Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre III

Passano à Livourne, Corilla à Pise, Florence, Thérèse, mon fils, la Corticelli

Me tenant attentif à regarder les quatre chevaux qu’on m’attelait, un homme, dont je ne me soucie pas de parcourir la mine, s’approche de moi, et me demande, si je voulais payer la course avant, ou à la station.

— Je payerai actuellement. Voici une Portugaise1, portez-moi le reste.

— Dans l’instant.

Dix minutes après, précisément lorsque j’allais demander le reste de ma Portugaise, voilà le maître de poste qui me demande l’argent pour la course.

— J’ai déjà payé, et j’attends le reste d’une Portugaise. N’est-ce pas à vous que je l’ai donnée ?

— À moi ? Je vous demande pardon.

— À qui l’ai-je donc donnée ?

— C’est à vous à le savoir.

— Pardieu ! Ce ne peut être qu’à quelqu’un de vos gens.

Je parle haut. On me fait cercle : le maître de poste demande qui avait reçu de moi une portugaise ; personne n’en sait rien. Je jure, je donne au diable, puis je connais mon tort, je paye une seconde fois, et je ris de l’habile fripon qui m’avait si adroitement trompé. Et voilà comme on apprend à vivre. Depuis ce jour-là je n’ai plus payé la poste qu’à bonnes enseignes. Il n’y a point de pays où les fripons soient plus fins qu’en Italie, si nous exceptons la Grèce ancienne, et moderne.

À Livourne, à peine descendu à la meilleure auberge, on me dit qu’il y avait comédie. Il me prend malheureusement envie d’y aller : un comédien me reconnaît, il m’approche, il se réjouit de me voir, je l’invite à souper avec moi, il me présente un homme soi-disant excellent poète, et grand ennemi de l’abbé Chiari, que je n’aimais pas parce qu’il m’avait fait une satire sanglante2, et je ne m’étais pas vengé. Je lui dis de venir souper aussi. Ce prétendu poète était Génois, il s’appelait Giacomo [41v] Passano3, et il avait fait contre l’abbé Chiari trois cents sonnets. Il me dit que s’il pouvait les faire imprimer, ils feraient mourir de rage l’abbé. Cela me fait rire. Ayant son manuscrit dans la poche il m’en lit une douzaine : je les trouve médiocres. Quand un sonnet est médiocre, il est mauvais ; car il doit être sublime.

Si je m’étais donné le temps d’examiner la physionomie de cet homme qui pouvait avoir cinquante ans, je l’auraisa jugé coquin ; mais ses sonnets contre Chiari m’ont distrait. Je lis sur le frontispice de son manuscrit La Chiareide di Ascanio Pogomas4. C’est, me dit-il, l’anagramme purissimo de mon nom de baptême, et de famille ; admirez, je vous prie, la félicité5 de mon anagramme.

Cette bêtise me fait encore rire. Chacun de ses sonnets n’était qu’une plate filastroque6 qui finissait par dire que l’abbé Chiari était un coglione. Il ne le prouvait pas ; mais il disait qu’il l’était, et cela pouvait suffire pour faire de la peine à ce prêtre bressan qui d’ailleurs n’était pas coglione ; mais homme d’esprit, et poète, qui, s’il avait connu le théâtre, aurait surpassé Goldoni7, car il possédait mieux la langue. Ce mot coglione, qui proprement signifie testicule, se prend en Italie dans l’acception de sot, comme coïon en français veut dire viédase8, et enb allemand faquin. On ne peut pas dire à un Allemand un mot plus injurieux de coïon, comme faquin à un Français.

Je dis à ce Passano, par manière d’acquit, qu’il devrait faire imprimer sa Chiareide.

— Je voudrais la vendre à un imprimeur, car je ne suis pas assez riche pour la faire imprimer à mes frais, et les imprimeurs ici sont tous gueux, et ignorants ; et encore, la presse est gênée9 : on trouverait que le mot coglione est obscène. Si je pouvais aller en Suisse, je suis sûr que je ferais là mon affaire ; [42r] mais je n’ai pas six sequinsc. En vérité j’y irais à pied.

