant ma main sans bague,ac et lui disant que je l’ai engagée pour sauver mon honneur. Il me répond d’un air triste qu’on lui avait manqué, mais qu’il était sûr de me rendre la somme le Samedi ensuite12 ; et je vous en donne, me dit-il, ma parole d’honneur. — Votre parole d’honneurad est dans ma caisse ; ainsi permettez que je n’y compte plus dessus : vous me rendrez les cent louis quand vous voudrez.

À ces paroles j’ai vu ce brave seigneur devenir pâle comme [62r] un mort.

— Ma parole d’honneur, me dit-il, mon cher Casanova, m’est plus chère que la vie, et je vous donnerai les cent louis demain à neuf heures du matin à cent pas du café qui est au bout des Champs Élysées. Je vous les donnerai tête-à-tête, personne ne nous verra, j’espère que vous n’y manquerez pas, et que vous aurez votre épée, comme j’aurai la mienne.

— C’est bien désagréable, Monsieur le comte, que vous veuillez me faire payer si cher un bon mot. Vous me faites infiniment de l’honneur13 ; mais j’aime mieux vous en demander pardon, si cela peut empêcher cette fâcheuse affaire.

— Non, j’ai tort, beaucoup plus que vous, et ce tort ne peut être effacé que par le sang d’un de nous deux. Viendrez-vous ?

— Oui.

J’ai soupé très tristement chezae Silvia, car j’aimais ce brave homme, et je ne m’aimais pas moins. Il me paraissait d’avoir tort ; car mon mot avait effectivement été trop tranchant ; mais je ne pensais pas à manqueraf au rendez-vous.

Je suis arrivé au café un moment après lui ; nous déjeunâmes ; il paya, etag ensuite nous sortîmes nous acheminant à l’Étoile14. Lorsque nous fûmes sûrsah de n’être pas vus, il me donna un rouleau de cent louis d’un air très noble ; etai me disant qu’un coup d’épée devait suffire à l’un ou à l’autre, il dégaina après avoir reculé de quatre pas. Pour toute réponse, j’ai dégainé aussi, et d’abord que je me suis vuaj en mesure15, je lui ai lancé ma botte droite, et certain de l’avoir blessé à la poitrine, j’ai sauté en arrièreak le sommant de sa parole. Doux comme un mouton, il baissa son épée, il mit sa main dans son sein, et en me la montrant teinte de sang, il me dit qu’il était content. Je lui ai dit tout ce que je pouvais, et devais lui dire de plus honnête tandis [62v] qu’il s’appliquait un mouchoir. Je me suis réjouial regardant la pointe de mon épée qui n’était ensanglantée que l’espace d’une ligne16. Je lui ai offert de l’accompagner, et il n’a pas voulu. Il me pria d’être discret, et d’être son ami à l’avenir. Aprèsam l’avoir embrassé versant des larmes, je suis retourné chez moi très affligé, et beaucoup endoctriné17 dans l’école du monde. Cette affaire demeura toujours inconnue à tout le monde. Huit jours après nous soupâmes ensemble chez Camille.

Dans ces jours j’ai reçu douze mille francs des mains de l’abbé de Laville comme une gratification de la commission, dont je m’étais acquitté à Dunkerque18. Camille me dit que la Tour d’Auvergne était au lit à cause de sa sciatique, et que si je voulais nous irions le lendemain lui faire une visite. J’ai accepté, nous y fûmes, et après avoir déjeuné, je lui ai dit d’un air sérieux que s’il voulait me laisser faire sur sa cuisse ce que je voulais je le guériraisan, car son mal n’était pas ce qu’on appelle sciatique, mais un vent humide, que je feraisao partir moyennant leap talisman de Salomon19, et cinq paroles. Il se mit à rire ; mais il me dit de faire tout ce que je voulais.

— Je m’en vais donc, lui dis-je, acheter un pinceau.

— J’enverrai un domestique.

— Non parce que je doisaqêtre sûr qu’on n’aura pas marchandé, et je dois aussi acheterar quelques drogues.

