Mémoire de Casanova partie 2

Pour le coup j’ai perdu patience, et je laisse deviner au lecteur tout ce que j’ai dit à ces sbires. Je leur ai dit de me conduire chez l’intendant145 ; mais ils me répondirent que si je voulais je pouvais y aller. Entouré d’une nombreuse canaille, qui allait toujours s’augmentant, j’entre dans la ville marchant à grands pas comme un furieux. J’entre dans la première boutique que je vois ouverte, et je prie le maître de me faire conduire chez l’intendant : je conte mon fait, et un homme de bonne mine, qui se trouvait là, me dit qu’il m’y mènera lui-même ; mais que je ne le trouverais pas, car on devait l’avoir déjà informé. Il me dit qu’à moins que je ne paye ou donne caution je ne me tirerai pas facilement de cette affaire. Je le prie, de m’y conduire, et de me laisser faire. Il me dit [53r] que je devais auparavant me débarrasser de la canaille envoyant un louis à un cabaret éloigné et lui disant d’y aller déjeuner. Je lui donne le louis, et je le prie de me faire ce plaisir. Il s’acquitta de cela à merveille, et toute la canaille disparut faisant des cris de joie. Tel est le peuple qui aujourd’hui se croit roi de France. L’homme qui allait me conduire chez l’intendant me dit qu’il était procureur146 de son métier.

Nous arrivons chez l’intendant ; mais le portier nous dit qu’il était sorti tout seul, qu’il ne retournerait à la maison que la nuit, et qu’il ne savait pas où il dînait.

— Voilà, me dit le procureur, la journée perdue.

— Allons le chercher là où il peut être : il doit avoir des amis, des habitudes. Je vous donnerai un louis pour votre journée.

— Je suis à vos ordres.

Nous employâmes quatre heures allant le chercher en vain à dix ou douze maisons. J’avais parlé dans toutes ces maisons aux maîtres, ou aux maîtresses, exagérant partout l’affaire qu’on m’avait fait tomber sur le corps. On m’écoutait, on me plaignait, et tout ce qu’on me disait de plus consolant était que certainement il retournerait chez lui pour y coucher, et que pour lors il se verrait obligé àcw m’écouter.

À une heure et demie, le procureur me conduisit chez une vieille dame qui avait beaucoup de crédit en ville. Elle était à table toute seule. Après m’avoir écouté attentivement, elle me dit du plus grand sang-froid qu’elle ne croyait pas de commettre une indiscrétion disant à un étranger dans quel endroit se trouvait un homme qui par état ne devait jamais se rendre inaccessible. Ainsi, monsieur, je peux vous révéler ce qui [53v] n’est pas un secret. Ma fille me dit hier au soir qu’elle était invitée chez madame XX, et que l’intendant aussi était du dîner. Allez-y donc d’abord, et vous le trouverez à table en compagnie de tout ce qu’il y a de mieux dans Amiens. Je vous conseille, me dit-elle en souriant, d’entrer sans vous faire annoncer. Les domestiques qui servent, et qui vont de la cuisine à la salle où l’on mange, vous apprendront le chemin sans que vous le leur demandiez. Là vous lui parlerez malgré lui, et malgré que vous ne le connaissiez pas : il entendra tout ce que vous m’avez dit d’épouvantable dans votre juste colère. Je suis fâchée de ne pas pouvoir me trouver présente à ce beau coup de théâtre.

Je lui ai vite tirécx la révérence ; et je suis allé en courant à la maison indiquée avec le procureur rendu de fatigue. Je suis entré sans la moindre difficulté avec les domestiques, et mon guide dans une salle, où j’ai vu vingt personnes assises à table en grande gaieté.

Excusez, leur dis-je, mesdamescy, et messieurs, si dans l’état effrayant où vous me voyez je suis forcé à venir troubler la paix, et la gaieté de votre repas.

À ce compliment prononcé d’une voix de tonnerre tout le monde se met debout. J’étais échevelé, et tout en nage : ma figure était infernale : qu’on s’imagine la surprise d’une compagnie composée de femmes toutes élégantes, et d’hommes faits pour les courtiser.