— Et en Suisse, lui dis-je, où il n’y a pas de comédiens, comment vivriez-vous ?

— Je sais peindre en miniature. Voyez.

Il met alors entre mes mains des petitsd ivoires en ovale de trois ou quatre pouces10 où je vois des nudités lubriques mal dessinées, et encore plus mal peintes. Je lui promets de le recommander à Berne, et après souper je lui fais la lettre, et je lui fais présent de six sequins pour qu’il y aille. Il voulait à toute force me donner six de ses productions pittoresques ; mais je n’en ai pas voulu. J’ai fait la sottise de le recommander à M. M. F. père de la gentille Sara11. Je lui ai dit de m’écrire à Rome sous l’enveloppee au banquier Belloni.

Le lendemain je suis allé dîner à Pise à l’auberge du huzard, où je suis resté deux jours. J’ai acheté d’un Anglais12 une fort jolie voiture à deux places, qui avait un estrapontin13 pour deux autres. Ce fut cet Anglais qui me conduisit chez la célèbre poetessa Corilla14 que j’avais envie de connaître. Elle me fit la grâce d’improviser15, et elle m’a enchanté, non pas par son chant, ni par sa beauté ; mais par les jolies choses qu’elle dit en bons vers, et en parfait italien. Cette femme était Straba16 comme les anciens peignirent Vénus, dont je n’ai jamais pu deviner la raison, car la déesse de la beauté qui louche me parut toujours une grande incongruité. Quand Corilla, dit-on, fixait en chantant ses yeux loucheux17 sur quelqu’un de la compagnie elle était sûre de le rendre amoureux. Dieu merci elle ne m’a pas beaucoup fixé : il y a apparence qu’elle n’a pas voulu de moi.

À Florence, je me suis logé au pont de la Carraja18 chez le docteur Vannini19, qui me dit d’abord qu’il était indignement académicien de la Crusca20. J’ai pris un appartement [42v] dont les fenêtres donnaient sur le quai de l’Arnof, contigu à une belle terrasse. J’ai pris aussi une voiture de ville, et un laquais de louage faisant d’abord habiller le cocher, et le laquais à la livrée bleue, et rouge de M. de Bragadin. Je ne voulais pas en imposer ; mais je voulais figurer21. Le lendemain, je suis sorti seul, et à pied en redingote pour voir Florence, et n’être observé de personne, et l’après-dîner je suis allé à la comédie pour entendreg l’Arlequin Roffi22, qui avait une réputation supérieure à son mérite, et pour juger de la façon de réciter23 des Florentins, dont on disait beaucoup de bien, et qui ne me plut pas. Le seul Pertici24 me fit plaisir. Ne pouvant plus chanter parce qu’il était devenu vieux, il s’était fait comédien.

Le lendemain je suis allé me faire connaître au banquier Sasso Sassi sur lequel j’avais une ample lettre de crédit, et après avoir dîné tout seul je me suis habillé comme il fallait, et je suis allé à l’opéra in via della Pergola25 prenant place dans une loge près de l’orchestre plus pour voir les actrices que pour mieux entendre la musique pour laquelle je n’ai jamaish été transporté.

Mais quelle surprise quand j’ai vu la première chanteuse ! J’ai d’abord reconnu Thérèse, qui26 après avoir quitté le masque de Bellino j’avais laissée à Rimini au commencement de l’an 174427. Cette Thérèse que j’aurais certainement épousée, si M. de Gages ne m’eût fait mettre aux arrêts. Depuis dix-sept ans28, je la vois sur la scène belle, fraîche, et elle me semble toute jeune comme je l’avais laissée. Je l’ai cruei un prestige29 ; je décidais que ce devait être une autre, lorsque chantant un air elle jette par hasard les yeux sur moi, et elle ne les détache plus de ma figure. Je fus alors convaincu que je ne me trompais pas. À la fin de son air elle rentre, et à peine est-elle dans la coulisse elle se tourne, et elle me dit de l’éventail d’aller lui parler.