Je suis allé chercher du nitre, de la fleur de soufre, du mercure et un petit pinceau, et je lui ai dit qu’il me fallait un peu de son urine faite dans l’instant. Son éclat de rire, et celui de Camille ne me fit pas quitter mon air sérieux ;as [63r] je lui ai donné un gobelet, j’ai baissé ses rideaux, et il m’obéit.at Après en avoir fait un petit amalgame20, j’ai dit à Camille qu’elle devait lui frotter la cuisse de ses mains pendant que je murmurerais une conjuration,au mais que tout serait perdu si elle riait.av Après avoir passé un bon quart d’heure à rire, ils se mirent à la fin en devoir d’avoir un maintien égal au mien. La Touraw présenta sa cuisseax à Camille qui s’imaginant de jouer un rôle dans une comédie, commença à frotter le malade tandis que je disais à voix demi basse ce qu’il était impossible qu’ils comprissent puisque je ne savais pas moi-même ce que je disais. J’ai manqué de gâter l’opération moi-même en voyant les grimaces que faisait Camille pour ne pas rire. Rien n’était plus comique.ayAprès enfin leur avoir dit que c’était assez frotté, j’ai trempé dans l’amalgamation le pinceau, puis d’un seul coup je lui ai fait le signe Salomon ; l’étoile à cinq pointes formée ainsi de cinq lignes. Après cela, j’ai enveloppé sa cuisse dans trois serviettes, et je lui ai dit que s’il pouvait se tenir dans son lit vingt-quatre heures sans jamais la développer je le garantissais guéri. Ce qui m’a plu fut que je ne les ai vusaz plus rire. Ils étaient étonnés.

[63v] Après cette farce que j’ai composée, et jouée sans aucun dessein,ba et point du tout préméditée, nous partîmes, et dans le fiacre chemin faisant j’ai fait à Camille cent contes qu’elle écouta si attentivement que lorsque je l’ai quittée je l’ai vue ébahie.

Quatre ou cinq jours après lorsque je ne me souvenais presque plus de ce que j’avais fait à M. de la Tour d’Auvergne j’entends à huit heures du matin des chevaux qui s’arrêtent à ma porte. Je regarde de ma fenêtre ;bb je le vois descendre de cheval et entrer chez moi.

— Vous étiez sûr de votre fait, me dit-il en m’embrassant, puisque vous n’êtes pas venu voir comment je me portais le lendemain de votre opération étonnante.

— Certainement j’en étais sûr, mais si j’avais eu le tempsbc vous m’auriez vu tout de même.

— Dites-moi s’il m’est permis de me mettre dans un bain.

— Point de bainbd que lorsque vous vous croirez rétabli.

— Je vous obéirai. Tout le monde est étonné, car je n’ai pu m’empêcher debe conter ce miracle à toutes mes connaissances. Je trouve des esprits forts qui se moquent de moi, mais je les laisse dire.bf

— Vous auriez dû,bg ce me semble, être discret, car vous connaissez Paris. On m’appellera charlatan.

— Tout le monde ne pense pas comme cela, et je suis venu vous demander un plaisir.

— Que voulez-vous ?

— J’ai une tante connue, et reconnue pour savante dans toutes les sciences abstraites21, grande chimiste, femme d’esprit, fort riche, seule [64r] maîtressebh de sa fortune, et dont la connaissance ne peut que vous être utile. Elle meurt d’envie de vous voir, car elle prétend de vous connaître, et que vous n’êtes pas celui que Paris vous croit. Elle m’a conjuré de vous conduire à dîner chez elle avec moi, et j’espère que vous n’y aurez aucune difficulté. Cette tante s’appelle la Marquise d’Urfé22.

Je ne la connaissais pas ; mais le nom d’Urfé m’en imposa dans l’instant, car je savais l’histoire du fameux Annebi d’Urfé23, qui avait bj fleuri à la fin du seizième siècle. Cette dame était veuvebk de son arrière-petit-fils ; et je voyais qu’elle pouvait fort bien étant entrée dans la famille s’être imbibée de toutes les sublimes doctrines qui regardaient une science qui m’intéressait beaucoup, malgré que jebl la crusse chimérique. J’ai donc répondubm à M. de La Tour que j’irais avec lui chez Madame sa tante quand il voudra ; mais pas à dînerbn, à moins que nous ne fussions que nous trois.

