Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre IV

La Corticelli, l’entrepreneur juif, le faux Charles Iwanoff, ordre de sortir de la Toscane. J’arrive à Rome. Mon frère Jean.

Le lendemain à neuf heures on m’annonça l’abbé Gama, qui commença par pleurer de contentement me voyant après tant d’années si bien portant, et à la fleur de mon âge. Le lecteur voit qu’ici il doit m’avoir fait mon éloge. On a bel avoir de l’esprit, on a beau les connaître ; les gratteurs d’oreilles1 plaisent. Cet abbé doux, fort aimable, très fin, et point du tout méchant, mais curieux par caractère, et par métier, tel enfin que je l’ai représenté dans mon premier tome, n’a pas attendu que je lui en fasse l’instance pour me conter toute son histoire de dix-sept ans, qu’il fit devenir longuea l’épisodiant2 tant qu’il put. Il était passé du service d’Espagne à celui de Portugal, et étant secrétaire d’ambassade du commandeur Almada3, il avait dû quitter Rome à cause que le pape Rezzonico ne voulait pas permettre à S. M. très fidèle de punir les jésuites qui malgré qu’ils ne lui eussent cassé qu’un bras avaient cependant eu intention de le tuer4. Gama errait par l’Italie correspondant avec Almada, et le fameux Carvahlo5 attendant la fin de la querelle pour retourner à Rome : c’était tout. Mais l’abbé éloquent fit durer tout cela une heure pour m’engager à lui donner sa revanche avec la narration de mes aventures. Nous exerçâmes tous les deux notre talent ; l’abbé allongeant son histoire, et moi abrégeant la mienne non sans le petit plaisir de punir sa curiosité. Il me demanda par manière d’acquit ce que j’allais faire à Rome, et je lui ai répondu que j’allais me présenter au pape pour l’engager à demander ma grâce aux inquisiteurs d’état6. Cela n’était pas vrai ; mais si je lui avais dit la vérité que je n’y allais que pour rire il ne l’aurait pas cru. Celui qui dit la vérité à un incrédule la prostitue : c’est un meurtre. L’abbé me demanda à titre de plaisir7 de nourrir avec lui un commerce épistolaire8, et je le lui ai promisb : puis il me dit qu’il était en état de me donner une marque de son amitié me présentant au marquis Bota Adorno gouverneur alors de la Toscane9, et qu’on appelait l’ami de l’empereur François premier alors régnant10 ; et je lui ai répondu qu’il me ferait vraiment un honneur. Il tomba sur le propos de Thérèse, et pour lors il me trouva constipé : je lui ai dit qu’elle était en bas âge quand j’ai connu sa famille à Bologne, et sur l’article de la ressemblance de son frère avec moi, ce ne pouvait être qu’un jeu du hasard. Il vit sur ma table quelque chose de très bien écrit, et il me demanda, si c’était mon secrétaire qui avait une si belle écriture : Costa qui était là lui répondit en espagnol que c’était lui. L’abbé alors s’évertua en compliments, finissant par me prier de le lui envoyer pour lui faire copier certaines lettres. Je n’ai pas hésité à lui répondre que j’avais un besoin indispensable de ce garçon dans tout le courant de la journée. Il ne le voulait chez lui que pour le faire parler. Tels sont les curieux.

La curiosité, que les moralistes ne veulent pas mettre dans la catégorie des passions, est une belle qualité dec l’esprit, dont l’objet louable est tout ce qui regarde la nature ; nihil dulcius quam omnia scire [rien n’est aussi doux que de tout savoir]11 : elle est cependant des sens, car elle ne peut dériver que des perceptions, et des sensations. Mais la curiosité est un vice quand elle ne tend qu’à pénétrer les affaires [d’]autruid soit que le curieux cherche à s’en procurer la connaissance directement, ou indirectement, soit qu’il aspire à les savoir pour être utile à la personne qu’il sonde, ou pour appliquer à son propre profit ce qu’il peut découvrir : elle est toujours vice, ou maladie, car l’esprit d’un curieux par caractère est toujours inquiet. Un secret qu’on surprend est un larcin qu’on fait. Je ne parlee pas de cette espèce de curiosité qui dépendant des sciences abstraites tend à connaître l’avenir, ou ce qui n’est pas en nature : elle est fille de l’ignorance, et de la superstition, et ceux qui s’y arrêtent sont des sots ; mais l’abbé Gama n’était pas sot : il était curieux par caractère, et il était payé pour l’être. [52r] Il me quitta pour aller faire des visites me promettant de revenir à l’heure du dîner.

Le docteur Vannini me présenta un nouveau valet de place me répondant de lui. Il était parmesan, et de la taille du premier ; j’ai dit à Le-duc de lui donner la livrée. J’ai averti cet aubergiste académicien que je voulais un grand dîner, et je fus bien servi.

La première arrivée fut la Corticelli avec sa mère qui s’appelait la signora Laura, et son frère joueur de violon qui avait l’air d’une fille. Cette mère me dit qu’elle ne laissait jamais aller dîner sa fille chez les étrangers toute seule. Je lui ai répondu qu’elle n’avait donc qu’à retourner chez elle, ou à la laisser acceptant deux écus pour dîner avec son fils où elle voudrait. Elle prit les deux écus, et elle s’en alla me disant qu’elle était sûre qu’elle la laissait entre bonnes mains.

Sa fille fit des commentaires si plaisants à ce petit dialogue entre sa mère et moi, riant de si bon cœur, que ce fut dans ce jour-là que j’ai commencé à l’aimer. Elle avait treize ans, et elle n’en montrait que dix : elle était bien faite, blanche, gaie, drôle, mais je ne sais pas ni comment ni de quoi j’aie pu en devenir amoureux. Elle me pria de la faire forte de ma protection contre l’entrepreneur de l’opéra juif. Il s’était engagé dans l’écriture qu’il lui avait faite de lui faire danser un pas de deux dans le second opéra, et il l’avait trompée. Elle me pria d’obliger le juif à lui tenir son engagement. Je lui ai promis d’envoyer dire au juif de venir me parler.

La seconde arrivée fut la Parmesane Redegonda belle, et de la grande taille. Costa parmesan me dit qu’elle était sœur de mon valet de louage. En deux ou trois minutes de catéchisme j’ai trouvéf cette Redegonda digne d’observation. L’abbé Gama arrive, et il me félicite me voyant entre les deux jolies filles. Je le force à prendre ma place, et il commence à leur en conter, elles se moquent de lui ; mais il va son train. Il croyait de leur plaire, je le voyais ; et je comprenais très bien que la vanité pouvait l’empêcher de connaître qu’il se rendait ridicule ; mais [52v] je ne prévoyais pas qu’arrivé à son âge je pourrais lui ressemblerg. En vérité je n’y pensais pas. Malheureux le vieillard qui ne sait pas se rendre justice, et qui ignore que ce même sexe qu’il a séduit étant jeune doit le mépriser d’abord qu’il lui fait connaître qu’il a encore des prétentions malgré que l’âge l’ait privé de tout ce qui lui était nécessaire pour plaire.