[43r] Je sors de la loge avec une palpitation, dont je ne comprenais pas la raison, car conservant pour Thérèse le plus heureux souvenir, je ne me sentais coupable envers elle que de n’avoir pas répondu à sa dernière lettre qu’elle m’avait écrite de Naples il y avait déjà treize ans. Je m’acheminais au théâtre plus curieux de voir les suites que cette entrevue aurait que de savoir tout ce qui devait lui être arrivé dans l’espace de dix-sept ans qui dans ce temps-là me paraissait un siècle.

J’arrive à une porte par où on montait sur la scène, et je la vois au haut d’un petit escalier disant à l’homme qui était de garde de me laisser entrer. Je l’approche, et nous restons tous les deux muets. Je lui prends la main, et je la lui approche de ma poitrine pour lui faire sentir mon cœur, qui semblait vouloir en sortir.

— Je ne peux pas en faire autant ici, me dit-elle, mais j’ai cru que la surprise allait me faire tomber dans l’orchestre, et je ne sais pas, mon cher ami, comment j’ai pu finir mon air. Malheureuse ! Je dois souper en ville, je ne dormirai pas cette nuit : je t’attends demain matin à huit heures. Où loges-tu ?

— Chez Vannini.

— Quel nom portes-tu ?

— Le même30.

— Depuis quand es-tu ici ?

— Depuisj hier.

— Resteras-tu longtemps à Florence ?

— Tant que tu voudras.

— Es-tu marié ?

— Non.

— Maudit souper ! Quel jour ! Va-t’en, je dois sortir. Adieu jusqu’à demain à sept heures.

Un moment avant elle m’avait dit à huit. Je vais au parterre, et je me souviens de ne lui avoir demandé ni son nom, ni sa demeure ; mais il m’était facile de savoir tout cela. Elle jouait le rôle de Mandane31. Dans le lointain il me semble de la voir encore mieux, et dans l’action avec laquelle elle animait son récitatif je la trouve unique32. Je demande à un jeune homme très bien mis, qui était à mon côté, le nom d’une si grande actrice.

[43v] — Vous arrivez donc à Florence aujourd’hui ?

— Oui monsieur.

— Eh bien ! Elle s’appelle comme moi puisque c’est ma femme ; et mon nom est Cirillo Palesi33 à vous rendre mes devoirs34.

Je lui fais une révérence, et je reste muet, et comme tombé d’une grande hauteur. Il aurait peut-être trouvék impertinente ma question, si je lui avais demandé où il demeurait. Thérèse mariée à ce beau jeune homme ! Et c’est précisément dans son mari que je dois donner du nez dans le moment que je veux m’informer d’elle !

Je n’ai plus la force de rester à l’opéra. Il me tarde d’être seul pour réfléchir à cette bizarre aventure, à la visite que je devais faire à Thérèse mariée le lendemain à sept heures, car je devais me tenir à son dernier mot, et à ce que son mari dira quand il me verra. Je sens mon ancien feu qui se réveille, et il me semble de n’être pas fâché de l’avoir trouvée mariée.

Je sors, et je dis à mon laquais de faire avancer ma voiture : il me répond que je ne pourrais l’avoir qu’à neuf heures. Avec le froid qu’il faisait le cocher était allé à l’écurie.

— Allons donc à pied. Dites-moi, lui dis-je, comment s’appelle la première virtuosa.

— Elle s’appelait Lanti ; mais depuis deux mois elle s’appelle Palesi. Je peux vous dire qu’il n’y a rien à faire. Elle est riche, et elle a épousé un jeune homme qui n’a rien, et qui ne sait rien faire.

— Où demeure-t-elle ?

— Au bout de cette rue. Nous allons passer devant sa porte. La voilà. Elle demeure au premier.

Pour lors je ne lui ai plus parlé pour faire attention au chemin que je devais refaire tout seul le lendemain.

À peine mangé un morceau, je me mets au lit, ordonnant à Le-duc de m’appeler à six heures.

— Il ne fait jour qu’à sept.