— Ellebo fait, me dit-il, tous les jours une table de douze couverts, vous mangerez chez elle avec tout ce qu’il y a de mieux à Paris.

— C’est précisément ce que je ne veux pas, car j’abhorre la réputation de magicien que par bonté d’âme vous devez m’avoir faitebp.

— Point du tout vous êtes connu, et on vous estime. La duchesse de l’Oraguais24 m’a dit que vous alliez il y a quatre ou cinq ans au palais royal, et que vous passiez les journées entières avec la duchesse d’Orléans, et Madame de Boufflersbq, Madame du Blot, et Melfort même m’a parlé de vous25. Vous avez tort [64v] de ne pas reprendre vos anciennes habitudes. Ce que vous avez fait de moi me rend convaincu que vous pouvez faire une fortune très brillante. Je connais à Paris cent personnes de la première volée hommes, et femmes, qui ont ma même maladie, et qui vous donneraient la moitié de leur bien, si vous les guérissiez.

La Tour raisonnait juste ; mais comme je savais que ce que je lui avais fait n’était qu’une folie réussie par hasard je ne me souciais pas de me rendre public. Je lui ai dit qu’absolument je ne voulais pas m’exposer, et qu’il n’avait qu’à dire à madame sa tante que j’irais chez elle avec réserve, et pas autrement,br la laissant maîtresse de me marquer le jour, et l’heure. Le même jour entrant chez moi vers minuit j’ai trouvé un billetbs du comte, dans lequel il me disait d’être le lendemain à midi aux Tuileries sur la terrasse des capucins26, où il viendrait me prendre pourbt me conduire à dîner chez elle m’assurant que nous serions les seuls qui trouveraient la porte ouverte.

Exact27 au rendez-vous nous allons le lendemain chez cette dame. Elle demeurait sur le quai des théatins28 à côté de l’hôtel de Bouillon. Madame d’Urfé, belle quoique vieille, me reçut très noblement avec toute l’aisance de l’ancienne cour du temps de la régence.bu Nous passâmes une heure, et demie à parler de choses indifférentes ;bv mais d’accord, sans nous le dire, dans la maxime de nous étudier. Nous voulions tous les deux tirer les vers du [65r] nez à l’autre. Je n’avais pas de peine à jouer l’ignorant, car je l’étaisbw. Madame d’Urfé ne se montrait que curieuse ; mais je voyais avec évidence qu’il lui tardait d’étaler ses connaissances. On servit à deux heures pour nous trois le même dîner qu’on servait tous les jours pour douze. Après dîner la Tour d’Auvergne nous quitta pour aller voir le prince Turenne29 qu’il avait laissé le matin avec une forte fièvre, et pour lors Madame commença à me parler chimie, alchimie, magie, et tout ce qui faisait la matière de sa folie. Lorsque nous vînmes sur le propos du grand œuvre30, et que j’eus la bonhomie de lui demander si elle connaissait la matière première, elle ne donna pas dans un éclat de rire, parce qu’elle aurait manqué de politesse, mais avec un gracieux sourire elle me dit qu’elle possédait déjà ce qu’on appelle la pierre philosophale, et qu’elle était rompue dans toutes les grandes opérations. Elle me fit voir sa bibliothèque, qui avait appartenu au grand d’Urfé31, et à Renée de Savoye32 sa femme, qu’elle avait augmentée de manuscrits qui lui coûtaient plus de cent mille francs33. Son auteur favori était Paracelse34, qui selon ellebx n’avait été, ni homme ni femme, et qui avait eu le malheur de s’empoisonner avec une trop forte dose de médecine universelle35. Elle me montra un petit manuscrit, où il y avait le grand procédé expliqué en français en termes très clairs. Elle me dit qu’elle ne l’enfermait pas sous cent clefs, parce qu’il était écrit en chiffreby, dont elle avait uniquement la clef.