Ma belle Thérèse arriva la dernière avec son mari, et Cesarino, qui avait un très joli habit : je l’ai embrassé après m’être acquitté de ce devoir avec sa maman ; et je me suis assis à table au milieu d’eux. L’abbé Gama, qui se mit entre Redegonda, et la Corticelli, fut celui qui par des jolis propos fit toute la gaieté du repas. Je riais sous cape voyant la grande attention avec laquelle mon laquais de louage changeait d’assiette sa sœur Redegonde qui était vaine d’avoir droit à des honneurs auxquels son frère ne pouvait pas aspirer : elle saisit un moment pour me direh : C’est un bon garçon qui malheureusement n’a aucun talent.

J’avais mis dans ma poche à dessein une boîte d’or émaillée, qui au-dehors avait mon portrait en médaillon peint sur l’émail et très ressemblant. Je l’avais fait faire à Paris pour en faire présent à madame d’Urfé ; et je ne le lui avais pas donné parce que le peintre m’avait fait trop jeune. J’avais rempli cette boîte d’excellent tabac de La Havane, dont M. de Chavigni m’avait fait présent, et que Thérèse aimait beaucoup, et j’attendais à la tirer de ma poche lorsqu’elle en demanderait.

Ce fut l’abbé Gama, qui en avait de fort bon dans une tabatière d’Origouela12, qui en envoya à Thérèse, et elle y13 envoya du sien dans une tabatière d’écaille blonde toute incrustéei d’or en arabesque, dont on ne pouvait rien voir de plus beau. Gama critique le tabac de Thérèse, je le trouve bon ; mais j’ose dire que le mien était meilleur. Je tire alors ma tabatière, etj je lui en présente une prise la tenant ouverte. Elle n’avait pas pu voir le portrait. Elle convient qu’il était excellent.

— Eh bien ! madame. Voulez-vous que nous troquions ?

— Volontiers. Donnez-moi du papier.

— Ce n’est pas nécessaire. On troque le tabac dans les boîtes où il se trouve.

Disant ces paroles, je mets la tabatière de Thérèse dans ma poche, et [53r] je lui présente la mienne fermée. Quand elle voit le portrait, elle fait un cri, qui surprend la compagnie, et elle ne peut pas s’empêcher d’imprimer un baiser sur le médaillon. Tiens, dit-elle d’abord à Cesarino, c’est ton portrait.

Cesarino le regarde tout étonné, et la boîte fait le tour de la table. Tout le monde dit que c’était mon propre portrait fait il y avait dix ans, mais qui pouvait passer pour celui de Cesarino. Thérèse en est folle, et jure que cette boîte ne sortira plus de ses mains, se lève de table, et embrasse à reprises son cher frère. Je voyais l’abbé Gama qui dans sa tête politique faisait un grand commentaire à cette petite historiette. Il partit vers le soir me disant qu’il m’attendait à déjeuner le lendemain.

J’ai passék la journée contant fleurette à Redegonde, et à Thérèse qui voyant que cette fille me plaisait me conseilla de m’expliquer, et me promit de l’inviter à aller chez elle toutes les fois que je voudrais. Mais Thérèse ne la connaissait pas bien.

L’abbé Gama me donna le lendemain une tasse de chocolat exquis ; il me dit qu’il avait prévenu le maréchal Botta, et qu’il viendrait me prendre à quatre heures pour me présenter. Puis, toujours esclave de sa curiosité, il me reprocha noblement que dans la courte narration de mes aventures je ne lui avais rien dit à propos de ma grande fortune.

— Ma fortune, monsieur l’abbé, n’est pas grande ; mais j’ai des amis, dont les bourses me sont ouvertes.

— Si vous avez des vrais amis vous êtes riche. Mais ils sont bien rares.

Sortant de chez lui, je suis allé faire une visite à Redegonda, que j’aurais bien volontiers préférée à la Corticelli. Elle me reçut dans une chambre où j’ai vu sa mère, son oncle, et trois ou quatre enfants ses frèresl.

— N’avez-vous pas une autre chambre faite pour y recevoir vos amis ?

— Je n’ai pas besoin d’une autre chambre, car je n’ai pas d’amis à recevoir.

— Ayez la chambre, et vous aurez des amis. Celle-ci est excellente pour recevoir des parents, mais non pas ceux qui viennent comme moi pour rendre hommage à vos charmes, et à votre talent.

— Ma fille, monsieur, me dit la mère, n’a qu’un très petit talent, et elle n’a point de charmes.

— Elle me plaît cependant beaucoup.

— C’est un honneur pour elle, et elle vous recevra toutes les fois que vous viendrez la voir ; mais pas ailleurs qu’ici.

— Ici, je craindrais de vous incommoder. Adieu madame.

Je suis allé rendre compte à Thérèse de ma visite, et nous en avons ri. Elle me dit qu’elle me verrait volontiers à l’opéra dans son camerino14, où je pourrais monter donnant un testone15 à l’homme qui était au petit escalier de la scène.

L’abbé Gama vint me prendre pour me présenter au Maréchal Botta. J’ai vu un homme à tous égards plein de mérite. Il était fameux à cause de l’affaire de Gênes16. Il commandait l’armée autrichienne en personne, quand le peuple génois fâché de voir ces étrangers, qui n’étaient là que pour subjuguer la patrie, se mutina, et les força à sortir de la ville. Sans cela c’en était fait de l’ancienne république. Il était en compagnie de dames, et de seigneurs florentins qu’il quitta pour m’honorer. Il me parla de Venise en homme qui connaissait bien ma patrie, et m’ayant fait beaucoup parler de la France, il me parut satisfait. À son tour il me parla de la cour de Russie où il se trouvait lorsqu’Élisabeth Petrowna, qui régnait encore, monta avec tant de facilité sur le trône de son père Pierre le Grand17. Il me dit que ce n’est qu’en Russie que la politique sait faire usage des poisons.