— Je le sais.

— Ça suffit.

Me voilà donc à sept heures à la porte de ma première grande passion. Je vais au premier, je sonne, et une femme qui m’ouvre me [44r] demande si je m’appelle Casanova.

— Oui.

— Madame m’a dit que vous viendriez à huit heures ; mais n’importe : entrez dans cette chambre : je vais la réveiller.

Cinq ou six minutes après je vois le mari qui entre poliment en bonnet de nuit me disant que sa femme se levait, et allait venir ; mais j’ai manqué de rire quand, après m’avoir assez fixé, il me ditl :

— N’est-ce pas vous monsieur qui m’avez demandé hier au soir comment ma femme s’appelait ?

— Je suis le même. Il me semblait de la connaître ; et mon bonheur a voulu que je m’informe à son époux35. L’amitié, monsieur, que j’aurai pour vous sera égale à celle que j’ai toujours euem pour elle.

Mais la voilà belle comme un astre. Elle entre à bras ouverts, j’ouvre les miens, et nous nous accolons36 comme deux tendres amis, ou amants qui sentent le bonheur d’un moment qu’ils désiraient. Après une courte réflexion nous nous embrassons de nouveau, puis elle dit à son mari de s’asseoirn. Elle m’entraîne sur un canapé, laissant un libre cours à ses larmes, je ne peux pas retenir les miennes ; mais un moment après essuyant nos yeux, il nous arrive de les élever en même temps sur la figure de monsieur Palesi, et nous ne pouvons pas nous empêcher de pouffer. Son ébahissement était trop comique. Tu vois mon père, lui dit-elle, et plus que mon père, car je lui dois tout. Moment heureux que j’attends depuis dix ans.

Au nom de père ce mari me fixa de nouveau ; mais le pathétique de la situation37 ne me laissa pas rire. Je n’avaiso pas tout à fait deux ans plus que Thérèse ; mais l’amitié prend le nom de père dans l’acception qui lui convient. — Oui monsieur, lui dis-je, c’est ma fille, c’est ma sœur, c’est un ange qui n’a aucun sexe, c’est un trésor animé, et c’est votre femme.

— Je n’ai pas répondu, lui dis-je, à ta dernière lettre….

[44v] — Je sais tout. Tu étais amoureux d’une religieuse : on t’a enfermé sous les plombs, et j’ai su étant à Vienne ta prodigieuse fuite. Un faux pressentiment m’assurait que je t’y verrais. J’ai su après tes fortunes à Paris, et en Hollande ; mais après ton départ de Paris je n’ai pu savoir de tes nouvelles de personne. Mais nous voilà ; je mourrai contente. Quand je te conterai en détail tout ce qui m’est arrivé en ces dix ans, tu apprendras des jolies choses. Actuellement je suis heureuse. Voilà M. Palesi romain qui m’a épousée il y a deux mois : nous nous aimons, et j’espère que tu seras son ami, comme tu es le mien.

Je me suis alors levé pour aller l’embrasser, et il me vint au-devant malgré que fort embarrassé, car il ne concevait pas quelle espèce de figure il devait faire vis-à-vis de moi père, frère, ami tour à tour. Il ne savait pas s’il devait se disposer à me souffrir comme amant de sa chère moitié. Ce fut elle qui pour le rassurer alla l’embrasser très cordialement me rendant spectateur d’une seconde scène que j’ai fait semblant de trouver très agréable, mais qui m’ennuya, car dans cette demi-heure Thérèse avait rallumé dans moi tout le feu qui avait commencé à me brûler pour elle à Ancône quand D. Sancio Pico me la fit connaître.

M. Palesi me demanda si je déjeunerais volontiers prenant avec eux une tasse d’excellent chocolat battu par lui-même, et je lui ai répondu que j’aimais le chocolat passionnément. Il partit d’abord pour aller le faire.

Thérèse alors tomba entre mes bras me disant : Embrassons-nous cent fois ce premier jour, mon cher ami, et après restons-en là, puisque telle est la loi du destin. Demain nous ne nous verrons que comme deux tendres frères38 : nos transports sont trop justes dans cet heureux moment pour que nous osions y mettre obstacle.