— Vous ne croyez donc pas, Madame, à la Stéganographie36 ?

— Non Monsieur, et si [65v] vous voulez l’accepter en voici la copie, dont je vous fais présent.

Je l’ai acceptée, et mise dans ma poche.

De la bibliothèque nous passâmes dans son laboratoire, qui m’a positivement étonné ; elle me montra une matière qu’elle tenait au feu depuis quinze ans, et qui avait besoin d’y être encore pour quatre ou cinq. C’était une poudre de projection37, qui devait dans une minute opérer la transmutation en or de tous les métaux. Elle me montra un tuyau par où le charbon descendait, et allait entretenir le feu de son fourneau toujours dans le même degré, porté là par son poids naturel de façon qu’elle restait souvent trois mois sans entrer dans le laboratoire sans risquer de trouver son feu éteint. Un petit conduit dessous en faisait tomber les cendres. La calcination du Mercure était pour elle un jeu d’enfants, elle m’en montra de calciné, et elle me dit que quand je voudrai elle me fera voir le procédé. Elle me montra l’arbre de Diane38 du fameux Talliamed39, dont elle était écolière. Ce Talliamed, comme tout le monde sait, était le savant Maillet, qui selon madame d’Urfé n’était pas mort à Marseille comme l’abbé Le Mascrier40 l’avait fait croire, mais il était vivant, et elle me dit avec un petit sourire qu’elle recevait souvent de ses lettres. Si le Régent de France l’avait écouté il vivrait encore. Elle me dit que le Régent avait été son premier amibz, que c’était lui qui lui avait donné le sobriquet d’Égérie41, et que c’était lui-même qui l’avait fait marier à Monsieur d’Urfé. Elle avait un commentaire de Raimond Lulle42 qui rendait clair tout ce qu’Arnauld de Villeneuve43 avait écrit après Roger Bacon44, et Geber45, qui selon elle n’étaient pas morts. Ce précieux manuscrit était dans une cassette d’ivoire, dont elle tenait la clef et son laboratoire d’ailleurs était fermé à tout le monde. Elle me montra un baril rempli de Platine del Pinto46 [66r] qu’elle était maîtresse de convertir en or pur quand bon lui semblerait. C’était M. Vood47 en personne qui lui en avait fait présent l’année 1743. Elle me fit voir la même Platine48 dans quatre différents vases, dont trois la contenaient intacte dans les acides vitrioliques, nitreux, et marins49, mais dans le quatrième, où elle avait employé l’eau régale50 la Platine n’avait pas pu résister. Elle la fondait au miroir ardent51, et elle me dit que seule on ne pouvait pas la fondre autrement, ce qui selon elle le démontrait supérieure à l’or. Elle me la fit voir précipitée par le sel ammoniac, qui n’a jamais pu précipiter l’or.

Elle avait un athanor52 vivant depuis quinze ans. J’ai vu sa tour remplie de charbons noirs, ce qui me fit juger qu’elle y était allée un ou deux jours auparavantca.

En retournant à son arbre de Diane je lui ai respectueusement demandé si elle convenait que ce n’était qu’un jeu pour amuser les enfants. Elle me répondit avec dignité qu’aussi elle ne l’avait composé que pour s’amuser en employant l’argent, le mercure, et l’esprit de nitre, et les cristallisant ensemble, et qu’elle ne regardait son arbre que comme une végétation métallique qui montrait en petit ce que la nature pouvait faire en grand ; mais elle me dit qu’elle pouvait faire un arbre de Diane, qui serait un véritable arbre du Soleil53, qui produirait des fruits d’or qu’on ramasserait, et qui en reproduirait jusqu’à l’extinction d’un ingrédient qu’elle mêlerait aux six lépreux54 en proportion de leur quantité. Je lui ai modestement répondu que je ne croyais pas cela possible sans la poudre de [66v] projection. Madame d’Urfé ne me répondit qu’avec un gracieux sourire.

Elle me fit voir alors une écuelle de porcelaine, où j’ai vu du nitre, du mercure, et du soufre, et sur une assiette un sel fixe55.