À l’heure de l’opéra le maréchal se retira, et tout le monde décampa. Après avoir ramené l’abbé, qui comme de raison m’assura que j’avais beaucoup plu au maréchal, je suis allé à l’opéra aussi, où moyennant le testone je suis monté au camerino de Thérèse, que sa jolie fille de chambre habillait. Elle me conseilla d’aller dans le camerino de Redegonda, qui devant s’habiller en homme me laisserait voir peut-être des jolies choses.

Je m’y suis fait conduire, et la mère ne voulait pas me permettre de rester, car sa fille devait précisément dans ce moment-là s’habiller en homme ; mais quand je l’ai assurée que je lui tournerais le dos, elle me le permit, me disant de m’asseoir devant la toilette. Or sur la toilette il y avait un grand miroir, qui me servit merveilleusement bien à voir gratis tout ce que Redegonde avait de plus réservé principalement quand elle introduisit maladroitement ses pieds dans les culottes. Elle n’y perdit rien, car j’aurais signé pour obtenir ses faveurs à toutes les conditions. Il me semblait impossible qu’elle ne sût que dans l’endroit où j’étais je devais voir tout, et cette idée rendait mon feu encore plus grand. Je me suis tourné quand la mère m’en donna la permission, et j’ai admirém habillée en homme cette fille de vingt un ans, qui était faite au tour, et avait une taille de cinq pieds18.

D’abord que Redegonde fut vêtue elle sortit, et pour lors j’ai pu lui parler tête-à-tête dans la coulisse.

— Je brûle, lui dis-je, charmante Redegonde ; et je sens que je mourrai, si vous ne me rendez heureux. Point de feinte : vous savez que dans votre miroir je vous ai vuen toute entière, et je ne peux pas vous supposer capable de m’avoir enflammé pour me mettre au désespoir.

— Que pouvez-vous avoir vu ? Je n’en sais rien.

— Allons. Cela peut être ; mais répondez-moi. C’est l’essentiel. Comment dois-je m’y prendre pour vous avoir ?

— Pour m’avoir ? Je n’entends pas ce langage. Je suis honnête fille.

— Je le crois, et croyez aussi qu’après que vous m’aurez aimé vous ne serez pas malhonnête. Parlez-moi clair, car je dois savoir ma destinée dans l’instant.

— Je ne sais vous dire autre chose sinon que vous êtes le maître de venir me voir.

— À quelle heure serez-vous seule ?

— Seule jamais.

— Eh bien. Que votre mère soit présente ; ça m’est égal. Si elle est sage elle fera semblant de ne pas voir, et je vous donnerai cent ducats chaque fois.

— En vérité, ou vous êtes fou, ou vous ne nous connaissez pas.

Quand j’ai conté, un quart d’heure après, tout ce fait à Thérèse, elle me conseilla, après avoir bien ri, d’aller d’abord offrir les cent ducats à sa mère, et si elle les refuse, de m’en moquer, et d’aller chercher fortune ailleurs.

Je retourne au camerino où elle était seule.

— Madame, je suis étranger, et je pars en huit ou dix jours, je suis riche, et amoureux de votre fille. Voulez-vous venir ce soir souper chez moi avec elle, et être bonne ? Je vous donnerai cent sequins, et après vous me ruinerez.

— Avec qui croyez-vous de parler ? Votre effronterie me surprend. Informez-vous qui je suis, et informez-vous de la conduite de ma fille. Vous êtes le premier au monde qui a osé me tenir un propos de cette nature.

— Adieu donc madame.

— Adieu monsieur.

Je trouve Redegonda dans une coulisse, et je lui rends le dialogue mot pour mot. Elle pouffe de rire.

— Ai-je bien ou mal fait ?

— Plus bien que mal ; mais si vous m’aimez venez nous voir.

— Aller vous voir actuellement !

— Pourquoi pas ? Qui sait ?

— Qui sait ? Vous ne me connaissez pas. L’espérance m’empoisonne, ma belle Redegonde ; et c’est en conséquence que je vous ai parlé net.

Déterminé à ne plus penser à cette fille, je suis allé souper avec Thérèse, où j’ai passéo dans toute la joie de mon âme trois heures délicieuses. Le lendemain ayant beaucoup à écrire je ne suis pas sorti, et vers le soir j’ai vu devant moi la Corticelli avec sa mère, et avec son frèrep. Elle venait me sommer de ma parole au sujet de ma protection que je lui avais promise contre le Juif entrepreneur qui ne voulait pas lui faire danser le pas de deux comme il s’était engagé dans l’écriture. Je lui ai dit de venir le lendemain déjeuner avec moi, et que je parlerais au juif à sa présence, si cependant il viendra : je lui ai promis d’envoyer le chercher. Ayant besoin de finir mes lettres, et de ne pas manger, j’ai dit à Costa de leur faire servir à souper.

[55r] Après avoir terminéq ma poste19, ayant un peu envie de rire, je fais asseoir près de moi la petite folle pour badiner d’une façon que la signora Laura ner pût y trouver rien à redire ; mais je reste un peu surpris que le jeune homme vienne s’en mêler. Vous n’êtes pas une fille, lui dis-je. À cette apostrophe le petit scélérat me démontre qu’il était garçon ; mais d’une façon si scandaleuse que sa sœur qui était assise sur mes genoux donne dans un grand éclat de rire, et va se jeter entre les bras de sa mère qui par respect, après avoir bien soupé, se tenait à l’autre bout de la chambre. Le petit coquin quand il vit sa sœur partie me fait un lazzi20 qui m’impatiente, et je lui donne un léger soufflet. Je me lève, et je demande à la signora Laura avec quel dessein elle m’avait mené ce bardache21. Elle ne me donne autre réponse que celle-ci : N’est-il pas un très joli garçon ? Je lui ai dit de s’en aller, donnant un écu au giton pour le dédommager du soufflet. Il le prit me baisant la main.

Je me suis couché riant de cette aventure, car dans ma nature le manège de la manchette22 n’aurait jamais su être que la suite d’une ivresse excitée par une grande amitié.

Le lendemain j’ai envoyé Costa chez le juif pour qu’il le prie de ma part de venir entendre quelque chose que j’avais à lui dire. Un peu après la Corticelli arriva avec sa mère, et le juif vint au moment que nous déjeunions.

Après lui avoir exposé le grief de la Corticelli, je lui ai lu son écriture, et je lui ai dit avec douceur que je trouverais facilement le moyen de lui faire tenir son engagement. Après avoir allégué plusieurs excuses, dont la Corticelli même lui démontra l’incohérence, il finit par me promettre de parler dans le jour même au maître des ballets pour qu’il la fasse danser avec le danseur qu’il nomma, et qui, à ce qu’elle dit, était très content de lui composer le pas de deux. Après avoir ainsi fini cette affaire, je les ai laissés partir.