[45r] Après avoir assouvi une partie de notre feu, nous trouvant tels que nous étions quand nous nous sommes séparés à Rimini, nous respirâmes, et nous nous remîmes à nos places.

Après s’être un peu recueillie :

— Tu dois savoir, me dit-elle, que je suis encore amoureuse de mon mari, et déterminée à ne jamais le tromper. Ce que j’ai fait à présent n’a pas dépendu de moi, et nous devons l’oublier tous les deux. Voilà qui est fini. Qu’il nous suffise de savoir que nous nous aimons encore, et de ne pas pouvoir en douter. Évitons à l’avenir, mon cher ami, toutes les occasions de nous trouver seuls tête-à-tête. Cela t’attriste ?

— Je te trouve liée, et je suis libre. Nous ne nous serions plus séparés : tu viens de rallumer tout l’ancien feu : je suis le même, et heureux d’avoir pu m’en convaincre, et malheureux de ne pouvoir plus espérer de te posséder : je te retrouve non seulement mariée, mais amoureuse. Hélas ! J’ai trop tardé ; mais si je ne m’étais pas arrêté à Gênes je serais également malheureux.pTu sauras tout à temps et lieu. En attendant je ne suivrai autres lois que celles que tu me dicteras. Ton mari, je crois, ne sait rien de notre histoire : ainsi je dois avoir des réserves sur tout, n’est-ce pas ?

— Sur tout ; car il ne sait rien de mes affaires, et je suis bien aise qu’il n’en soit pas curieux. Il sait comme tout le monde que j’ai fait ma fortune à Naples, où je dis que j’y suis allée à l’âge de dix ans. Ce sont des mensonges, qui ne font du mal à personne, et que dans le métier que je fais je dois préférer à plusieurs vérités qui me feraient du tort. Je me donne l’âge de vingt-quatre ans ; que te semble-t-il ?

— Il me semble que tu dis vrai, malgré que je sache que tu en as trente-deux.

— Trente et un, tu veux dire. Quand je t’ai connu je ne pouvais en avoir que quatorze.

— Je croyais quinze.

— Cela se peut ; mais dis-moi, je te prie, si je montre plus que vingt-quatre ans.

— Je te jure que même tu ne les montres pas. Mais à Naples…

— À Naples un chroniqueur pourrait savoir tout ; mais personne n’écoute ces gens-là. Mais je t’attends, mon cher ami, à un moment, qui sera un des plus intéressants39 de ta vie.

— Des plus [45v] intéressants de ma vie ? Quand ?

— Souffre que je ne te dise rien. Je veux jouir de ta surprise. Parlons d’une chose essentielle. Comment es-tu dans tes affaires ? Si tu as besoin d’argent, je suis en état de te rendre ton argent avec toute l’usure que tu peux exiger. Mon mari n’est maître de rien : tout ce que je possède est à moi. J’ai cinquante mille ducats de regno40 à Naples, et autant j’en possède en diamants. Dis-moi de quelle somme tu as besoin. Vite, car le chocolat va venir.

Telle était Thérèse. Tout attendri, j’allais me jeter à son cou avant de lui répondre quand le chocolat arriva. Son mari entra suivi d’une fille de chambre qui était une beauté, et qui portait sur une soucoupe de vermeil trois tasses de chocolat. Palesi nous amusa dans le temps que nous le prenions, nous contant avec esprit la qualité de sa surprise quand il vit, que celui qui l’obligeait à sortir de son lit à sept heures était le même qui le soir précédent lui avait demandé au théâtre comment s’appelait sa femme. Les risées de Thérèse accompagnées des miennes ne déplurent pas à ce Romain, qui ne me parut jaloux que pour la forme.