— J’imagine, me dit la marquise, que vous connaissez ces ingrédients.

— Je les connais, lui répondis-je, si ce sel fixe est d’urine.

— Vous y êtes.

— J’admire, Madame, votre pénétration. Vous avez analysé l’amalgamation avec laquelle j’ai peint le pentacle sur la cuisse du comte votre neveu ; mais il n’y a point de tartre qui puisse vous faire voir les paroles qui donnent la force au pentacle.

— Il ne faut pas du tartre pour cela, mais un manuscrit d’un adepte56 que j’ai dans ma chambre, et que je vous montrerai, où les paroles sont exprimées.

Je n’ai rien répondu, et nous sortîmes du laboratoire.

À peine entrée dans sa chambre, elle tira d’une cassette un livre noir qu’elle posa sur sa table, et elle se mit à chercher un phosphore57 : tandis qu’elle cherchait j’ai ouvert le livre qui était derrière elle, et je l’ai vu rempli de pentacles, et par bonheur j’ai vu lecb même talisman que j’avais peint sur la cuisse de son neveu entouré des noms des Génies des planètes58, deux exceptés, qui étaient ceux de Saturne, et de Mars, et j’ai vite refermé le livre. Ces Génies étaient les mêmes d’Agrippa59 que je connaissais,cc mais ne faisant aucun semblant60 je me suis rapproché d’elle, qui un moment après trouva le phosphore, qui m’a véritablement surpris ; mais j’en parlerai ailleurs.

Madame se mit surcd son canapé, me fit asseoir près d’elle, et me demanda si je connaissais les Talismans du [67r] comte de Trêves61.

— Je n’en ai jamais ouï parler, mais je connais ceux de Poliphile62.

— On prétend que ce sont les mêmes.

— Je ne le crois pas.

— Nous le saurons, si vous voulez écrire les paroles que vous avez prononcées en peignant le pentacle sur la cuisse de mon neveu. Le livre sera le même, si sur celui-ci je vous trouve les paroles qui entourent le même Talisman.

— Ce serait une preuve j’en conviens. Je m’en vais les écrire.

J’ai écrit les noms des Génies : madame trouva le pentaclece, me récita les noms, et contrefaisant l’étonné je lui ai donné mon papier, où elle lut avec la plus grande satisfaction les mêmes noms.

— Vous voyez, me dit-elle, que Poliphile, et le comte de Trêves possédaient la même science.

— J’en conviendrai, Madame, si dans votre livre on trouve la méthode de prononcer les noms ineffables63. Connaissez-vous la théorie des heures planétaires64 ?

— Je crois qu’oui ; mais elle n’est pas nécessaire dans cette opération.

— Je vous demande pardon. J’ai peint sur la cuisse de M. de la Tour d’Auvergne le pentacle de Salomon à l’heure de Vénus, et si je n’avais pas commencé par Anael qui est le Génie de la planète mon opération eût été vaine.

— C’est ce que j’ignorais. Et après Anael ?

— Il faut aller à Mercure, du Mercure à la Lune, de la Lune à Jupiter, de Jupiter au Soleil. Vous voyez que c’est le cycle magique dans le système de Zoroastre65, où je saute Saturne, et Mars que la science exclutcf dans cette opération.

— Et si vous aviez opéré dans l’heure de la Lune par exemple ?

— Je serais alors allé à Jupiter, puis au Soleil, puis à Anael, c’est-à-dire à Vénus, et j’aurais fini par Mercure.

— Je vois, [67v] Monsieur, que vous possédez la pratique des heures avec une facilité surprenante.

— Sans cela, Madame, on ne peut rien faire en magie, car on n’a pas le temps de calculer ; mais cela n’est pas difficile. Une étude d’un mois en donne l’habitude à tout candidat. Ce qui est plus difficile est le culte, car il est compliqué ; mais on y parvient. Je ne sors jamais le matin de chez moi sans savoir de combien de minutes est composée l’heure dans le jour courant, et j’ai soin que ma montre soit réglée à la perfection, car une minute décide.

— Auriez-vous la complaisance de me communiquer cette théorie ?