[55v] Je me suis rendu chez l’abbé Gama pour aller dîner chez le maréchal Botta qui nous avait fait inviter. Ce fut à ce dîner que j’ai fait connaissance avec le chevalier Mann23 résident d’Angleterre, qui était l’idole de Florence, homme riche, aimable, grand amateur des arts, et plein de goût. Je lui ai fait le lendemain une visite, et dans son petit jardin, dans les meubles de sa maison, dans ses tableaux, et dans ses livres choisis j’ai vu l’homme de génie. Après m’avoir rendu la visite, il me pria à dîner, et il eut l’attention de prier aussi madame Palesi, son frère, et son mari. Après dîner, Cesarino au clavecin fit les délices de la société. À propos des ressemblances, le chevalier Mann nous fit voir des portraits en miniature d’une beauté surprenante.

Un peu avant de s’en aller, Thérèse me dit sérieusement qu’elle avait pensé à moi.

— J’ai dit à Redegonde, me dit-elle, que j’irai la prendre, que je la garderai à souper avec moi, et que je l’enverrai chez elle après. Viens souper toi aussi, fais que ta voiture t’attende à ma porte, et ce sera toi qui la reconduiras chez elle. Tu ne l’auras seule avec toi que quelques minutes ; mais c’est toujours quelque chose. Je gagerais que tu la trouveras douce.

— Demain tu sauras tout. Je me trouverai à ton souper sans faute.

J’y vais à neuf heures. Thérèse me reçoit comme on reçoit un ami inattendu, je dis à Redegonde que je me félicitais de la voir là, et elle me répond fort gaiement qu’elle ne s’attendait pas à avoir ce plaisir. À souper personne n’eut appétit ; la seule Redegonde mangea très bien, et rit beaucoup de toutes les petites histoires que je lui ai contées. Après souper, Thérèse demande à Redegonde si elle voulait qu’on envoyât chercher une chaise à porteurs, ou si elle voulait se laisser reconduire par moi ; elle répond que si je voulais avoir cette complaisance la chaise à porteurs n’était pas nécessaire. Cette réponse me rend sûr de tout. On se souhaite la bonne nuit, on s’embrasse, je lui donne mon bras qu’elle serre de sa main, nous descendons, son frère ouvre la portière, Redegonde monte, je monte après elle, et quand [56r] je veux m’asseoir, je trouve la place occupée, et j’entends en même temps un grand éclat de rire, et Redegonde qui me dit : C’est maman. J’aurais dû plaisanter, mais je n’en ai pas eu la force. Redegonde s’assit sur sa mère. Je lui ai demandé froidement pourquoi elle n’était pas montées pour souper avec nous. Étant arrivés à sa porte, cette mère de la virtuosa me dit que je pouvais monter ; mais je m’en suis dispensé par raison. Pour peu que cette mère m’eût impatienté je lui aurais donnét des soufflets, et l’homme qu’elles avaient dans la maison avait trop l’air d’un assassin.

Dans cette fureur je pense à aller chez la Corticelli, l’heure était indue, et je n’avais jamais été chez elle ; mais n’importe. J’avais besoin de me calmer, et j’étais presque sûr de trouver la Bolonaise complaisante, et la signora Laura incapable de résisteru à l’argent.

Mon laquais me mène à sa chambre. C’est bon : allez m’attendre à la voiture. Je frappe, je refrappe, on se réveille : Qui est là ? Je me nomme, on vient ouvrir la porte, j’entre dans l’obscurité, et j’entends la signora Laura me dire qu’elle allait allumer une chandelle, et que si je l’avais avertie, elle m’aurait attendu malgré le grand froid qu’il faisait : effectivement il me semblait d’être dans une glacière. J’entends le rire de la Corticelli, je cherche son lit à tâtons, je le trouve, je fourre la main, et je touche les trop évidentes enseignes du sexe masculin. Je devine que c’était son frère, et je le vois à la lumière de la chandelle que sa mère avait allumée. Je vois sa sœur couchée dans le même lit qui riait couverte jusqu’au menton parce qu’elle était, comme son frère, toute nue. Malgré mon esprit très libre dans cette matière, cette infamie me révolte.

— Pourquoi, dis-je à madame Laure, ne tenez-vous pas votre fils couché avec vous ?

— Quel mal puis-je craindre ? Ils sont frère et sœur.

— Cela ne va pas bien.

Le bardache s’échappe, et entre dans le lit de sa mère ; et la Corticelli me dit dans son jargon bolonais qui me fit d’abord rire, que cela n’allait ni bien ni mal, puisqu’elle n’aimait son frère que comme frère, et qu’il ne l’aimait que comme sœur. Elle conclut par [56v] me dire que si je voulais qu’elle couchât seule je n’avais qu’à lui payer un lit, qu’elle porterait avec elle à son retour à Bologne.

Parlant, et gesticulant, elle me laissait voir, sans le savoir un tiers de sa nudité, et je ne voyais rien qui valût la peine d’être vu, malgré cela il était écrit que jev dusse devenir amoureux de sa peau, carw c’était tout ce qu’elle avait. Si elle avait été seule, je l’aurais aussi entreprise ; mais sa mère, et son frère étant là, j’ai craint des scènes capables de me faire faire du mauvais sang. Je lui ai donnéx dix sequins pour qu’elle s’achète un lit, et je l’ai laissée.

Je me suis retiré à mon auberge maudissant toutes les exécrables mères des virtueuses24.

J’ai passéy toute la matinée du lendemain à la galerie25 avec M. Mann, où en cinq ou six fois j’ai vu des merveilles en peintures, en sculpture, et en pierres gravées. Avant d’aller dîner avec l’abbé Gama que j’avais prié, je suis allé conter à Thérèse les deux aventures que j’avais eues dans la nuit, et nous en rîmes. Elle me dit qu’ayant absolument besoin d’une fille, je n’avais qu’à prendre la Corticelli, qui certainement ne me ferait pas soupirer.

L’abbé Gama à table, me parlant politique tout de bon, me demanda si je voulais me charger d’une commission de la cour de Portugal au congrès qu’on allait tenir, comme toute l’Europe le croyait, dans la ville d’Augsbourg26. Il m’assura que m’acquittant avec prudence de la commission qu’il voulait me procurer, j’étais certain qu’allant après à Lisbonne j’obtiendrais à la cour tout ce que je pourrais ambitionner. Je lui ai répondu qu’il me trouverait prêt à entreprendre tout ce dont il me jugerait capable : qu’il n’avait qu’à m’écrire, et que j’aurais soin qu’il eût toujours mon adresse. Ce fut dans ce moment-là qu’il me vint la plus forte envie de devenir ministre27.

