Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre VI

Mascarade surprenante. Mes amours heureux avec la Q….

La Marseillaise abandonnée. Mon départ pour S. Ange.

Ayant besoin dans mon projet de personnes de confiance, j’ai pensé à deux, dont je pouvais me fier sans en avoir le moindre doute. Ce fut l’époux de Zénobie parce que j’avais besoin d’un tailleur, et Zénobie même qui devait être prête pour faire ce qui pouvait être nécessaire aux trois demoiselles que je voulais déguiser. En sortant donc à pied je fus chez le tailleur auquel j’ai fait quitter tout travail pour me conduire chez le plus riche fripier de Milan. Ce fripier me demanda si je voulais des vieux habits, ou de tout neufs.

— Vous avez du neuf ?

— Oui Monsieur : en homme, et en femme.

— Trouvez-moi auparavant un bel habit de velours pour moi tout neuf, qui ne soit connu de personne sans or, ni argent tout uni.

Il m’en montre plusieurs, et je choisis un habit bleu doublé de satin blanc. Il me dit le prix, le tailleur marchande, nous nous accordons ; je le mets à part,a lui faisant écrire le prix. C’était l’habit que je destinais à l’amant de la cousine.

— Cherchez-moi un autre bel habit pour homme bien fait trois pouces moins grand que moi.

— En voilà un couleur de soufre de velours ras doublé de satin de la même couleur.

— Je le garde. Mettez-le là, et écrivez le prix.

C’était l’habit que je destinais à l’officier.

— Trouvez-moib deux robes de femme avec soutane1 toutes neuves.cCes dames sont très bien faitesd six pouces2 moins grandes que moi.

— En voilà deux d’hiver d’un goût différent ; mais toutes les deux charmantes.

— J’en suis content. Faites le prix, et mettez-les à part.

Une de ces robes était de satin couleur de feu : [53v] l’autre était d’un bout de soie lilas3. Les cousines étaient de la même taille. – Je lui demande alors une robe pour la maîtresse de l’officiere deux pouces plus courte que les deux autres, et il m’en donne une charmante à raies. – Je lui demande des chemises fines, et il m’en montre de toile batiste4 pour homme, et pour femme. J’en achète deux d’homme, et trois de femme garnies de belles dentelles. J’achète aussif des mouchoirs de batiste, et plusieurs demi-aunes de velours de différentes couleurs, de satin, et d’étoffes de soie, tous en petits morceaux. Je lui payeg environ deux cents ducats d’or de toute sa marchandise5 ; mais sous condition que si l’on vient à savoir que j’ai acheté tout cela de lui, et qu’on puisse prouver que ce fut de lui qu’on l’a su il doive me rendre tout mon argent, et reprendre sa marchandise quel que soit l’état dans lequel elle puisse être. Il signe à cette condition, le tailleur prend tout cela et vient le porter avec moi à l’appartement garni que j’avais loué. Après l’avoir menacé de la mort s’il rend compte à quelqu’un du travail que j’allais lui ordonner, je m’enferme avec lui dans une chambre, je mets sur une table les habits d’hommes, je tire de ma poche un couteau je commence à y faire des troush, puis à y mettre les doigts, et les déchirer deux ou trois pouces par-ci, deux ou trois par-là, culottes, vestes, habit, doublure, n’en pouvant plus d’envie de rire voyant le tailleur pâle, et tremblant, qui me croyait devenu fou, et qui s’attendait à être égorgé.

Après avoiri donné aux deux habits soixante blessures toutes dans ce goût-là j’ai mis devant le tailleur toutes les demi-aunes, et les morceaux d’étoffe de soie, et de velours que j’avais achetésj de vingt différentes qualités.

— C’est à vous, lui dis-je, à aiguiser votre bel esprit pour raccommoder cesk habits, en cousant mal ici les endroits déchirés, et en leur mettant des pièces plus mal assorties que vous pourrez là où il vous paraîtra plus à propos de les mettre. Vous voyez que vous avez beaucoup à travailler. Je vous ferai donner à [54r] manger dans unel autre chambre, et vous ne sortirez plus d’ici avant que votre ouvrage ne soit fini. Je m’en vais appeler votre femme : elle aura aussi à travailler, et elle couchera avec vous.

— Est-ce que vous allez aussi mettre en morceau ces trois belles robes ?

— Sûrement.

— C’est un meurtre. Ma femme va pleurer.

Avant d’aller chercher Zénobie j’ai achetém cinq paires de bas de soie blanc perle, des gants d’homme, et de femme, deux chapeaux du plus fin castor, [deux]n masques d’hommes en caricature, et trois pour femmes à belle physionomie naturelle, mais sérieuse. J’ai aussi achetéo des assiettes de porcelaine. J’ai mis tout cela dans une chaise à porteurs, où j’ai fait entrer Zénobie que j’ai conduite chez le pâtissier.

J’ai trouvé son mari qui travaillait à choisir les morceaux pour mettre des pièces. Zénobie était interdite ; mais lorsqu’elle me vit traiter les robes de femme comme j’avais traité lesp habits d’hommes, elle eut peur tout de bon. Son mari l’encouragea, et lorsqu’elle comprit mon intention, elle conçut que je pouvais être dans mon bon sens selon l’idée bizarre qui m’était venue. Zénobie renchérit sur mon idée lorsque je lui ai dit de me réduire ces robes à un point que les dames qui en seraient vêtues exciteraient à l’amour plus encore qu’elles ne feraient, si elles n’étaientq gâtées nulle part.

Zénobie les déchira à la gorge,r aux épaules, et elle maltraita les soutanes au point qu’on devait quelque part voir la chemise, et plus que la moitié de la jambe. Je les ai laisséss travailler, les faisant bien nourrir, et en allant trois ou quatre fois par jour voir leur ouvrage, et en sortant toujours plus content. L’ouvrage ne fut fini que let samedi après dîner. J’ai congédié le mari en lui donnant six sequins ; mais j’ai gardé Zénobie, car elle devait être nécessaire aux demoiselles. J’ai eu l’attention [54v] de mettre dans une chambre poudre, pommades, et peignes, et tout ce que des demoiselles comme il faut pouvaient désirer. J’y ai mis aussi de la ficelle, et desu rubans de fil.

Le lendemain à cinq heures, j’ai trouvé le jeu en grand train, et ne voyant pas les demoiselles je suis entré chez la tante, où elles étaient. Elles me dirent qu’elles ne jouaient pas parce que M. Barbaro était trop heureux. — Mais mon frère gagne, me dit Mademoiselle Q…. La tante étant sortie, elles me demandèrent si le Lieutenant m’avait dit qu’il y aurait aussi une autre fille, et je les ai assurées qu’elles seraient contentes ; mais pas plus que moi. Je leur ai dit que j’avais besoin de parler à l’officier le lendemain matin.

— Dites-nous comme nous serons masquées.

— Comme vous me l’avez ordonné.

— Je ne vous ai rien dit là-dessus.

—vNe m’avez-vous pas dit que vous voulez être sûres de n’être pas connues ? Vous ne serez pas connues.

— Mais comment vêtues ?

— À surprendre ; à réveiller la plus grande curiosité. À avoir un cercle depuis le commencement jusqu’à la fin du bal. Mais ne me demandez pas comment, car je veux jouir de votre belle surprise. Les coups de théâtre sont ma passion. Vous ne saurez rien qu’après souper.

— Vous voulez que nous soupions ?

— Si cela vous fera plaisir. Je suis un grand mangeur, et j’espère que vous n’aurez pas la cruauté de me laisser manger seul.

— Non sûrement, puisque cela vous fait plaisir. Nous mangerons même peu à dîner. Je suis seulement fâchée que vous faites pour nous une dépense.

— Ce n’est rien. En partant de Milan je me féliciterai d’avoir goûté un plaisir en compagnie des deux plus aimables demoiselles qu’on puisse voir dansw cette ville.