Je cherche, poursuivis-je à dire, depuis sept heures dans toutes les maisons de cette ville monsieur l’intendant qu’enfin je trouve ici, car je sais qu’il y est, et que, s’il a des oreilles, il m’écoute dans ce moment. Je viens donc lui dire d’ordonner d’abord à ses satellites, qui ont mis en séquestre mon équipage, de me le laisser libre, pour que je puisse poursuivre mon voyage. Si des lois catalanes147 ordonnent que pour sept [54r] onces de tabac148, que j’ai pour mon usage, je doive payer douze cents francs, je les renie, et je lui déclare que je ne veux payer le sou. Je resterai ici, j’enverrai un courrier à mon ambassadeur, qui se plaindra au roi qu’on ait violé les droits des gens dans l’île de France sur ma personne, et j’en aurai satisfaction. Louis XV est assez grand pour ne pas vouloir se déclarer complice de cette étrange espèce d’assassinat. Cette affaire en tout cas, si on me refuse une réparation, deviendra une grande affaire d’État, car la représaille149 de ma république ne sera pas celle de faire assassiner les Français qui voyagent dans ses États ; mais celle de leur ordonner d’en sortir tous. Voilà qui je suis. Lisez.

Écumant de colère, je jette au milieu de la table mon passeport. Un homme le ramasse, le lit, je juge que c’était l’intendant. Tandis que la pancarte150 passait d’une main à l’autre des convives ébahis, il me dit, tenant bien sa morgue, qu’il n’était à Amiens que pour faire exécuter les ordonnances, et que par conséquent je ne partirais qu’en payant, ou donnant caution.

— Si telle est votre obligation, vous devez regarder mon passeport comme une ordonnance. Soyez vous-même ma caution, si vous êtes gentilhomme.

— Est-ce que la noblesse chez vous cautionne les infracteurs151 ?

— La noblesse chez moi ne descend pas jusqu’à exercer des emplois qui déshonorent.

— Au service du roi il n’y a pas d’emploi qui déshonore.

— Le bourreau tient ce même langage.

— Mesurez vos termes.

— Mesurez-vous vos actions ? Sachez monsieur que je suis homme libre, sensible, et outragé, et que je ne crains rien. Je vous défie à me faire jeter par la fenêtre.

— Monsieur, me dit alors une dame en ton de maîtresse, chez moi on ne jette personne par la fenêtre.

— La colère, madame, fait souvent perdre la tête. Me voilà à vos pieds pour obtenir mon pardon. Daignez réfléchir que c’est pour la première fois de ma vie que je me vois opprimé par une supercherie dans un royaume, où je croyais ne devoir me tenir sur mes gardes que [54v] contre la violence des voleurs de grand chemin : pour eux j’ai des pistolets ; pour ces messieurs j’ai un passeport ; mais je trouve qu’il ne vaut rien. Pour sept onces de tabac, que j’ai acheté à S.t Omere il y a trois semaines, ce monsieur me dépouille, et il interrompt mon voyage, tandis que le roi est mon garant que personne n’osera l’interrompre : on veut que je paye cinquante louis, on me livre à la fureur d’une populace effrénée, dont l’honnête homme que vous voyez là m’a délivré moyennant de l’argent : je me vois traité comme un scélérat, et l’homme qui doit me défendre se dérobe, se cache. Ses sbires, qui sont à la porte de cette ville, ont bouleversé mes habits, et mes chemises pour se venger, et me punir de ce que je ne leur ai pas donnécz une pièce de vingt-quatre sous. Ce qui m’est arrivé sera demain la nouvelle du corps diplomatique à Versailles, et à Paris, et en peu de jours on la lira sur plusieurs gazettes. Je ne veux payer le sou. Parlez M. l’intendant. Dois-je envoyer un courrier au duc de Gesvres ?

— Payez. Et si vous ne voulez pas payer, faites tout ce que vous voulez.

— Adieu donc Mesdames, et Messieurs.

Dans le moment que je sortais de la salle comme un furieux j’entends une voix qui me dit en italien d’attendre un moment. Je vois un homme âgé qui dit à l’intendant ces paroles :

— Ordonnez d’abord qu’on laisse partir monsieur. Je me rends sa caution. M’entendez-vous l’intendant ? Vous ne connaissez pas le feu italien. J’ai fait en Italie toute la guerre passée152, et je me suis trouvé plusieurs fois à portée de le connaître. Je trouve que monsieur a raison.