Le soir à l’opéra, j’ai parlé au maître des ballets, au danseur qui devait être le compagnon de ma protégée, et au juif qui me confirma sa parole qu’elle danserait le pas de deux trois ou quatre jours après, et tous les jours dans le reste du carnaval. La Corticelli me dit qu’elle avait déjà un lit, et qu’elle m’invitait à souper avec elle. Je lui ai promis d’y aller.

[57r] Étant sûre que je payerais tout, sa mère avait fait venir du traiteur un souper pour quatre personnes assez bon, et des flacons du meilleur vin de Florence ; outre cela un vin forcé qu’on appelle ogliatico, ou aleatico28 que j’ai trouvé excellent, mais la mère, le fils et la fille, qui n’étaient pas accoutumés à si bien boire, se grisèrent. La mère, et le fils allèrent sans façon se coucher, et la petite folle en fit de même m’excitant à l’imiter. Je n’ai pas osé : le froid était fort, il n’y avait pas de feu dans la chambre, et son lit n’avait qu’une seule couverture : si je m’étais déshabillé j’aurais gagné un rhume. Elle se donna à moi, et elle voulut m’assurer que j’étais son premier amant, et j’ai fait semblant de le croire. Je suis parti après avoir passé avec elle deux heures, lui promettant de passer avec elle la nuit suivante sous condition qu’elle chaufferait la chambre moyennant un brasier, et qu’elle achèterait une couverture ; et je lui ai laisséz cinquante sequins29.

Le lendemain une lettre que j’ai reçueaa de Grenoble m’a bien intéressé. Valenglard m’écrivait que la Roman était partie pour Paris avec sa tante, après avoir été convaincues que si elles n’y allaient pas ce que l’horoscope disait n’aurait jamais pu se vérifier.

Elles n’y seraient donc jamais allées, si le caprice ne m’était venu de leur faire un horoscope extravagant, car quand même l’astrologie aurait été une science, je n’en savais rien. Mille événements nous trouvons dans la vraie histoire qui ne seraient jamais survenus, si on ne les avait pas prédits. C’est nous qui sommes les auteurs de notre soi-disant destin, et toutes les nécessités précédentes des Stoïciens30 sont chimériques : le raisonnement qui prouve la force du destin ne semble fort que parce qu’il est sophistique. Cicéron s’en moquait. Quelqu’un qu’il avait invité à dîner, qui lui avait promis de s’y trouver, et qui lui avait manqué, lui écrivitab que n’y étant pas allé, il était évident qu’il n’était pas iturus [destiné à y aller]31. Cicéron lui répond : Veni ergo cras, et veni etiamsi venturus non sis [Viens donc demain, et viens même si tu n’es pas destiné à venir]32. Je dois, actuellement que je me sens entièrement dépendant de mon bon sens, cette explication à mon lecteur, malgréac l’axiome Fata viam inveniunt [Les destins trouvent leur voie]33.

[57v] Si les fatalistes sont obligés par leur propre système à juger nécessaire a parte ante34 l’enchaînement de tous les événements, ce qui reste à la liberté morale de l’homme n’est rien ; et dans ce cas il ne peut plus ni mériter, ni démériter. Je ne peux pas en conscience me reconnaître pour machine.

Étant allé au théâtre pour voir la Corticelli répéter son pas de deux, je l’ai vue avec une belle pelisse. Quand les autres danseuses me virent elles me regardèrent avec un air de mépris ; mais ma favorite glorieuse de la préférence venait me parler, et me donner des ciguenaudes35.

La signora Laura à souper me fit trouver un grand brasier, et unead couverture de plus sur le lit. Elle me montra tout ce que sa fille s’était acheté, et elle se plaignit qu’elle n’avait pas habillé son frère. Je l’ai apaisée lui donnant six sequins36.

Au lit je n’ai trouvéae cette fille ni amoureuse, ni transportée ; mais drôle. Elle me fit rire, et je l’ai trouvée complaisante : cela lui suffit pour me conserver constant. Je lui ai donné une montre, et promis de souper avec elle le surlendemain. Elle devait avoir dansé son pas de deux.

Mais je fus surpris quand je ne l’ai vueaf que figurer.

Je vais souper avec elle comme je lui avais promis, et je la trouve désolée ;ag elle me dit en pleurant que je devais la venger de cette insulte, que le juif rejetait la faute sur le tailleur ; mais qu’il mentait. Je tâche de la calmer lui promettant tout, je passe avec elle quelques heures, et je retourne chez moi déterminé à la venger après m’être informé.

Le lendemain de bonne heure j’envoie Costa dire au juif de passer chez moi : il lui répond qu’il savait ce que je voulais, et que si la Corticelli ne dansait pas dans cet opéra, elle danserait dans l’autre.

J’ai vu alors ce qu’il fallait faire ; mais j’ai aussi vu que je devais faire semblant d’en rire. J’ai appelé Le-duc, je lui ai conté tout le fait, lui disant que je me voyais déshonoré si je ne me vengeais.

[58r] Je lui ai dit qu’il n’y avait que lui qui pût me procurer la satisfaction de faire bâtonner ce coquin qui me manquant de parole m’avait donné une marque si évidente de mépris. Je lui ai promis vingt sequins. Je lui ai fait sentir l’importance du secret. Il me demanda vingt-quatre heures pour me donner après une réponse positive.

Le lendemain il vint à mon lit pour me dire que dans la journée précédente il ne s’était occupé qu’à connaître la personne du juif, et la maison où il demeurait ne demandant information à qui que ce soit.

— Aujourd’hui, me dit-il, je ne le perdrai pas de vue ; je saurai à quelle heure il se retire, et demain vous saurez le reste.

—ahSois prudent, et avant de confier l’affaire à quelqu’un penses-y bien.

Le lendemain il me dit que s’il entre chez lui à la même heure, et s’il y va par le même chemin, il aura les coups de bâton avant d’aller se coucher.

— Quels gens as-tu choisisai ?

— Moi, tout seul, j’en suis sûr, et vous ne me donnerez les vingt sequins que lorsque la ville contera le fait. Après l’avoir bâtonné, j’irai reprendre ma redingote où je l’aurai laissée, et je rentrerai dans l’auberge par derrière,aj allant me remettre au lit sans que personne me voie. Costa même pourra jurer qu’il n’est pas possible que je sois le bâtonneur37 si par hasard on le disait. J’aurai cependant dans ma poche des pistolets pour me défendre si le cas arrivait.

Le lendemain, il vient me peigner, et je le vois tranquille. Mais d’abord qu’il me vit seul il me donna la nouvelle que l’affaire était faite.