— Comment vous traite la fortune ?

— Carcano me gagne deux cents sequins par jour.

— Et vous lui en gagnez deux [55r] mille dans un.

— Je suis cependant en perte.

— Vous le débanquerezxDimanche.

— Voulez-vous que je vous donne ce spectacle ?

— Il me ferait bien plaisir. Mon frère m’a dit que vous ne voulez pas être avec nous.

— Non. Parce qu’on me connaîtrait. Il m’a dit pourtant que la personne qui sera avec vous me ressemble.

— Tout à fait, dit la cousine, hormisy dans le visage, car il est blond.

— Il est bien heureux. Les blonds chassent les bruns.

— Pas toujours, dit la sœur. Vous pouvez bien nous dire si vous nous faites habiller en hommes.

— Fi donc ! Je n’y ai pas seulement pensé. Je ne peux souffrir une jolie fille habillée en homme.

— C’est singulier. Dites-nousz pourquoi.

— Avec plaisir. Si une fille habillée en homme paraît véritablement un homme, elle me dégoûte, car je vois qu’elle n’a pas la charmante beauté que doit avoir une femme, dont la forme doit être différente de celle d’un bel hommeaa.

— Et si cette fille habillée en homme vous fait voir qu’elle a les beautés que vous exigez dans une belle fille ?

— Pour lors, je suis fâché qu’elle me prive de l’illusion ; car j’aime à ne regarder que la seule physionomie, et m’imaginer le reste.

— Mais souvent l’imagination trompe.

— J’y signe. Je deviens toujours amoureux du visage prêt à pardonner tout le reste, si je parviens à obtenir la grâce de le voir. Vous riez.

— Je ris de l’énergie que vous donnez à votre raisonnement.

— Aimeriez-vous d’être habillée en homme.

— Oh oh ! Je m’y attendais que vous nous feriez cette question. Après tout ce que vous avez dit nous ne pouvons plus vous répondre.ab

[55v] Après leur avoir fait ma cour deux bonnes heures, je les ai laissées, et je suis allé chez le pâtissier, puis à l’opéra, puis à perdre mon argent, puis à souper avec la comtesse, qui était devenue gracieuse ; mais qui voyant que je ne guettais pas sa chambre commençait à reprendre son humeur.acLe samedi matin j’ai dit à l’officier que je ne le chargeais que d’une seule commission, mais qu’elle devait être exécutée à la lettre, et que je devais en être sûr d’avance.

— Vous devez, Monsieur, avoir une voiture à quatre chevaux dans la cour, qui d’abord que vous y serez montés tous les cinq vous portera ventre à terre hors d’une porte de Milan pour vous faire entrer par une autre, et pour vous conduire à la porte de la maison où vous me trouverez, et où vous vous déshabillerez pour [56r] retourner chez vous sans risque que personne vous voie. La même voiture à quatre chevaux devra s’en aller d’abord que vous serez descendus. Vous irez chez vous en chaise à porteurs. Je suis sûr qu’au bal vous ferez tant d’effet qu’on voudra vous connaître coûte qui coûte6.

— Je vous donne ma parole que la commission que vous me donnez sera faite exactement. Celui qui la fera sera mon ami, le marquis F…., qui est impatient de vous connaître.

— Je vous attends donc demain à sept heures à la maison que vous savez. Vous viendrez tous en chaise à porteurs, et vous irez aussi en chaise à porteurs au bal. Le carrosse à quatre chevaux ne doit vous servir que pour vous sauver. L’attention que vous devez avoir est que le cocher ne soit pas connu : vous n’avez besoin d’aucun domestique.

Je lui ai donné la clef d’une loge, où ils auraient pu aller se reposer à leur bon plaisir.

Pour moi je me suis déterminé à m’habiller en Pierrot. Il n’y a pas de masque qui déguise plus que celui-là, car il cache la forme de toute la personne,ad ne laissant voir pas même la couleur de la peau nulle part.aeLe lecteur peut se souvenir de ce qui m’est arrivé il y a dix ans masqué en Pierrot7. Le tailleur m’a trouvé un habit, que j’ai fait mettre avec les autres, et pourvu de mille sequins dans deux bourses je me suis trouvé chez le pâtissier à six heures, et demie, où j’ai trouvé les couverts mis pour souper d’abord que la compagnie arriverait. J’ai enfermé Zénobie dans la chambre où il y avait tout le nécessaire pour la mascarade.

À sept heures précises j’ai vu la compagnie, et je fus enchanté de connaître le marquis F… que j’ai trouvé accompli. Il était beau, jeune, et riche, très amoureux de la cousine à laquelle il baisa avec beaucoup de respect la main. La maîtresse du Lieutenant était un bijou ; elle était folle de luiaf. Comme [56v] on savait que je ne voulais leur faire voir les masques qu’après souper, nous nous mîmes d’abord à table, et nous fîmes un souper délicieux, car tout était excellent. Le marquis ne savait pas qu’un pareil traiteur existait. Lorsque nous fûmes en état de nous lever je leur ai fait un petit préambule. Votre mascarade, leur dis-je, car je ne veux pas être avec vous, représentera cinq gueux, deux hommes, et trois femmes. Vous aurez chacun une assiette à la main comme pour demander l’aumône, et vous vous promènerez ainsi vêtus tous ensemble par le bal. Venez avec moi dans cette chambre, et vous verrez vos habits de vrais gueux.

Mon plaisir fut extrême en voyant le dégoût de tous les cinq à cette annonceag. Ils me suivent, j’ouvre la chambre, et ils voient la belle Zénobie, qui leur fait la révérence, se tenant devant la table, où étaient lesah superbes robes devenues guenilles. Voilà dis-je aux deux cousines vos robes, et voilà la vôtre, mademoiselle, unai peu plus courte. Voilà vos chemises, vos mouchoirs, vos bas, et voilà une toilette où vous vous laisserez coiffer en gueuses par votre très humble servante que voilà. Voilà vos masques, dont la physionomie n’est pas si belle que la vôtre, et voilà trois assiettes sur lesquelles on mettra l’aumône que vous demanderez, ces jarretières qui coûtent un sou feront voir votre pauvreté si le cas arrive qu’on voie le haut de votre jambe, et ces bas avec des trousaj indiqueront que vous n’aviez pas un sou pour acheter de la soie bonne pour lesak boucher. Ces ficelles vous tiendront lieu de boucles, et nous ferons des ouvertures à vos souliers, dont le quartier derrière8 sera sous [57r] le talon. Ces gants auront des trous aussi, et d’abord que vous aurez changé de chemise on déchirera par-ci par-là la dentelle qui forme le tour de gorge. Les trois demoiselles virent d’abord la magnificence de ce déguisement. Elles voyaient la beauté de ces robes mises ainsi en lambeaux, et elles n’osaient pas dire : C’est un dommage.

Venez voir les habits de vos gueux. Les voici : j’ai oublié de faire des trousal aux chapeaux. Comment trouvez-vous cela ? Allez mesdemoiselles, et fermez votre porte, car vous devez changer de chemise. Laissez-nous habiller aussi.