Thérèse me dit qu’à dix heures elle avait chez elle répétition de tous les airs du nouvel opéra, que j’étais le maître d’y rester, et de dîner après avec elle, et d’y passer toute la journée si je n’avais rien de mieux à faire. Je lui ai répondu que je ne la quitterais qu’après son souper pour la laisser aller se coucher avec son heureux mari. À ces mots, M. Palesi m’embrassa gentillement ayant l’air de me dire qu’il m’était reconnaissant de ce que je ne lui aurais pas élevéq des difficultés contre l’exercice de ses droits.

Il n’avait que vingt à vingt-deux ans, il était blond, et trop joli pour un homme, car, fait comme il était, toute l’humanité des deux sexes lui devait son suffrage. Je devais [46r] pardonner à Thérèse d’être devenue amoureuse de sa jolie figure, car je ne connaissais que trop la force des beaux visages ; mais je la condamnais de l’avoir fait son mari, car un mari acquiert des droits de maître.

La jeune chambrière de Thérèse entre, et me dit que ma voiture était à la porte. Permettez-vous, dis-je à Thérèse, que mon laquais de louage entre ? Qui vous a ordonné, dis-je à ce maraud, de venir ici avec ma voiture ?

— Personne ; mais je sais mon devoir.

— Qui vous a dit que j’étais ici ?

— Je l’ai deviné.

— Allez appeler Le-duc, et venez ici avec lui.

J’ai ordonné à Le-duc de lui payer trois journées, de lui ôter la livrée, et de demander au docteur Vannini un autre valet de la même taille qui ne devinât rien. Le drôle se recommanda à Thérèse qui me dit que j’avais bien fait.

J’ai vu arriver à dix heures tous les acteurs, et actrices, et une quantité d’amateurs qui venaient tous baiser la main à Thérèse, et qu’elle recevait très gracieusement. Cette répétition qui a duré trois heures m’a beaucoup ennuyé. J’ai passé mon temps à parler avec Palesi qui m’a plu parce qu’il ne m’a jamais demandé ni où, ni quand, ni comment j’avais connur sa femme.

À la fin de la répétition une jeune Parmesane qui s’appelait Redegonde, qui représentait en homme, et qui chantait bien resta à dîner avec Thérèse, et un moment après une jeune figurante bolonaise nommée Corticelli41 qu’elle avait invitée vint aussi, et alla d’abord lui baiser la main. Les charmes naissants de cette fille me frappèrents ; mais dans ce moment-là étant tout à Thérèse je n’y ai pas fait attention. Un autre moment après, je vois un vieux abbé très étoffé, qui entre à pas comptés avec l’air doux, et riant, et qui ne regardant que Thérèse s’y achemine, et lui baise [46v] la main mettant un genou à terre à la mode portugaise. Thérèse gracieuse, et riante le fait asseoir à sa droite ; j’étais à sa gauche. Je reconnais dans l’instant l’abbé Gama42 que j’avais laissé chez le cardinal Acquaviva à Rome il y avait alors dix-sept ans ; mais je n’en fais pas semblant. Il avait fort vieilli ; mais c’était lui. Le galant vieillard, n’ayant d’yeux que pour Thérèse, lui disait des fadeurs, et n’avait encore regardé personne. Espérant qu’il ne me reconnaîtrait pas, je ne le regarde pas, et je parle de bagatelles à la Corticelli. Thérèse me rappelle à l’ordre me disant que M. l’abbé désirait de savoir si je le reconnaissais. Je le fixe alors, je fais le surpris, je me lève, et je lui demande si j’avais le plaisir de voir M. l’Abbé Gama.

— Lui-même, me dit-il se levant, et me prenant par la tête pour me baiser à reprises comme il devait faire dans son caractère que je lui connaissais de fin politique, et très curieux, comme je l’ai peint au lecteur dans mon premier tome de ces mémoires.