— Le juif, me dit-il, au lieu de courir s’est jeté par terre, et aux cris qu’il fit quelques-uns accoururent, et je me suis sauvé. Je ne sais pas si je l’ai assommé, car deux coups lui tombèrent sur la tête.

— J’en serais fâché.

J’étais invité à dîner chez Thérèse, où il y avait M. Sassi,ak le premier castrato, et l’abbé Gama. J’entends conter la belle nouvelle. Je dis que j’en étais fâché malgré que ce fût un coquin. Le castrato dit qu’il n’en était pas fâché, et qu’il était sûr qu’on dirait que c’était lui qui lui a fait faire ce présent.

— On dit, me dit l’abbé, que c’est vous qui l’avez avec raison fait traiter ainsi.

— Il sera difficile qu’on devine, lui dis-je, car le fripon a poussé à bout beaucoup d’honnêtes gens.

On parla enfin d’autre chose, et nous dînâmes fort gaiement.

Le juif sortit du lit quelques jours après avec un emplâtre sur le nez, et généralement on m’a attribué le fait ; mais rien ne s’étant découvert, on dut à la fin oublier l’affaire. La seule Corticelli folle de joie et étourdie parlait comme si elle était sûre que c’était moi qui l’avais vengée, et elle enrageait de ce que je ne voulais pas en convenir.

Me divertissant ainsi je ne pensais pas à quitter Florence si tôt lorsque le docteur Vannini me remit une lettre que quelqu’un lui avait laissée. Je l’ouvre à sa présence, et j’y trouve une lettre de change de deux cents écus de Florence38 tirée sur Sasso Sassi que Vannini observe me disant que c’était bon. Je me retire dans ma chambre pour lire la lettre, et je vois signé Charles Iwanoff. Il m’écrivait de l’auberge de la poste à Pistoye qu’étant toujours malheureux, et sans argent, il s’était ouvert à un Anglais qui partait de Florence pour aller à Luques39, qui généreusement lui avait fait présent de deux cents écus lui donnant l’incluse lettre de change qu’il avait écrite en sa présence. Elle était payable au porteur. Je n’ose pas, me disait-il, venir à Florence moi-même parce que j’ai peur d’être connu, et arrêté à cause de ma malheureuse affaire de Gênes. Je vous prie donc d’avoir pitié de moi, d’envoyer quelqu’un prendre cette somme, et me la faire d’abord tenir ici pour que je puisse partir après [59r] avoir payé mon hôte.

Le service que ce malheureux me demandait était fort petit ; mais je pouvais me compromettre, car non seulement le billet pouvait être faux, mais même étant bon il m’aurait déclaré ami, et en correspondance avec lui, dont le nom, et les signalements avaient été mis sur les gazettes40. Je me détermine à lui rendre son billet en personne. Je vais à la poste tout seul, je fais atteler deux chevaux, et je vais à Pistoye à l’auberge de la poste ; l’hôte même me mène dans la chambre du fripon, et m’y laisse. Je n’y suis resté que trois ou quatre minutes pour lui dire, lui rendant son billet, que M. Sassi me connaissait, et que je ne voulais pas qu’on pût juger que j’étais en liaison avec lui. Je le conseille de donner la lettre de change à l’hôte, qui tout simplement ira la porter à M. Sassi, et lui remettra l’argent. Il me dit qu’il suivra mon conseil, je le laisse, et je retourne à Florence.

Pas plus tard que le surlendemain, je vois M. Sassi avec l’hôte de Pistoye dans ma chambre. M. Sassi me présente le billet de deux cents écus me disant que celui qui me l’avait donné m’avait trompé, puisque premièrement ce n’était pas de l’écriture du lord, et en second lieu le même lord n’ayant point d’argent dans sa caisse ne pourrait pas tirer sur luial.

— Cet homme, me dit-il, a escompté le billet, le Russe est parti, il vient chez moi pour recevoir son argent, je lui dis que ce billet est faux, et il me répond que c’est vous, qui l’avez porté en personne au Russe, et que vous connaissant il n’a pas hésité à l’escompter ; il prétend que vous devez le rembourser.

— Moi ? Il est fou.

Je conte alors toute l’affaire à M. Sassi, je lui montre la lettre dans laquelle le Russe m’avait envoyé le billet, et je fais monter Vannini qui me l’avait donnée, et qui était prêt à jurer qu’il avait vu le billet de change. M. Sassi dit à l’hôte de Pistoye qu’il avait tort de prétendre que ce fût à moi de le rembourser ; mais l’hôte n’en démord pas : il veut que je le rembourse osant me dire que je ne pouvais qu’être d’accord avec le Russe pour le tromper.

[59v] Je cours alors à ma canne, le banquier me tient, et l’hôte se sauveam. M. Sassi me dit que j’avais raison ; que je ne devais faire aucun cas de ce que dans sa passion l’hôte m’avait dit, et il s’en va.

J’ai reçu le lendemain un billet du chef de la police, qu’on appelle l’auditeur, dans lequel il me priait de passer chez lui. Je ne pouvais pas hésiter. En qualité d’étranger je devais aller voir ce qu’il avait à me dire. Après m’avoir reçu assez poliment, il me dit clairement que je devais rembourser l’hôte de Pistoye des deux cents écus qu’il avait donnés au Russe, puisqu’il ne les lui aurait jamais donnés s’il ne m’avait vu lui porter le billet : je lui réponds qu’en qualité de juge il ne pouvait me condamner à payer que me supposant complice de la friponnerie. Au lieu de me répondre ad unguem [précisément], il me répète que je dois payer. — Monsieur l’auditeur je ne payerai pas.

Il sonne alors me faisant la révérence, et je pars. Je vais chez le banquier Sassi, je lui rends compte du dialogue que je venais d’avoir avec l’auditeur, il en est étonné, je le prie d’aller lui faire entendre raison lui-même, il est prêt, et il y va. Je l’ai averti que j’allais dîner chez l’abbé Gama.

Quand j’ai conté à Gama toute cette affaire, il fit les hauts cris. Il me dit qu’il prévoyait que l’auditeur n’en démordrait pas, et que si M. Sassi ne réussissait pas, je devais informer de tout le maréchal Botta.

— Ce n’est pas nécessaire, puisqu’enfin l’auditeur ne peut pas me forcer à payer.

— Il peut faire pire.

— Quoi ?

— Vous envoyer ordre de partir.

— S’il a ce pouvoir, je m’étonnerai s’il osera en abuser ainsi ; mais plutôt que payer je partirai. Allons chez le maréchal.