Le marquis de F…. était hors de lui-même en songeant à l’effet que cette mascarade devait faire, car on ne pouvait rien inventer de plus noble9. On voyait les habits superbes tous neufs déchirés exprès, et rapiécés si comiquement que c’était un charme10. Dans une demi-heure nous fûmes vêtus. Les bas avec des trous, les souliers coupés exprès, les chemises de Batiste avec des manchettes de fine dentelle déchirées exprès, les cheveux épars, les masques qui indiquaient le désespoir, et l’assiette de porcelaine rongée exprès à l’entour faisaient un spectacle. Pour moi en Pierrot on me trouva méconnaissable. Les demoiselles furent plus lentes à s’habiller à cause de la coiffure. Leurs cheveux allaient de tout leur long tant qu’ils pouvaient aller ; Mademoiselle Q…. les avait jusqu’à mi-jambe. Elles ouvrirent à la fin la porte, et nous vîmes tout ce qu’une charmante fille pouvait étaler pour intéresser, et malgré cela très décemment. J’ai admiré l’adresse de Zénobie à les habiller. Les soutanes déchirées montraient leurs [57v] jambes dont on voyait la blancheur par les gros trous des bas, les chemises déchirées à propos sous une ouverture de la robe mal recousue laissaient voir de petits morceaux de leurs beaux seins. Mais les cheveux jusqu’au bas faisaient triompher Mademoiselle Q…

Je leur ai appris comme elles devaient marcher, comment elles devaient tenir la tête pour mouvoir à pitié11, et comment elles devaient tenir leurs fins mouchoirs pour faire voir leur misère dans les trous qu’ils avaient. Enchantées, hors d’elles-mêmes il leur tardait d’être au bal ; mais j’ai voulu y aller avant elles pour jouir du plaisir de les voir entrer. J’ai mis vite mon masque de Pierrot ayant dit à Zénobie d’aller se coucher, puisque nous ne rentrerions qu’à la pointe du jour.

J’entre au bal, et comme il y avait plus de vingt Pierrots personne ne me regarde. Cinq minutes après je vois tout le monde qui accourt pour voir des masques qui arrivaient, et je me mets à la place, où j’étais sûr de les bien voir. Le marquis était entre les cousines. Leur marche lente, et piteuse12am intéressait. Mlle Q…. avec sa robe de satin couleur de feu tout en lambeaux, et ses cheveux qui la couvraient toute imposait silence. La foule n’a commencé à parler qu’un quart d’heure aprèsan. Quelle mascarade ! Quelle mascarade ! Qui sont-elles, qui sont-ils ? Je n’en sais rien. Je le saurai. Ce qui me comblait de joie était leur allure.

L’orchestre sonne.aoTrois masques en domino se présentent à mes gueuses pour les inviter à danser un menuet ;ap mais leur faisant voir leurs souliers déchirés, elles s’en dispensent. Ce trait-là m’a beaucoup plu. Après les avoir suivis par tout le bal pour [58r] plus d’une heure, et m’être réjoui de la réussite de ma mascarade, et assuré que la curiosité deviendrait toujours plus grande, je suis allé voir Carcano qui avait un gros jeu. Un masque en baüte, et en manteau dans le costume vénitien pontait à une seule carte, et mettait cinquante sequins paroli, et paix de paroli à ma guise13, et perdait trois cents, le masque était de ma taille, et on disait que c’était moi. Carcano disait que non. Je mets trois ou quatre sequins sur une carte pour avoir le droit de rester là, et dans la taille suivante le masque vénitien met cinquante sequins sur une carte, trouve le paroli, et la paix, et il retire toutaq l’or qu’il avait perdu qui était là en six tas.

La taille ensuite il a le même bonheur il se fait payer, et il s’en va. La chaise restant vide, je la prends, et j’entends une dame me nommer, et dire que j’étais dans la salle du bal habillé en gueux avec quatre autres masques que personne ne connaissait.

— Comment en gueux ? dit Carcano.

— En gueux ; tout déchiré, en lambeau, et malgré cela magnifique, et en même temps comique. Ils demandent tous les cinq l’aumône.

— On devrait les chasser du bal.

Je commence à mettre des sequins sur une carte prise au hasard sans compter, et je perds cinq ou six cartes de suite ; en moins d’une heure je perds cinq cents sequins14. Carcano m’étudiait, tout le monde disait que ce n’était pas moi, parce que j’étais vêtu en gueux au bal. Dans trois tailles heureuses jear gagne tout ce que j’avais perdu, et je poursuis avec toutas ce tas d’or devant moi. Je mets uneat bonne poignée de sequins : je gagne la carte, je fais paroli, je gagne, je mets à la paix, et je ne vais pas en avant15, car la banque était aux abois. Il me paye ; et il fait demander au caissier mille sequins ; pendant qu’il mêle, j’entends dire voilà les gueux, voilà les gueux. [58v] Ils se mettent devant la banque de Carcano, qui regarde le Marquis F…., et lui demande une prise de tabac. J’ai admiré alors un beau trait de gueux, que je n’ai pas prévu. Le marquis tire de sa poche un papier où il y avait deux sous de tabac, et lui en donne, la risée fut générale. Mademoiselle Q…. allonge son assiette pour lui demander l’aumône, et il lui dit qu’avec des si beaux cheveux elle ne lui faisait pas pitié ; mais que si elle voulait les mettre sur une carte il les évalueraitau mille sequins. Mademoiselle Q…. allonge son assiette vers moi, je lui mets une prise de sequins du bout des doigts, et j’en fais autant aux deux autresav. Pierrot, dit Carcano, aime les gueuses. Elles s’en allèrentaw. Triulzi dit à Carcano, que sûrement le gueux à l’habit couleur de paille était moi.

—axJe l’ai connu d’abord, dit Carcano ; mais qui sont lesay femmes.

—azNous le saurons.

— Cette mascarade est la plus chère qu’on puisse inventer, car ces habits sont tous neufs.

En attendant l’or, il mêlait. Les mille sequins arrivent. Je ponte à cent, et à la seconde taille j’emporte tout. Il me demande, si je veux jouer encore, je lui fais signe que non, et je lui marque de la main que je prendrais un billet du caissier. Il vint avec sa balance, et voulant aller danser je lui donne tout l’or que j’avais moins une cinquantaine de sequinsba, il me fait le billet debb vingt-neuf livres d’or, et quelques onces que Carcano signe, ce qui faisait plus que deux mille, et quatre cents sequins16. Je me lève, et en maintien de Pierrot marchant de travers je vaisbc au parterre, puis je vais à ma loge au troisième rang où mes gueux se trouvaient, pour m’essuyer,bd étant tout en nage. Je frappe en leur faisant entendre que c’était moi, et pour lors nous voilà [59r] enchantés de parler ensemble sur toutes nos aventures. Nous étions tous sans masque ; mais nous n’avions rien à craindre, car les deux loges qui côtoyaient la nôtre étaient vides.beLes trois gueuses parlèrent de me rendre l’aumône que je leur avais faite ; mais je leur ai répondu de façon qu’elles n’insistèrent pas. Le Marquis F… me dit qu’on le prenait pour moi, et que cette méprise pouvait faire deviner quelque chose : je lui ai dit que vers la fin du bal je me démasquerais.

Elles me dirent qu’elles avaient les poches pleines de dragées, que toutes les damesbf sortirent de leurs loges pour aller les voir, et que toutes dirent qu’on ne pouvait pas inventer une mascarade plusbg magnifique.

— Vous avez donc eu beaucoup de plaisir ?

— Extrêmement. Mais nous allons descendre.

— Et moi aussi, car j’ai envie de danser ; et en Pierrot je suis sûr de faire beaucoup rire.

— Savez-vous combien vous nous avez fait d’aumône ?

— Je ne peux pas le savoir précisément ; maisbh je suis sûr que je vous ai traitées toutes les trois également.

— C’est vrai ; mais c’est étonnant.

— J’ai fait cet essai mille fois en ma vie. Quand on me gagne un paroli de dix sequins j’allonge trois doigts ; et je suis sûr de prendre trente sequins. Je gagerais que je vous ai donné trente-huit, ou quarante sequins chacune.

— [59v] Quarante ; mais c’est étonnant. Nous nous souviendrons de cette mascarade.

—biIl y a à parier, dit le marquis, que personne ne nous imitera.

— Mais nous-mêmes, dit la cousine, n’oserions pas y venir une autre fois.