Après ce début, on peut se figurer que nous entamâmes des propos sans fin. Il me parlat de Barbaruccia, de la marquise G., du cardinal S. C43, et il meu conta comment il était passé du service d’Espagne à celui de Portugal où il était encore ; mais voilà tout d’un coup une apparition qui absorbe, et éparpille toutes les facultés de mon âme. Un jeune homme qui montrait quinze à seize ans, aussi formé qu’un Italien pouvait l’être à cet âge, entre, et fait sa révérence à toute la compagnie. Étant le seul qui ne le connaissait pas, Thérèse intrépide me le présente, me disant : C’est mon frère. Je le reçois comme je devais, mais en déroute, n’ayant pas eu assez de temps pour me remettre. Ce prétendu frère de Thérèse était mon portrait, excepté qu’il était moins brun : je vois d’abord que c’était mon fils : la nature n’avait jamais été plus indiscrète : c’était la surprisev que [47r] Thérèse m’avait annoncée, et qu’elle s’était ménagée pour avoir le plaisir de la voir peinte sur ma figure. Dans ses premières lettres de Naples elle ne m’avait jamais écrit d’être grosse, et je n’avais jamais pensé qu’elle aurait pu l’être.

Il me semblait que Thérèse aurait dû éviter cette rencontre, car tout le monde avait des yeux, et il ne fallait avoir que des yeux pour connaître que ce garçon devait être ou mon fils, ou mon frère. Je glisse une œillade sur elle ; mais elle l’esquive : le jeune homme me regardait si distrait qu’il ne faisait aucune attention à ce que sa sœur lui disait. Les autres ne faisaient que passer leurs yeux de ma figure à la sienne, et le jugeant mon fils ils ne pouvaient croire autre chose sinon que je fusse été ami intime de la mère de Thérèse, s’il était vrai qu’elle fût sa sœur, car à l’âge qu’elle montrait il était impossible d’imaginer qu’elle pût être sa mère. On ne pouvait pas non plus juger que je pusse être le père de Thérèse, car j’avais l’air d’être presqu’aussi jeune qu’elle.

Ce dont j’ai commencé à me complaire beaucoup,w fut le beau maintien de ce garçon, et l’esprit qu’il montrait s’expliquant dans le dialecte napolitain qu’il parlait très serré44. Thérèse me fit dîner entr’elle, et lui. Je l’ai trouvé instruit, et élevé avec des manières qui dans l’éducation napolitaine n’étaient pas communes. Thérèse lui dit qu’il devait commencer à parler toscan. Il n’y a que six mois, me dit-elle, qu’il est sorti des mains de celui qui l’a élevé, et qui lui a appris tout ce qu’il sait, et particulièrement la musique qui est sa passion. Vous l’entendrez au clavecin. J’ai huit ans plus que lui.

Soit nature, soit prévention, amour-propre ou tout ce qu’on voudra, je me suis levé de table si enchanté de ce fils de Thérèse que je l’ai embrassé avec un tel transport que toute la compagnie applaudit. J’ai invité Thérèse à dîner chez moi le lendemain avec toute la compagnie.

— Moi aussi ? me dit la Corticelli.

— Vous aussi.

[47v] L’abbé Gama après dîner me dit de choisir de déjeuner le lendemain oux chez moi avec lui ou moi chez lui parce qu’il mourait d’envie de passer deux heures tête-à-tête avec moi. Je l’ai prié de venir chez moi.

D’abord que tout le monde fut parti, D. Cesarino, c’est ainsi qu’on appelait le joli garçon, me demanda si je voulais le conduire à la promenade avec moi. Je lui ai dit l’embrassant qu’il pouvait y aller dans ma voiture avec son beau-frère ; car je ne devais pas laisser sa sœur seule. Palesi en fut content.