Nous y allons à quatre heures, et nous trouvons avec lui le banquier Sassi qui l’avait déjà informé de tout. Sassi me dit d’un air mortifié que l’auditeur ne voulait pas entendre raison, et que si je voulais rester à Florence je devais payer : je lui réponds que je partirais quand j’en recevrais l’ordre, et que je ferais imprimer l’histoire de cette criante injustice. Le maréchal me dit que cette sentence de l’auditeur était incroyable, et qu’ilan était fâché de ne pas pouvoir s’en mêler ; mais que je ferais fort bien à partir plutôt que payer.

Le lendemain de bonne heure un homme me porta une lettre de l’auditeur, que je ne trouve plus, dans laquelle il me disait que mon affaire étant d’une nature qu’on ne pouvait pas me forcer à payer l’hôte par les voies ordinaires, il se voyait obligé à me donner ordre de partir en trois jours de Florence, et en cinq de la Toscane. C’était en force du devoir qu’il avait de surveiller à41 la bonne police de la ville qu’il me donnait cet ordre. Il me disait que je serais le maître de retourner d’abord que S. M. I.42 le grand-duc, auquel j’étais le maître d’appeler, aurait désapprouvéao sa sentence.

J’ai répondu à ce juge Cassien43 en deux seules lignes que son ordre serait exécuté à la lettre.

Après m’être ainsi soumis à ma condamnation j’ai mis tout en ordre pour mon départ, et j’ai passéap les trois jours, ayant toujours la lettre de l’auditeur dans ma poche à me divertir chez Thérèse, chez le chevalier Mann, et chez la Corticelli, à laquelle j’ai donnéaq parole d’aller la prendre en personne en carême, et de passer avec elle quelques jours à Bologne. L’abbé Gama dans ces trois jours ne m’a jamais quitté. Mon grand plaisir consistait dans l’affliction générale que je voyais dans mes amis, et dans l’exécration dont on honorait l’auditeur. La veille de mon départ, le marquis Botta m’invita à dîner à une table de trente couverts, et j’ai passé le dernier jour chez ma chère Thérèse nous engageant tous les deux à nourrir pour l’avenir un très exact commerce épistolaire. Je suis parti le lendemain, et je suis arrivé à Rome44 en trente-six heures.

C’était une heure après minuit. On peut entrer dans la grande ville à toute heure : on fait d’abord aller l’étranger à la douane, qui est toujours ouverte où on visite ses malles. On n’est rigoureux que sur l’article des livres. J’en avais une trentaine tous ennemis de la religion, ou desar vertus qu’elle ordonne. Je savais cela, et je m’étais déjà disposé à les abandonner sans dispute ayant besoin d’aller d’abord me coucher. Le commis qui visitait mon équipage voyant tous ces livres me dit d’un air honnête de les compter, et de les lui laisser m’assurant qu’il me les porterait tous le lendemain à l’auberge où j’allais. J’y ai consenti, et il me tint parole. Je lui ai donné deux sequins.

Après cette visite me voilà dans la place d’Espagne à la ville de Paris45 : c’était le nom de l’auberge qu’on m’avait recommandéeas. Tout le monde dormait, on se lève, et on me prie d’entrer dans une petite chambre rez-de-chaussée en attendant qu’on fît du feu dans l’appartement qu’on me destinait. Tous les sièges étant occupés par des robes, par des jupons, ou des chemises, j’entends une fille couchée, dont je ne voyais que la tête, qui me dit de m’asseoir sur son lit, où se trouvait une autre fille qui dormait. Je vois une bouche riante, et deux yeux qui me parurent deux escarboucles46. Je lui en fais l’éloge, et je la prie de me permettre de les baiser. Elle ne me répond que mettant la tête sous la couverture ; mais j’y glisse la main dessous à la moitié de sa taille, et la trouvant toute nue, je la retire lui demandant pardon si j’avais été trop curieux. Il me semble de la voir reconnaissante à la bonté que j’avais eue de modérer ma curiosité.

— Qui êtes-vous ? mon bel ange.

— Je suis Thérèse Roland47 fille du maître de l’hôtel, et celle-ci est ma sœur.

— Vous avez dix-sept ans ?

— Pas encore finis.

— Il me tarde de vous voir debout dans ma chambre demain.

— Avez-vous en votre compagnie des dames ?

— Non.

— Tant pis. Nous ne montons jamais chez les messieurs.

— Tenez donc un peu plus bas cette couverture, car elle vous empêche de parler.

— Il fait trop froid.

— Charmante Thérèse, vos yeux me brûlent l’âme.

Elle met encore sa tête sous la couverture, je profite du moment poussant de nouveau ma main, elle s’accroupit, je la saute, et je me trouve sûr que c’est un ange femelle.

En voilà assez. Je retire ma main, demandant toujours pardon, et je revois sa mine rassurée, riante, enflammée, et nuancée d’un petit air de colère ; mais en même temps de complaisance. J’allais lui faire un discours sentimental, amoureux, et passionné, lorsqu’une [61r] belle servante entra pour me dire de monter. Adieu jusqu’à demain, dis-je à la charmante Thérèse, qui ne me répondit qu’en se tournant pour reprendre son sommeil.

Après avoir ordonné à dîner à une heure, je me couche, et je dors jusqu’à midi rêvant toujours à cette nouvelle Thérèse. Costa me dit qu’il avait trouvéat la maison où demeurait mon frère48, et qu’il y avait laissé un billet. C’était mon frère Jean, qui devait alors avoir trente ans, et qui était à Rome à l’école du fameux Mengs49, alors sans pension à cause de la guerre qui obligeait le roi de Pologne à vivre à Varsovie50, les Prussiens ayant occupé son électorat de Saxe. Il y avaitau dix ans que je n’avais vu ce frère.

J’étais encore à table quand je l’ai vu paraître devant moi. Après nous être embrassés, et avoir employé une heure à nous conter en sommaire lui et ses petites, et moi mes grandes aventures, il conclut que je devais d’abord sortir de cet hôtel, où la vie était fort chère pour aller me loger où il ne m’en coûterait rien, chez le peintre Mengs qui avait un appartement vide. Pour ce qui regardait la table, il me dit qu’un traiteur demeurait dans la même rue. Je lui réponds que je n’avais pas la force d’aller me loger ailleurs parce que j’étais devenu amoureux d’une fille de l’hôte ; et je lui conte l’histoire de la nuit. Il rit, et il me répond que ce n’était pas un amour mais une amourette que je pourrais cultiver tout de même, et il me persuade. Je lui ai promis d’aller le lendemain me loger avec lui, et nous sortîmes ensemble pour aller un peu nous promener par Rome.