Nous remîmes nos masques, et je les ai précédées. Après avoir fait des impertinences aux arlequins, et aux arlequines j’ai vubj Thérèse en domino, et de la manière la plus gauche du monde je l’ai invitée à la contredanse. — Vous êtes, me dit-elle, le Pierrot qui a débanqué. — J’ai confirmé par Pantomime.bk J’ai dansé comme un démon : on me voyait toujours dans le moment de tomber, et j’étais toujours debout.

La contredanse finie,bl je l’ai conduite à sa loge où Greppi était seul ; et elle m’y laissa entrer. Ils furent étonnés lorsque j’ai ôté mon masque, car ils me croyaient avec les gueuses. J’ai donné à M. Greppi le billet au porteur dont il me fit d’abord quittance, et je suis redescendu sans masque sur le visage ce qui dérouta tous les curieux qui prenaient pour moi le marquis F…..

Vers la fin je suis sortibm prenant une chaise jusqu’au Cordus17 ; et traversant une maison j’en ai pris une autre qui me porta chez le pâtissier, où j’ai trouvé Zénobie au lit qui me dit qu’elle était sûre que je rentrerais avant les autres. Ce fut la première fois que je l’ai eue véritablement entre mes bras. J’y suis resté jusqu’à ce que le trot de quatre chevaux m’avertît que mes gueux rentraient. Zénobie se rhabilla vite comme un éclair. Le Marquis, et le lieutenant allèrent se déshabiller, et ayant dit aux trois gueuses que je pouvais rester, car elles pouvaient se dispenser de changer de chemise, et de bas, elles ne firent pas des [60r] difficultés. J’ai borné mes regards à Mlle Q…., dont j’ai admiré toutes les beautés et dont elle se crut en devoir de n’être pas avare. Zénobie la laissa après avoir ramassé ses cheveux pour aller coiffer les autres, et pour lors elle me permit de l’aider à se remettre sa robe,bn laissant que mes yeux jouissent d’un grand trou que sa chemise avait au-devant de sa poitrine.

— Que ferez-vous de cette chemise ? mademoiselle.

— C’est un enfantillage ; mais nous avons décidé de garder tout en mémoire du fait. Vousbo laisserez le soin à mon frère de nous faire tenir18 tout ce que nous laissons ici. Nous allons nous coucher. Viendrez-vous chez nous ce soir ?

— Étant sage, je devrais éviter votre présence.

— Et étant bien sage, je ne devrais pas vous exciter à venir.

— Quelle repartie ! Vous me verrez certainement. Oserai-je vous demander un baiser ?

— Deux.

Son frère, et le Marquis F…. sortirent. Deux chaisesbp que j’avais fait venir à la portebq portèrent les cousines chez elles, et deux autres que j’ai fait venir après partirent avec le lieutenant, et sa maîtresse, et le Marquis resté seul avec moi me dit le plus poliment du monde qu’il désirait de me payer la moitié de ce que la mascarade me coûtait.

— J’ai deviné que vous alliez m’humilier.

— Ce n’est pas mon intention ; et je n’insisterai pas. Mais vous sentez que c’est moi qui deviens l’humilié.

— Non ; car je compte sur votre esprit ! Vous voyez quebr l’argent ne me coûte rien. Je vous donne ma parole d’honneur de vous laisser payer ma part dans toutes les parties de plaisir dans lesquelles je pourrais me trouver avec vous dansbs le reste du carnaval. Nous souperons ici quand il vous plaira : c’est chez moi. Vous ferez la [60v] compagnie, et je vous laisserai payer la carte.

— Fort bien. Cet arrangement me plaît. Soyons bons amis, et je vous laisse avec cette charmante femme de chambre que je ne comprends pas qu’elle eût pu exister à Milan inconnue à tout le monde, excepté vous.

— C’est une bourgeoise, qui sait garderbt un secret. Dis-je vrai madame ?

— Je mourrai plutôt que de dire à quelqu’un que Monsieur est le Marquis F…..

— Très bien. Ne manquez donc jamais à votre parole. Voilà un petit souvenir.

Il lui donna alors une jolie baguebu qu’elle accepta de très bonne grâce, et il s’en alla. C’était une rosette qui pouvait valoirbv cinquante sequins19.bwElle me mit au lit, et une heure après, je l’ai renvoyée avec vingt-quatre sequins. J’ai dormi jusqu’à deux heures, j’ai bien dîné,bx je suis allé chez moi pour m’habiller,by puis je suis allé chez la Q…., que, selon ce qu’elle m’avait dit, je ne devais pas trouver bien sage. Tout le monde jouait, elle exceptée, qui appuyée à une fenêtre, et attentive à lire ne s’aperçut pas de mon arrivée. Elle mit dans sa poche la brochure d’abord qu’elle me vit devenant rouge de feu.

— Oh je ne suis pas indiscret. Je ne dirai rien à personne que je vous ai surpris en lisant un livre de prières.

— Précisément. Et je serais perdue de réputation si on savait que je suis dévote.

— A-t-on parlé de la mascarade ? Dit-on qui étaient les masques ?

— On ne parle que de cela ; et on nous plaint de n’avoir pas été au bal. On désespère de savoir qui étaient les masques, parce qu’on dit qu’une voiture inconnue à quatre chevaux, qui allaient comme le vent, les ont transportés à la première poste, où Dieu sait quelle route ils ont prisebz. On dit que mes cheveux étaient postiches, et il me [61r] vient alors envie de leur donner un démenti : et on dit aussi que vous devez les connaître, car sans cela vous ne leur auriez pas donné des poignées de sequins. Ce qui est vrai c’est que nous eûmes un grand plaisir. Si vous faites si bien toutes les commissions qu’on vous donne, vous êtes unique.

— Mais ce n’est que de vous que j’aurais puca accepter une pareille commission.

— Aujourd’hui de moi, et demain d’une autre.

— Oui : je le vois. Je dois passer dans votre esprit pour inconstant ; mais je vous jure que si vous me trouviez digne de votre cœur, votre image dans le mien ne s’effacerait plus.

— Je suis sûre que vous avez dit cela à mille filles, et que vous les avez méprisées après qu’elles vous ont trouvé digne de leur cœur.

— Ah ! De grâce. Ne vous servez pas du mot méprisé, car vous me supposez un monstre. La beauté me séduit, j’aspire à en jouir, mais en vérité je la méprise sicb ce n’est pas l’amour qui m’en offre la jouissance. Or vous voyez qu’il est impossible que je méprise une beauté qui ne s’est donnéecc à moi que par amour : je devrais commencer par me mépriser moi-même. Vous êtes belle, et je vous adore, mais vous vous trompez bien si vous croyez, que je pourrais me contenter de ne vous posséder que par un effet de votre complaisance.

— Vous en voulez à mon cœur.

— Précisément. C’est mon seul objet.

— Pour me rendre malheureuse dans quinze jours.

— Pour vous aimer jusqu’à la mort. Pour signer à toutes vos lois.

— Vous vous fixeriez à Milan.

— N’en doutez pas, si vous me rendiez heureux sous cette condition.

— Le plaisant de la chose est que vous me trompez sans le savoir, s’il est vrai que vous m’aimez.

— Tromper quelqu’un sans le savoir, c’est pour moi du nouveau. Si je ne le sais pas, je suis innocent.

— Mais vous ne me trompez pas moins, si je vous crois, car vous ne serez pas le maître de m’aimer quand vous ne m’aimerez plus.

[61v] — C’est entre les possibles, mais je rejette cette idée empoisonneuse. J’aime mieux me croire amoureux de vous à perpétuité. Depuis que je vous connais je ne trouve plus à Milan une fille jolie.

— Pas même la charmantecd, qui nous a servies, et que vous avez peut-être eue entre vos bras jusqu’à ce moment.