— Vous l’avez dans Artefius66, et plus claire dans Sandivoye67.

— Je les ai, mais ils sont en latin.

— Je vous en ferai la traduction.

— Vous aurez cette complaisance ?

— Vous m’avez fait voir des choses, Madame, qui me forcent à l’avoir par des raisons que je pourrais, peut-être, vous dire demain.

— Pourquoi pas aujourd’hui ?

— Parce que je dois auparavant savoir le nom de votre Génie.

— Vous savez que j’ai un Génie.

— Vous devezcg l’avoir s’il est vrai que vous ayez la poudre de projection.

— Je l’ai.

— Donnez-moi le serment de l’ordre.

— Je n’ose, et vous savez pourquoi.

— Demain peut-être je vous mettrai en état de ne plus douter.

Ce serment était celui des frères de la Rose-croix68 qu’on ne s’entredonne jamais sans se connaître auparavant ; ainsi Madame d’Urfé avait, et devait avoir peur de devenir indiscrète, et de mon côté je devais faire semblant d’avoir la même crainte. J’ai cru de devoir gagner du temps ; mais je savais ce que c’était que ce serment. On peut se le donner entre hommes sans indécence ; mais une femme comme [68r] Madame d’Urfé devait avoir quelque répugnance à le donner à un homme qu’elle voyait ce jour-là pour la première fois. Lorsque nous trouvons ce serment, me dit-elle69, annoncé dans notre écriture sainte il est masqué. Il jura, dit le saint-livre, en lui mettant la main sur la cuisse. Mais ce n’est pas la cuisse. Aussi ne trouve-t-on jamais qu’un homme prête serment à une femme de cette façon-là, car la femme n’a point de verbe.

À neuf heures du soir le comte de la Tour d’Auvergne vint chez sa tante, et fut surpris de me trouver encore avec elle. Il lui dit que la fièvrech de son cousin prince Turenneci avait redoublé, et que la petite vérole était déclarée. Il lui dit qu’il était venu prendre congé d’elle au moins pour un mois, puisqu’il allait s’enfermer avec le malade. Madame d’Urfé loua son zèle, et elle lui donna un sachet en lui faisant promettre qu’il le lui rendrait après la guérison du prince. Elle lui dit de le lui mettre au cou en sautoir, et d’être sûr d’une heureuse éruption70, et d’une guérison très certaine. Il le lui promit, il prit le sachet, et il s’en alla.

J’ai dit alors à la Marquise que je ne savais pas ce que son sachet contenait ; mais que si c’était de la Magie je n’y avais point de foi, car elle ne lui avait donné aucune prescription sur l’heure. Elle me répondit que c’était un electrum71, et dans ce cas-là je lui ai demandé excuse.

Elle me ditcj qu’elle louait ma réserve, mais qu’elle pensait que je ne me trouverais pas mécontent de sa coterie, si je voulais me prêter à en faire connaissance. Elle me [68v] dit qu’elle me ferait connaître tous ses amis en me faisant manger avec eux un à la fois, et que après je pourrais me trouver agréablement avec tous. En conséquence de cet arrangement j’ai dîné le lendemain avec un M. Gerinck et sa nièce, qui ne me plurent pas. Un autre jour avec un Macartnei72 irlandais, physicien dans l’ancien goût73, qui m’ennuya beaucoup. Un autre jour elle ordonna à son suisse de laisser entrer un moine, qui parlant littérature dit mille impertinences contre Voltaire que dans ce temps-là j’aimais, et contre l’esprit des lois que malgré cela il refusait à son célèbre auteur Montesquieu74cl. Il attribuait cet ouvrage au mauvais esprit d’un moine. Un autre jour elle me fit dîner avec le chevalier d’Arzigni, homme de quatre-vingt-dix ans qu’on appelait le doyen des petits maîtres75, et qui ayant été de la cour de Louis XIV en avait toute la politesse, et en savait les petites histoires. Cet homme m’amusa infiniment, il mettait du rouge, sur ses habits on voyait les pompons76 de son siècle, il se donna pour tendrement attaché à sa maîtresse qui lui tenait une petite maison, où il soupait tous les jours en compagnie de ses amies toutes jeunes, et charmantes qui quittaient toutes les sociétés pour la sienne ; mais malgré cela ilcm n’était pas tenté de lui faire des infidélités, car il couchait avec elle toutes les nuits. Cet homme aimable malgré que décrépit, et tremblotant avait une douceur de caractère, et des manières si singulières que j’ai cru vrai tout ce qu’il disait. Sa propreté77 était extrême. Un grand bouquet à la première boutonnière de son habit composé de Tubéreuses, et des jonquilles, avec une forte odeur d’ambre qui sortait de sa pommade qui tenait attachés à sa tête des cheveux postiches comme sescn sourcils, et ses dents exhalaient une odeur extrêmement forte, qui ne déplaisait pas à Madame d’Urfé, mais qui m’était insoutenable. Sans cela je me serais procuré [69r] sa société le plus souvent que j’aurais pu. M. d’Arzigni était épicurien78 par système avec une tranquillité étonnante ; il dit qu’ilco aurait signé à recevoir vingt-quatre coups de bâton tous les matinscp si cela pouvait le rendre sûr de ne pas mourir dans les vingt-quatre heures, et que plus ilcq vieillirait plus il accorderait la bastonnade plus ample.