D’abord que nous fûmes seuls, je lui ai fait compliment sur Cesarino. — C’est, me répondit-elle, l’heureux fruit de notre tendresse. Heureux, car il a tout pour l’être. Celui qui l’a fait élever est le même duc avec lequel je suis partie de Rimini ; que j’ai fait dépositaire de mon secret d’abord que je me suis reconnue grosse. J’ai accouché sans que personney l’ait su, et ce fut lui qui l’envoya en nourrice à Sorento, et qui le fit baptiser sous le nom de César Philippe Lanti. Il le laissa là jusqu’à l’âge de neuf ans, puis il le mit en pension chez un habile homme qui lui fit faire des belles, et bonnes études, et qui lui apprit la musique. Il m’a toujours connuez comme sa sœur jusque de sa plus tendre enfance, et tu ne saurais t’imaginer la joie de mon âme quand je voyais que plus il grandissait plus il te ressemblait. Je l’ai toujours regardé comme un sûr gage de notre union, certaine qu’elle arriverait à notre première entrevue, car toutes les fois que je le regardais il me semblait impossible qu’il ne fît sur ton âme le même effet qu’il faisait sur la mienne. J’étais sûre que tu ne pourrais refuser à cette charmante créature la qualité de ton fils légitime épousant sa tendre mère.

À la mort du duc45, je suis partie de Naples, le laissant [48r] dans la même pension encore quatre ans sous la protection du prince de la Riccia46, qui ne l’a jamais regardé que comme mon frère. Ton fils est le maître d’un capital de vingt mille ducats de Règne47, dont on me paye les intérêts, et dont il n’est pas informé ; mais je ne le laisse manquer de rien. Le cœur me saigne de ce que je ne peux pas lui dire que je suis sa mère ; car il me semble qu’il m’aimerait encore davantage. Tu ne saurais te figurer le plaisir que j’ai eu aujourd’hui voyant ta surprise, et observant après la rapidité avec laquelle tu en es devenu amoureux.

— Et cette ressemblance ?

— Elle me fait plaisir. Peut-elle faire croire autre chose, sinon que tu as été amoureux de ma mère ? Soit. Mon mari croit que c’est de là que procède l’amitié qui nous lie, et quiaa aurait pu lui donner de l’ombrage ce matin quand il a vuab nos transports. Il m’a dit hier au soir que Cesarino pouvait être mon frère de mère, mais pas de père, car il avait vu son père au parterre, qui certainement ne peut pas être le mien. Si j’aurai des enfants de Palesi, tout mon bien leur appartiendra après ma mort ; et si je n’en aurai pas, tout appartiendra à Cesarino. Mon bien est en des mains sûres quand même le prince de Riccia mourrait.

Elle me conduisit alors dans sa chambre à coucher, où elle ouvrit une cassette qui contenait toutes ses pierreries, et pour plus de cinquante mille ducats en bons contrats. Elle avait outre cela beaucoup de vaisselle, et son talent qui lui assurait les premières places dans tous les théâtres d’Italie.

Je lui ai demandé si notre fils avait encore aimé.

— Je ne le crois pas, me répondit-elle ; mais je crois que ma fille de chambre en est amoureuse. J’y prendrai garde.

— Donne-le moi. Je lui apprendrai à connaître le monde.

— Demande-moi tout ; mais laisse-moi ton fils. Sache que je ne [48v] l’embrasse jamais crainte de devenir folle. Si tu savais comme il est honnête, et comme il m’aime ; car je le contente en tout. Que dira-t-on à Venise, quand on verra dans quatre mois d’ici Casanova qui s’est enfui des plombs devenu de vingt ans plus jeune ?

— Tu vas donc à Venise pour l’ascensa48 ?

— Oui, et tu vas à Rome ?

— Et à Naples pour voir le duc de Matalone mon ami49.

— Je le connais. Il a déjà un fils de la fille du duc del Bovino qu’il a épouséeac, charmante femme qui eut le talent de le rendre homme50. Tout Naples sait qu’il était impotent.

Avec cent propos pareils nous passâmes la journée jusqu’à l’arrivée de Cesarino avec son beau-frère. À souper, il finit de gagner toute ma tendresse paternelle. Il était folâtre, et il avait toute la vivacité napolitaine. Il a voulu que je l’entende au Clavecin, où il s’est accompagné des chansons napolitaines, qui nous firent rire à gorge déployée. Thérèse ne faisait que promener ses yeux de lui à moi, et de moi à lui, puis elle embrassait son mari, et elle s’écriait qu’on n’est heureux au monde que quand on aime.

C’est ainsi que j’ai passéad cette journée, une des plus heureuses de toute ma vie.

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