— Que dites-vous là, divine marquise, c’est la femme du tailleur, qui a travaillé à vos habits ; elle est partie une demi-heure après vous, et son mari ne l’aurait pas laissée chez moi,ce s’il n’avait pas vu que j’en avais besoin pour faire servir troiscf dames.

— Elle est jolie comme un cœur. Est-il possible que vous ne l’aimiez pas ?

— Comment aimer une personne, dont on sait qu’un magot jouit quand bon lui semble ? Le seul plaisir que cette jeune femme m’a fait ce matin fut lorsqu’elle me parla de vous.

— De moi ?

— Me pardonnerez-vous, si je vous confesse, qu’étant curieux, je lui ai demandé laquelle des trois filles qu’elle devait avoir vuecg sans chemise était plus belle ?

— Question de libertin. Eh bien ! Que vous a-t-elle répondu ?

— Que celle aux longs cheveux châtains était toute supérieurement belle.

— Je n’en crois rien, car j’ai appris à changer de chemise avec décence, elle ne peut avoir vu que ce qu’un homme même aurait pu voir, elle a voulu flatter votre curiosité indiscrète ; si j’avais une femme de chambre dans ce goût je la chasserais.

— Vous êtes fâchée.

— Non.

— Oh ! vous avez beau dire non. J’ai vu votre âme dans votre petite incartade. Je suis au désespoir de vous avoir tenu ce propos.

— Allons : ce n’est rien. Mais je sais que les hommes questionnent sur cela les femmes de chambre, et qu’elles répondent toutes comme votre belle, qui voudrait peut-être vous rendre curieux d’elle.

— Comment [62r] pouvait-elle croire de me flatter en vous exaltant au-dessus des deux autres, tandis qu’elle ne savait pas que vous étiez celle que je préférais ?

— Si elle ne le savait pas j’ai tort ; mais elle n’a pas moins menti.

— Elle peut avoir inventé ; mais je ne crois pas qu’elle ait menti. Vous riez, et vous me ravissez.

— Je ris parce que j’aime à vous laisser croire tout ce que vous voulez. Je veux vous prier d’un plaisir. Voici deux sequins. Mettez-les à la loterie sur un ambe20, et vous me donnerez le billet quand vous viendrez me voir, ou vous me l’enverrez. Personne ne doit savoir cela.

— Vous l’aurez demain. Pourquoi me dites-vous de vous l’envoyer.

— Parce qu’il se peut que vous vous ennuyiez avec moi.

— Ai-je cet air ? Je suis bien malheureux. Quels sont vos numéros ?

— Le trois, et le quarante. C’est vous qui me les avez donnés. Trois pincées de sequins : toujours quarante. Je suis superstitieuse. Il me semble que vous êtes venu à Milan pour me porter bonheur.

— Ce sont des paroles qui me comblent de joie. Vous avez l’air d’être un peu sorcière ; mais ne vous avisez pas, si vous ne gagnez pas cet ambe, de tirer la conséquence que je ne vous aime pas au moins, car le sophisme serait monstrueux.

— Je ne raisonne pas si mal.

— Croyez-vous que je vous aime ?

— Oui.

— Me permettez-vous de vous le dire cent fois ?

— Oui.

— Et de vous le prouver de toutes les façons ?

— Pour les façons je veux les savoir d’avance, car celles que vous croiriez les plus efficacesch pourraient peut-être me ressembler21 très inutiles.

— Je prévois que vous me ferez soupirer longtemps.

— Plus que je pourrai.

— Et quand vous n’en pourrez plus.

— Je me rendrai. Êtes-vous content ?

— Oui. Mais je vais employer toute ma force pour diminuer la vôtre.

— Faites cela. Vos efforts me plairont.

— M’aiderez-vous à réussir ?

— Aussi.

— Ah ! Charmante [62v] marquise, vous n’avez besoin que de parler pour rendre un homme heureux. Je pars tout en feu, et réellement heureux : non pas en imagination ; mais réellement.

Je suis allé au théâtre, et j’ai vu à la banque de Carcano le masque qui lui avait gagné les trois cents sequins la nuit précédente qui jouait très malheureusement. Il perdait en marques plus de deux mille sequins, et dans moins d’une heure il fit arriver la somme à quatre mille, et Carcano mit bas les cartes,ci disant que c’était assez. Il se leva, et le masque partit. C’était un Spinola Génois22.

— Voyez-vous, lui dis-je, si je vous aurais gagné une gageure ? Avouez qu’en Pierrot vous ne m’auriez pas connu ?

— C’est vrai. Mais lecj cas a fait, que j’avais devant moi le masque gueux que je prenais pour vous. Vous savez qui c’est.

— Point du tout.

— On dit qu’ils sont tous vénitiens, et qu’en sortant d’ici ils sont allés à Bergame.

Je suis allé souper avec la comtesse A. B.ck, son mari, et Triulzi, quicl croyaient la même chose. Triulzi me disait que les sages m’avaient tous condamné lorsque j’ai donné à ces masques les poignées de sequins. Je lui ai répondu quecm pour cette action je ne briguais que le suffrage des fous.

Le lendemain j’ai joué l’ambecn, et l’après-dîner j’ai porté à la superstitieuse le billet. J’étais amoureux tant qu’on pouvait l’être parce qu’elle me paraissait amoureuse. Sa cousine ne jouait pas, ainsi j’ai passé trois heures en dialoguant toujours sur des propos amoureux, et faisant la chouette à ces deux cousines, dont la beauté, et l’esprit était tout ce qu’il y avait de plus rare. J’ai connu, quand je les ai laissées, que si le hasard m’avaitco mis [63r] la première fois vis-à-vis de l’autre, j’en serais devenu également amoureux.

On s’acheminait à la fin du Carnaval, qui à Milan dure quatre jours plus que dans toute la chrétieneté23. Il y avait encore trois bals. Je jouais, je perdais toujours deux ou trois cents sequins, et tout le monde admirait ma prudence plus que ma fortune. J’allais tous les jours chez les cousines, et j’espérais tous les jours plus sans jamais rien obtenir.cpElle ne me payait que de quelques baisers ; je ne lui avais jamais demandé un rendez-vous.cqTrois jours seulement avant le balcr je lui ai demandé si je pouvais espérer de lui donner à souper dans la même compagnie. Elle me répondit que son frère passerait chez moi le lendemain pour me dire tout ce qu’oncs aurait concerté. Le lieutenant vint donc chez moi dans le moment même que je me réjouissais en voyant le trois, et le quarante dans les cinq numéros du tirage. Je ne lui ai rien dit, parce que sa sœur me l’avait défendu.

— Le marquis F….., me dit-il, vous invite à souper chez vous la nuit du bal avec la même compagnie ; mais ayant besoin de faire travailler aux habits de masque, et ne voulant pas que vous le sachiez, il vous prie de lui prêter votre appartement, et pour ne pasct confier le secret à d’autres personnes, il désire que vous avertissiez la femme de chambre même, que vous aviez chez vous.

— Volontiers, volontiers.

— Faites qu’elle soit là aujourd’hui sur les trois heures, et avertissez le pâtissier, que vous lui avez donné un plein pouvoir.

J’ai vu que le cher marquis F…. voulait tâter de Zénobie, et je n’en fus pas fâché. Fovet, et Favet [Il chérit et lui est favorable]24 était [63v] ma devise favorite, et grâces à mon bon naturel elle l’est encore, et elle le sera jusqu’à ma mort. Je fus d’abord avertir le pâtissier, et j’ai passé chez le tailleur, qui ne fut pas fâché, quand je lui ai dit que je n’avais point du tout besoin de lui, et que je ne lui demandais que ma commère. Il me dit qu’à trois heures il lui donnerait congé pour trois jours.

L’après-dîner, j’ai trouvé la Q…. transportée de joie. L’ambe gagné lui valait cinq cents sequins.