Un autre jour j’ai dîné avec M. Charon79 conseiller de grand Chambre80 qui était son rapporteur dans un procès qu’elle avait contre Madame du Châtelet sa fille qu’elle haïssait81. Ce vieux conseiller avait été son amant heureux il y avait quarante ans, et par cette raison il se croyait obligé de lui faire raison82. Les magistrats françaiscrfaisaient raison, et ils se croient maîtres de la faire à ceux qu’ils aimaient parce que le droit qu’ils avaient de juger leur appartenait en force de l’argent avec lequel ils l’avaient acheté. Ce magistrat m’a ennuyé.

Mais je me suis plu un autre jour aveccs M. de Viarme83, neveu de madame, jeune conseiller, qui vint dîner chez elle avec son épouse. Ce couple était aimable, et ce neveu était rempli d’esprit que tout Paris connaissait à la lecture des remontrances au Roi84, dont il étaitct auteur. Il me dit que le métier d’un conseiller était celui de s’opposer à tout ce que le Roi pouvait faire même de bon. Les raisons qu’il m’allégua de la bonté de cette maxime furent celles que toutes les minorités des corps collectifs disent. Je n’ennuierai pas le lecteur à les lui répéter.

Le dîner quicu m’amusa le plus fut celui qu’elle donna à Madame de Gergi85 quicv vint accompagnée du fameux aventurier comte de S.t Germain86. Cet homme au lieu de manger parla du commencement jusqu’à la fin du dîner ;cw et je l’ai écouté avec la plus grande attention, car personne ne parlait mieux que lui.

Il se donnait pour prodigieux en tout, il voulait étonner, et [69v] positivement il étonnait. Il avait un ton décisif, qui cependant ne déplaisait pas, car il était savant,cx parlant bien toutes les langues, grand musicien, grand chimiste, d’une figure agréable, et maître de se rendre amies toutes les femmes, car en même temps qu’il leur donnait des fards qui leur embellissaient la peau, il les flattait non pas de les faire devenir plus jeunes, car cela, disait-il, était impossible ; mais de les garder, et conserver dans l’état où il les trouvait moyennant une eau, qui lui coûtait beaucoup, mais dont il leur faisait présent.cy Cet homme très singulier, et né pour être le plus effronté de tous les imposteurs, impunément disait, comme par manière d’acquit87 qu’il avait trois cents ans, qu’il possédait la médecine universelle, qu’il faisait tout ce qu’il voulait de la nature, qu’il fondait les diamants, etcz qu’il en faisait un grand de dix à douze petits sans que le poids diminuât, et avec la plus belle eau. C’étaient pour lui des bagatelles.da Malgré ses rodomontades, ses disparates88, et ses mensonges évidents, je n’ai pas eu la force de le trouver insolentdb ; mais je ne l’ai pas non plus trouvé respectable : je l’ai trouvé étonnant malgré moi, car il m’a étonné. Je retournerai à parler de lui à sa place.