Je vais d’abord à la Minerve51 pour faire une visite à D. Cicilia52, et on me dit qu’il y avait deux ans qu’elle était morte. Je m’informe où demeurait sa fille D. Angelica, j’y vais, je la trouve, elle me reçoit mal, jusqu’à me dire qu’elle se souvenait à peine de m’avoir connu53. Je la laisse, et je ne m’en soucie pas : elle me sembla devenue laide. Je m’informe où demeurait le docteur fils de l’imprimeur qui devait avoir épousé Barbaruccia, et je me [61v] réserve à lui faire une visite dans un autre jour, comme aussi à mon bon révérend père Georgi54 qui avait à Rome la plus grande réputation. Je m’informe aussi de D. Gaspar Vivaldi, et on me dit qu’il vivait à la campagne55. Mon frère alors me conduisit chez madame Cherufini56, et pour le coup voilà une maison du grand ton. Il me présenteav, la dame me reçoit dans le goût romain, je la trouve engageante, et les filles57 encore plus ; mais je trouve les adorateurs de toutes les espèces trop nombreux, un clinquant qui m’impatiente, et les demoiselles, dont une était jolie comme un amour, me semblent trop polies avec tout le monde. On me fait une interrogation intéressante, je réponds de façon qu’on devait me faire la seconde, et on ne me la fait pas. Je m’en moque. Je m’aperçois que dans cette maison je perdrais de ma valeur intrinsèque, et que cela dérivait de la qualité de la personne qui m’avait présenté. J’entends un abbé qui dit à un autre qui me regardait : C’est le frère de Casanova. Je lui dis qu’il devait dire que c’était Casanova qui était mon frère, et il me répond que c’était égal. Un abbé dit que ce n’était pas égal, nous parlons, et nous devenons bons amis. C’était l’illustre abbé Vinkelmann58, qui douze ans après fut assassiné à Trieste.

Le cardinal Alexandre Albani arrive, Vinkelmann me présente, et cette Éminence qui était presqu’aveugle me dit beaucoup de choses, et rien qui vaille. D’abord qu’il sait que j’étais le même qui s’était sauvé des plombs, il me dit grossièrement qu’il s’étonnait que j’eusse la hardiesse d’aller à Rome, où à la moindre réquisition des inquisiteurs d’état vénitiens un ordine santissimo59 m’obligerait à partir. Aigri par cet avertissement je lui réponds que ce n’était pas de là qu’il devait juger de mon60 hardiesse puisqu’à Rome je ne risquais rien. Ce seraient, lui dis-je, les inquisiteurs d’état qu’on pourrait noter61 de hardiesse s’ils osaient me demander, puisqu’ils ne seraient pas en état de déclarer à cause de quel crime ils m’avaient privé de ma liberté.

[62r] Ma réponse courte, et verte fit taire le cardinal qui ayant honte de m’avoir pris pour sot ne me dit plus le mot. Je n’ai plus mis les pieds dans la maison Cheruffini. Nous retournâmes à la ville de Paris avec l’abbé Vinkelmann que mon frère engagea à rester souper avec nous. Cet abbé était une figure d’homme qui ressemblait à l’abbé de Voisenon62. Le lendemain nous allâmes tous les trois à Villa Albani63 pour voir le chevalier Mengs64 qui y demeurait étant après à peindre un plafond65.

Mon hôte Roland66 connaissant mon frère vint me faire une visite pendant que nous soupions. J’ai dit à cet homme qui était avignonnais, et bon vivant que j’étais fâché de quitter sa maison pour aller demeurer avec mon frère parce que j’étais devenu amoureux de sa fille Thérèse ne lui ayant cependant parlé qu’un seul quart d’heure, et n’ayant vu que sa seule tête.

— Vous l’avez vue au lit, je parie.

— Précisément. J’ai envie de la voir debout. Voudriez-vous la faire monter en tout honneur ?

— Avec plaisir.

Elle monta, enchantée d’être appelée par son père. Elle avait une taille élégante, un air gai, et de candeur, et elle pouvait passer pour jolie, malgré que sa figure n’avait de frappant que ses yeux. Mon enthousiasme diminua ; mais mon frère sans me rien dire jeta sur elle un si fort dévolu qu’une année après il se laissa attraper. La jeune Thérèse sut se faire épouser, et deux ans après il la conduisit avec lui à Dresde, où je l’ai vue cinq ans après avec un poupon67. Elle est morte étique dix ans après.

Le lendemain j’ai vu pour la première fois à Villa Albani l’infatigable peintre Mengs, et véritablement grand dans son métier ; mais un grand original en société. Je l’ai cependant trouvé honnête, et se félicitant de pouvoir me loger à Rome, où il pensait de rentrer dans quelques jours avec toute sa famille. Mais Villa Albani m’étonna. Le cardinal Alexandre avait fait bâtir cette maison, où pour satisfaire à son goût pour les antiquités, il n’avait voulu y employer que [62v] des pièces antiques. Non seulement les statues, et les vases, mais toutes les colonnes, et les piédestaux mêmes étaient grecs ; et étant lui-même grand connaisseur, et fin grec68, il avait fait tout cela dépensant très peu d’argent. Il achetait d’ailleurs très souvent à crédit comme Damasipe69, et ainsi on ne pouvait pas dire qu’il se ruinait. Si un souverain Attalicis conditionibus [avec tout l’or d’Attale]70aw eût voulu bâtir cette même maison, elle lui aurait peut-être coûté cinquante millions.

Ne pouvant avoir des plafonds antiques, il les fit peindre par Mengs qui fut sans contredit le plus grand, et le plus laborieux71 peintre de ce siècle, qui par grand dommage mourut à la moitié de sa carrière72 sans avoir fait un seul bon élève, car mon frère n’a jamais rien fait pour mériter le nom de son écolier.

1761 ax

Je parlerai beaucoup plus de Mengs quand je serai en Espagne : c’est-à-dire l’an 1767.

À peine logé avec mon frère ayant loué une belle voiture, et habillé mon cocher, et le valet de place je me suis présenté à monsignor Cornaro auditeur de rote73 avec dessein de me faufiler dans la grande compagnie après m’être fait présenter à Sa Sainteté ; mais monsignor Cornaro craignant en qualité de Vénitien de se compromettre me présenta au cardinal Passionei74, qui parla de moi au grand pontife ; mais avant d’avoir cet honneur voilà ce qui m’est arrivé à la seconde visite que j’ai faite à ce bizarre cardinal ennemi des jésuites homme d’esprit, et orné d’une rare littérature.

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