— Ce qui fait, me disait-elle, ma joie n’est pas la somme, malgré que je ne sois pas riche,cu mais c’est la beauté de l’idée qui m’est venue, et que j’ai embrassée ; c’est le plaisir que je ressens en songeant que ce bonheur me vient de vous ; c’est la combinaison qui me parle impérieusement à votre faveur.

— Que vous dit-elle ?

— Que je dois vous aimer.

— Vous dit-elle aussi que vous devez me le prouver ?

— Ah ! Mon cher ami, croyez-le.

Elle me donna la main pour la première fois que j’ai couverte de baisers.

— Sachez, me dit-elle, que ma première idée fut de mettre sur l’ambe tous les quarante sequins.

— Vous n’en avez pas eu le courage.

— Ce n’est pas cela. J’ai eu honte. J’ai eu peur d’une pensée qui aurait pu vous venir, et que vous ne m’auriez pas communiquée. Vous auriez pu penser qu’en vous donnant tous les quarante sequins pour les jouer, j’eusse voulu vous faire comprendre que je méprisais cette somme, et cela m’aurait fait du tort à l’égard de mon caractère. Si vous m’eussiez encouragée j’y aurais consenti sur-le-champ.

— Je n’y ai pas pensé ! Vous auriez actuellement dix mille sequins. Votre frère m’a dit que nous irons [64r] au premier bal en masque sous la direction du marquis, et vous pouvez vous imaginer que ma joie est grande quand je pense que jecv passerai une nuit entière avec vous ; mais j’ai une inquiétude. J’ai peur que la partie n’aille pas si bien que la mienne.

—cwN’ayez pas cette peur, il a beaucoup d’esprit ; et il aime ma sœur25 comme son propre honneur.cxIl est sûr qu’on ne nous connaîtra pas.

— Je le souhaite. C’est lui qui veut payer tout. Même le souper.

— Il a raison.

Le jour du bal je me suis rendu sur la brune chez le pâtissier, où j’ai trouvé le marquis très content de ce que tout était au point. La chambre aux habits était fermée. Je lui ai demandé s’il était content de Zénobie, et il m’a répondu qu’il ne pouvait l’être que de son ouvrage, car il n’avait exigé d’elle rien au-delà.

— Je le crois ; mais j’ai peur que mademoiselle F… sera un peu incrédule là-dessus.

— Non. Elle sait que je ne peux aimer qu’elle.

Les compagnons arrivèrent, et le marquis nous dit que sa mascarade était d’une espèce que nous aurions plus de plaisir à nous habiller avant souper qu’après. Soit. Il nous mène donc dans la chambre, où nous voyons sur la grande table deux paquets assez gros. — Celui-ci, dit-il, est pour nous, et celui-ci mesdemoiselles est pour vous. Restez donc ici, et faites-vous servir pour vous habiller, tandis que nous allons faire la même chose dans l’autre chambre.

Il prend le grand paquet, nous le suivons, il s’enferme, il développe le paquet qui en contenait trois. Il me donne le mien, il donne le sien au lieutenant, il garde l’autre pour lui, et il dit habillons-nous. La risée fut immanquable lorsque nous trouvâmes tout l’habillement d’une femme ; [64v] jusqu’aux souliers. Les habits étaient de fine toile tous blancs. Les chemises étaient de femme, et j’ai remarqué des jarretières fort galantes. Les coiffes étaient de nuit, pour nous délivrer de l’embarras de la frisure, mais elles étaient garnies de dentelles de point de Venise. Il y avait aussi des bas, dont nous n’avions pas besoin,cy car nous pouvions garder les nôtres ; mais il y avait des boucles parce que les nôtres pouvaient nous faire connaître. Je fus surpris de trouver que les souliers de femme m’allaient bien ; mais j’ai su quecz mon cordonnier était le sien. Corset, jupon, soutane, robe, fichu, éventail, sac à ouvrage, boîte de rouge, masques entiers, il n’avait oublié rien. Nous nous habillâmes en ne nous entraidant que pour placer nos cheveux sous le grand bonnet. Le lieutenant avait le véritable air d’une très jolie fille de la grande taille ; mais le marquis et moi étions quelque chose de surprenant. Deux filles de cinq pieds, et dix pouces26 était quelque chose de trop rare. Le plaisant est que sans nous le dire nous nous mîmes tous sans culottes. J’ai dit au marquis que les jarretières m’avaient averti que je devaisda m’en passer. — Le malheur est, me répondit-il, qu’on ne cherchera pas de le savoir. Nous avions tous les trois de grandes poches de femmes où nous mîmes tout ce qui nous était nécessaire.

Les demoiselles s’étaient déjà habilléesdb. Nous ouvrons la chambre, et nous voyons, le dos tourné contre la cheminéedc, les trois beautés, qui dans cet habillement avaient l’air un peu interdit, malgré qu’elles voulussent nous faire croire d’être à leur aise. Nous les approchâmes avec la révérence du sexe ; et avec la réserve de la pudeur qui convenait au personnage que nous représentions. Cela fit qu’elles se crurent en devoir d’imiter les manières des hommes ; mais leur accoutrement n’était pas celui dans lequel elles pussent avoir vis-à-vis desdd femmes l’air respectueux. Elles étaient habillées en coureurs, de toile fine comme nous, culottes à la taille, gilet, et veste très courte avec leurs cheveux en tressesde et un bonnet léger aux armes banales de carton doré, et argenté. Leurs chemises à jabot long étaient cependant garnies de belles dentelles. Ces trois filles habillées comme cela durent rendre nos désirs sans frein ; mais nous les aimions trop pour les effaroucher. En parlant hors de notre rôle jusqu’à ce qu’ondf servît, les cousines, comme la maîtresse du lieutenant nous assurèrent qu’elles ne s’étaient jamais habillées en hommes de leur vie, et elles nous confièrent leur crainte sur le danger qu’elles couraient osant aller au bal habillées comme cela si par malheur on parvenait à les connaître. Elles avaient raison ; mais malgré cela nous employâmes toute notre éloquence pour les rassurer.

Nous nous mîmes à table chacun près de sa chacune ; et contre mon attente la première qui commença à égayer la partie fut la maîtresse du lieutenant qui crut de ne pouvoir bien jouer l’homme qu’en se montrant audacieuse, le lieutenant se défendait, et lui donnait sur les mains, mais elle ne cessait pas pour cela d’aller aux prises.dgLes deux cousines piquées de paraître avoir moinsdh d’esprit qu’elle commencèrent aussi à faire les hardies avec nous. Zénobie qui nous servait à table ne put s’empêcherdi de rire, lorsque mon adorable Q…. lui reprocha de [65v] m’avoir fait ma robe trop étroite à la poitrine, et ayant allongé sa main je lui ai donné un petit soufflet, et elle alors me demanda pardon, et me baisa la main.djLe marquis ayant dit qu’il avait froid, son faux chevalier lui demanda si elle avait des culottes, et tâta ; mais vite elle retira sa main se décontenançant ce qui nous fit rire tous, mais elle se remit, et elle joua très bien le rôle d’amoureux. Le souper avait été aussi exquis que le mien. Nous étions échauffés d’amour, et de Bacchus. Nous étions à table depuis deux heures. Nous nous levâmes, et nous vîmes les cousines tristes. Elles ne savaient comment se résoudre à aller au bal dans leur équipage. Le marquis voyait cette vérité comme moi, et trouvait leur répugnance raisonnable.

— Il faut pourtant se déterminer dit le Lieutenant. Ou au bal, ou chez nous.

— Ni l’un ni l’autre, dit le marquis, dansons ici.

— Où sont des violons, dit sa maîtresse.

— Vous n’en auriez pas cette nuit à tel prix que ce soit.

— Eh bien, leur dis-je, buvons du punch, et chantons. Nous ferons des jeux d’enfants, et quand nous serons las nous dormirons. Nous avons trois lits.