Après que Madame d’Urfé me fit connaître tous ces personnages je lui ai dit que je dînerai avec elle quand elle en aurait [70r] envie, mais toujours tête-à-tête à l’exception de ses parents, et de S.t Germain, dont l’éloquence, et les fanfaronnades m’amusaient. Cet homme qui allait souvent dîner dans les meilleures maisons de Paris, n’y mangeait pas. Il disait que sa vie dépendait de sa nourriture, et on s’en accommodait avec plaisir, car ses contes faisaient l’âme du dîner.

J’étais parvenu à connaître parfaitement madame d’Urfé, qui me croyait un vrai adepte sous le masque d’un homme sans conséquence ; mais elle se fortifia dans cette idée chimérique cinq ou six semaines après, lorsqu’elle me demanda si j’avais déchiffré le manuscrit où il y avait le procédé du grand œuvre. Je lui ai dit que je l’avais déchiffré, et par conséquent lu, et que je le lui rendrais, lui donnant parole d’honneur que je ne l’avais pas copié.

— Je n’y ai trouvé, lui dis-je, rien de nouveau.

— Sans la clef, monsieur, excusez si je crois la chose impossible.

— Voulez-vous, madame, que je vous nomme votre clef ?

— Je vous en prie.

Je lui donne alors la parole, qui n’était d’aucune langue, et je la vois surprise. Elle me dit que c’était trop, car elle se croyait seule maîtresse de ce mot-là qu’elle conservait dans sa mémoire, et qu’elle n’avait jamais écrit.

Je pouvais lui dire la vérité, que le calcul même qui m’avait servi à déchiffrer le manuscrit m’avait fait apprendre le mot ; mais il me vint le caprice de lui dire qu’un Génie me l’avait révélé. Cette fausse confidence fut celle qui mit madame d’Urfé dans mes fers. Je me suis rendu ce jour-là l’arbitre de son âme ; et j’ai abusé de mon pouvoir. Toutes les fois que je m’en souviens, je m’en sens affligé, et honteux, et j’en fais la pénitence actuellement dans l’obligation où je me suis mis de dire la vérité écrivant mes mémoires.

[70v] La grande chimère de madame d’Urfé était celle de croire à la possibilité de parvenir au colloque avec les esprits qu’on appelle élémentaires89. Elle aurait donné tout ce qu’elle possédait pour y parvenir ; et elle avait connu des imposteurs qui l’avaient trompée la flattant de lui apprendre le chemin. Se voyant alors vis-à-vis de moi qui lui avais donnédc une si évidente preuve de ma science, elle se croyait parvenue à son but.

— Je ne savais pas, me dit-elle, que votre Génie eût le pouvoir de forcer le mien à lui révéler ses secrets.

— Il n’a pas eu besoin de le forcer, car il sait tout par sa propre nature.

— Sait-il aussi ce que j’enferme de secret dans mon âme ?

— Certainement, et il doit me le dire si je l’interroge.

— Pouvez-vous l’interroger quand vous voulez ?

— Dans tous les moments quand j’ai du papier, et de l’encre ; et je peux même le faire interroger par vous, vous disant son nom. Mon Génie s’appelle Paralis90. Faites-lui une question par écrit, comme si vous la faisiez à un mortel : demandez-lui comment j’ai pu déchiffrer votre manuscrit, et vous verrez comme je l’obligerai à vous répondre.

Madame d’Urfé, tremblante de joie, fait sa question, je la mets en nombres, puis en pyramide comme je faisais toujours, et je lui fais tirer la réponse qu’elle met elle-même en lettres. Elle ne trouve que des consonnes ; mais moyennant une seconde opération je lui fais trouver les voyelles qu’elle combine, et voilà une réponse fort claire, et qui la surprend91. Elle voit sous ses yeux la parole qui était nécessaire à déchiffrer son manuscrit. Je l’ai quittée portant avec moi son âme, son cœur, son esprit, et tout ce qui lui restait de bon sens.

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