— Deux suffisent dit la maîtresse du marquis.

— C’est vrai, Mademoiselle, mais plus il y en a mieux l’on est.

Zénobiedk étant allée souper avec la femme du pâtissier, je lui avais dit de ne remonter que lorsqu’on l’appellerait. Après deux heures de petites folies la maîtresse du lieutenant était allée se jeter sur un lit dans la chambre au-delà de celle où étaient les robes des demoiselles, et le lieutenantdl l’avait suivie. Madlle Q… me ditdm qu’ayant bu un peu trop de punch, elle se jetterait volontiers sur un lit, et je l’ai conduite dans une chambre où elle pouvait même [66r] s’enfermer, et je le lui ai offert. – Elle me répondit qu’elle ne croyait pouvoir se méfier de personne. Nous laissâmes donc le marquis seul avec la cousine dans la chambre où nous avions dansé, où il y avait un lit dans une alcôve.

La Q….dn après avoir passé deux minutes dans le cabinet de toilette, me pria en sortant d’aller lui prendre sado soutane, et lorsque je la lui ai portée elle est retournée dans le cabinet, d’oùdp étant sortie après l’avoir mise, elle me dit qu’elle respirait, parce que les culottes trop étroites lui faisaient maldq. Elle se jeta sur le lit. — Où donc vous faisaient mal ces culottes ? mon bel ange, lui dis-je en la serrant entre mes bras, puis me couchant près d’elle, et ne parlant plus ni elle ni moi pourdr un bon quart d’heure. Je ne l’ai laissée que pour aller au cabinet de toilette, car il ne faut jamais négliger les égards dusds à la décence. En sortantdt je l’ai trouvée sous les couvertures. Elle me dit qu’elle s’était déshabillée pour dormirdu, et en fit d’abord semblant. Je me suis vite débarrassé de tout l’attirail de femme, et je me suis mis près d’elle, où j’ai reçu toutes les récompenses dues à ma tendresse, et à mes bons procédés. Elle a laissé que je m’étale27 toutes ces beautés. Elle me dit qu’elle désirait ce moment,dv et qu’étant sages nous n’irions plus à l’avenir à aucun bal, mais là où nous nous trouvions heureux, et contents. J’ai baisé mille fois la belle bouche qui m’annonçait en termes si clairs mon bonheur, et par mes transports je l’ai plus que [66v] convaincue qu’homme au monde ne l’avait jamais aimée plus que moi. Je n’ai pas eu de peine à ne pas la laisser dormir,dw car le sommeil ne s’est jamais présenté sur ses paupières. De mon côté ses charmes, sa douceur, et ses tendres transports me rendaient insatiable. Nous ne finîmes que lorsque nous vîmes le jour.

Nous n’eûmes pas besoin de nous cacher les uns des autres, car chacun avait joui en paix de son propre partage. Une modestie réciproque nous empêcha de nous entrefaire des compliments.dxPar ce silence nous ne disconvenions pas d’avoir joui ; mais nous n’en convenions pas non plus. D’abord que nous fûmes habillés, j’ai remercié le marquis, et je l’ai prié à souper là même, sans qu’il y ait question de masques, pour la nuit dudy futur bal, si ces demoiselles en étaient contentes. Le lieutenant dit qu’oui pour elles, et sa maîtresse le baisa en fureur lui reprochant d’avoir dormi toute la nuit. Le marquis dit avec moi que nous avions fait la même chose, et les cousines firent l’éloge dedz nos honnêtes procédés. Nous partîmes comme la première fois, et le marquis resta seul avec Zénobie.

Je suis allé me coucher, et ayant dormi jusqu’à trois heures, et personne n’étant à la maison je suis allé manger chez le pâtissier dans mon appartement où j’ai trouvé Zénobie avec son mari, qui était venu jouir des quelques débris du souper. Ce mari disait que j’avais fait sa fortune, car sa femme avait reçu du marquis vingt-quatre sequins et sa robe, comme je venais de lui donner la mienne. Après avoir mangé quelque chose je suis allé chez la Q…. que j’aimais plus qu’avant la belle nuit que j’avais passée avec elle. Il me tardait de la voir pour savoir quel effet elle ferait sur moi après qu’elle avait fait si solidement mon bonheur. Je l’ai trouvée plus belle ; elle me reçut comme un [67r] amant sur lequel elle avait gagné des droits. Elle me dit qu’elle était sûre queea je serais allé la voir, et en présence même de sa cousine elle reçut, et elle me rendit des baisers enflammés. J’ai passé cinq heures avec elle qui me passèrent comme cinq minutes ne faisant autre chose que des raisonnements sur l’amour rapportant tout à nous-mêmes. L’amour-propre rend dans ce cas la matière inépuisable. Cette visite de cinq heures le lendemain de la noce me fit voir que j’étais vraiment amoureux de la Q…., et la convainquiteb que j’étais digne de sa tendresse.

J’étais invité par un billet de la comtesse à souper avec elle,ec son mari, et le marquis Triulzi qui avait invité tous les amis de la maison. Par cette raison je ne fus pas voir Carcano, qui depuis ma victoire en Pierrot m’avait déjà gagné à deux ou trois cents à la fois mille sequins. Je savais qu’il disait qu’il était sûr de me tenir. À ce souper de Triulzi la comtesse me fit la guerre. Je découchais ; on me voyait rarement, on me donnait la corde28 pour m’arracher des secrets, qui regardaient mes bonnes fortunes. On savait que je soupais chezedThérèse avec Greppi, et on riait de Greppi qui disait que j’étais sans conséquence. Je répondais qu’il avait raison, et je menais une vie dont on ne pouvait pas désirer la plus heureuse.

Le lendemain matin Barbaro honnête hommeee comme tous les joueurs qui corrigent la fortune, vint me porter mes deux cents sequins, et plus que deux cents de la moitié de la banque, parceef qu’ayant eu une dispute avec le frère de la Q…., il ne voulait plus tailler. Je l’ai remercié de tout, et principalement de m’avoir fait connaîtreeg sa sœur, qui m’avait enchaîné le cœur, eteh dont j’espérais de vaincre la rigueur. Il se mit à rire, et il loua ma discrétion. L’après-dîner à trois heures je [67v] suis passé chez elle, et j’y suis resté jusqu’à neuf comme dans la journée précédente.eiN’y ayant pas de jeu, on avait fait dire à la porte à tout le monde que personne n’était à la maison. Devenu amant déclaré de la Q…., la cousine me traitait en ami ; elle me priait de rester à Milan plus qu’il m’était possible, car outre qu’en restant je faisais le bonheur de sa cousine je faisais aussi le sien, car sans moi il lui serait impossible de passer des heures avec le marquis F…., qui tant que son père vivrait ne pourrait jamais la voir librement ; mais elle se disait sûre qu’à la mort de son père il l’épouserait. Elle l’espéra en vain, ce marquis donna peu de temps après dans des travers qui le ruinèrent.

Le lendemain au soir les cinq aimables personnes, au lieu d’aller au bal vinrent souper chez moi, où après un repas délicieux nous allâmes sans façon nous coucherej. Charmante nuit dans laquelle cependantek notre joie fut souvent interrompue par les réflexions tristes, et vraies,el que le carnaval allait finir.

L’avant-dernier jour du carnaval29, n’y ayant point d’opéra, je me suis mis à jouer, et ne trouvant jamaisem trois cartes gagnantes de suite j’ai perdu l’or que j’avais, et je serais parti comme à l’ordinaire sien une femme masquée en homme ne m’eûteo donné une carte me pressant par signes de la jouer. Je l’ai mise devant le banquier à cent sequins sur la parole. Je l’ai perdue, et pour regagner les cent j’en ai perdu [68r] mille que je lui ai fait payer le lendemain. Voulant sortir pour aller chez la Q…. je vois le même masque de mauvais augure accompagné d’un autre masque homme qui m’approche me serre la main, et me dit à l’oreille d’aller aux trois rois à dix heures à la telle chambre si l’honneur d’un ancien ami m’était cher.

—epQui est cet ami ?

— Moi-même.

— Qui êtes-vous ?

— Je ne peux pas le dire.

— Je ne viendrai pas ; car si vous êtes mon ami rien ne peut vous empêcher de me dire votre nom.

Je sors, il me suit,eq me disant d’aller au-delà de l’arcade que nous voyionser où il ôtera son masque. J’y vais, il se démasque, et je voisesCroce, dont le lecteur peut se souvenir30. Je savais qu’il était banni de Milan,et je m’étonnais de le voir là, et comprenant la raison par laquelle il n’avait pas voulu se nommer je me suis alors trouvé fort content de lui avoir refusé le plaisir d’aller à son auberge.

— Je suis surpris, lui dis-je de te voir ici.

— Je suis venu sous la faveur de la saison qui permet le masque pour obliger mes parents à me donner l’argent qu’ils me doivent, et ils me traînent31 en longueur pour ne me rien donner, étant sûrs que, crainte d’être connu, je devrai m’en aller en carême.

— Et en carême comptes-tu de partir, quand même tu n’aurais pas d’argent ?

— J’y serai forcé ; mais puisque tu ne veux pas venir me voir, sauve-moieu ne me donnant que vingt sequins, et par là je me verrai sûr de partir Dimanche matin, quand même mon cousin qui me doit dix mille livres me refuserait les mille que je lui demande ; mais avant de partir je le tuerai.

— Je n’ai pas le sou, et ton masque qui est là me coûte mille sequins.

— Je le sais. Je suis un malheureux qui porte malheur à tous mes amis. C’est moi qui lui ai dit de te donner une carte.

— Est-ce une fille de Milan ?

— Point du tout. C’est une fille de Marseille, que j’ai enlevée. Elle est fille d’un riche commissionnaire32 : je suis devenu amoureux d’elle ; je l’ai séduite, et elle est partie avec moi. J’avais beaucoup d’argent ; mais malheureux j’ai tout perdu à Gênes, j’ai vendu toutev ce que j’avais, et je suis venu ici : j’y suis depuis huit jours. Rends-moi sûr de pouvoir me sauver, demande vingt sequins à quelqu’un.

Mû à pitié, je suis retourné sur mes pas pour les demander à Carcano ; je les lui ai donnés, et en lui disant de m’écrire, je l’ai quitté. Je suis allé chez la Q…. où j’ai passé la soirée, et fixé que nous souperions ensemble le lendemain pour la dernière fois en Carnavalew. Nous fîmes la partie aussi heureusement que les autres fois. J’ai passé le premier jour de carême au lit, et le lendemain lundi de très bonne heure Clairmont me donna une lettre qu’un valet de louage lui avait remiseex. Je la lis, et ne voyant aucun nom signé je trouve : « Hélas ! Monsieur ! Ayez pitié de la plus malheureuse créature qui existe. M. de la Croix est sûrement parti désespéré. Il m’a plantée dans cet auberge, il n’a rien payé, que m’arrivera-t-il ? Venez me donner au moins un conseil. »

Je n’ai pas hésité un moment. Ce n’était ni l’amour, ni le libertinage qui me forçait à aller secourir cette malheureuse, mais le sentiment, la vertu. Je mets vite une redingote, et je cours aux trois rois à la même chambre où était Irène ; et je vois une fille d’une figure à intéresser qui que ce soit. Je crois de voir l’innocence, et la candeur opprimées. Elle se lève, et tristement elle meey demande excuse si elle avait osé m’incommoder, me priant en même temps de dire en italien à une femme qui était là de s’en aller. [69r]

— Elle m’ennuie me dit-elle depuis une heure ; je n’entends pas sa langue ; mais j’ai compris qu’elle veut m’être utile. Je ne me sens pas inclinée à implorer son secoursez.

— Qui vous a dit,fa dis-je à cette femme, de venir chez mademoiselle ?

— Un valet de place m’a dit hier qu’une fille étrangère était restée ici toute seule, et qu’elle était à plaindre. Je suis venue voir, par sentiment d’humanité, si je pouvais lui être de quelque utilité. Je m’en vais fort contente d’en être quitte par ma bonne volonté. Je la laisse en bonnes mains, et je lui fais mon compliment.

Ce langage de maq…… m’a fait rire.

fbLa délaissée me dit alors en peu de paroles ce que je savais, et elle m’ajouta que son amantfc ayant perdu d’abord les vingt sequins que je lui avais donnésfefd il l’avait conduite à l’auberge au désespoir, où il avait passé tout le lendemain n’osant pas sortir le jour. Il était sorti masqué vers le soir et vers le jour il était entré, s’était habillé avec une capote en lui disant que s’il ne revenait pas, ilff lui ferait avoir de ses nouvelles par mon canal. Il lui avait laissé mon adresse.

— Si vous ne l’avez pas vu me dit-elle je suis sûre qu’il est parti à pied, et sans le sou. L’hôte voudra être payé, et j’ai assez en vendant tout ; mais que ferai-je après ?

— Oseriez-vous retourner chez vous.

— Sûrement je l’oserais. Mon père me pardonnera, lorsque je lui dirai, les larmes aux yeux que je suis prête à aller dans un couvent.

— Je vous conduirai à Marseille moi-même, et en attendant je vous trouverai ici une chambre chezfg d’honnêtes gens. Jusqu’à ce que je vous la trouve, enfermez-vous dans votre chambre, et ne recevez personne.

J’appelle l’hôte pour qu’il porte son compte qui montait à peu de chose, je paye, et je la laisse hors d’elle-même par la surprise qui33 lui causa ce que j’avais fait, et les paroles que je lui avais dites.

[69v] Je pense de la mettre avec Zénobie, si elle pouvait la loger, et j’y vais. Je lui dis en présence de son mari de quoi il s’agissait, et le mari dit qu’il lui céderait sa place si elle voulait coucher avec sa femme,fh et que pour lui il louerait une petite chambre près de sa maison, où il habiterait tant que la demoiselle resterait chez lui. Pour le manger, dit-il, elle fera ce qu’elle voudra. J’ai trouvé cela très bien pensé ; j’ai écrit un billet à l’abandonnée, et j’ai dit à Zénobie de le lui porter, et de faire tout. Je l’avertissais dans mon billet, que la personne qui le lui portait avait ordre de moi de prendre entièrement soin d’elle. Je l’ai vue le lendemain chez Zénobie mal logée ; mais contente, et jolie tout à fait. Je me voyais sage ; mais je soupirais en pensant combien il me serait impossible de l’être en voyage.

Je n’avais plus rien à faire à Milan ; mais je m’étais engagé avecfi le comte d’aller passer en sa compagnie quinze jours à S.t Ange. C’était un fief qui appartenait à sa maison, quinze milles distant de Milan, et dont il me parlait avec enthousiasme. Je l’aurais trop mortifié si j’avais voulu partir sans lui donner la satisfactionfj d’y aller. Il avait un frère marié qui y demeurait toujours, et quifk devait être enchanté à ce qu’il me disait de faire ma connaissance. De retour du fief, il m’aurait souhaité le bon voyage entièrement content. Déterminé donc à le satisfaire j’ai pris congéfl le quatrième jour de carême, de Thérèse, de Greppi, et de la tendre Q….. pour deux semaines. La comtesse ne se soucia pas d’être de ce voyage ; elle demeurait beaucoup plus volontiers à Milan où le Marquis Triulzi ne la laissait manquer de rien. Nous partîmes de Milan à neuf heures, et nous arrivâmes à S. Ange à midi ; où on nous attendait à dîner.

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