— Fort bien ! Me dit alors l’intendant. Payez seulement trente ou quarante francs au bureau, car on a déjà écrit.

— Je ne veux rien payer je vous le répète. Mais qui êtes-vous honnête homme, qui me cautionnez ne sachant pas qui je suis ?

— Je suis commissaire de guerre153, je m’appelle la Bretonnière, et [55r] je demeure à Paris à l’hôtel de Saxe154 rue du Colombier : j’y serai après-demain. Faites-moi l’honneur de passer chez moi, et nous irons ensemble chez M. Britard155, qui sur l’exposé156 me déchargera de la caution que je vous fais avec un véritable plaisir.

Après lui avoir témoigné toute ma reconnaissance, et l’avoir bien assuré qu’il me verrait tout au plus tôt chez lui, j’ai demandé pardon à toute la compagnie, et je suis allé dîner à l’auberge gardant avec moi mon bon procureur qui était hors de lui-même. Nous levant de table je lui ai donné deux louis157. Sans cet homme, et le brave commissaire de guerre, j’aurais été fort embarrassé, car quoique je ne manquasse pas d’argent je n’aurais jamais pu me déterminer à laisser là cinquante louis.

Ma chaise étant toute prête à la porte de l’auberge, dans le moment que j’y montais, voilà un des commis qui m’avaient visité, qui me dit que j’y trouverais tout ce que j’y avais laissé.

— Cela me surprendra, lui répondis-je : y trouverai-je aussi mon tabac ?

— Le tabac, mon prince, est confisqué.

— J’en suis fâché. Je vous aurais fait présent d’un louis.

— Je vais vous le prendre dans un moment.

— Je n’ai pas le temps d’attendre. Touche postillon158.

Je suis arrivé à Paris le lendemain. Quatre jours après, je suis allé chez la Bretonnière, qui me mena chez le fermier général Britard, qui le déchargea de sa caution. C’était un jeune, et très aimable homme qui rougit de tout ce qu’on m’avait fait souffrir.

J’ai d’abord portéda ma relation au ministre à l’hôtel de Bourbon, qui passa deux heures avec moi pour me faire ôter tout ce qu’il crut être de trop. J’ai passé la nuit à la mettre en net, et le lendemain je l’ai portée à Versailles à l’abbé de Laville, qui après l’avoir lue froidement me dit qu’il me ferait savoir le résultat à son temps. Un mois après j’ai reçu cinq cents louis159, et j’ai eu le plaisir [55v] de savoir que M. de Crémille ministre de la marine160 avait non seulement trouvé tout mon rapport exact ; mais aussi instructif. Plusieurs craintes raisonnées m’empêchèrent de recevoir l’honneur dedb me faire connaître, que mon protecteur voulait me procurer.

Quand je lui ai conté les deux aventures que j’ai euesdc une à Air, l’autre à Amiens, il en a ri ; mais il m’a dit que la grande bravoure d’un homme chargé d’une commission secrète devait consister à ne jamais se faire des affaires, car quand même il aurait le talent de s’en tirer avec son seul esprit, elles ne pouvaient que faire parler de lui ; et c’était ce qu’il devait éviter.

Cette commission coûta au département de la marine 12 000 #161. Le ministre aurait pu savoir facilement tout ce que je lui ai dit dans ma relation sans dépenser un sou. Tout jeune officier aurait pu le servir, et avec un peu d’esprit l’aurait bien servi pour se faire du mérite. Mais tels étaient sous le gouvernement monarchique tous les départements du ministère français162. Ils prodiguaient l’argent qui ne leur coûtait rien à leurs créatures, à ceux qu’ils aimaient, ils étaient despotes, le peuple était foulé163, l’État endetté, et les finances en si mauvais état que la banqueroute immanquable l’aurait précipité : une révolution était nécessaire. C’est le langage desdd représentants qui règnent aujourd’hui en France faisant semblant d’être les ministres fidèles du peuple maître de la république. Pauvre peuple ! Sot peuple qui meurt de faim, et de misère, ou qui va se faire massacrer par toute l’Europe pour enrichir ceux qui l’ont trompé.

[56r] Silvia trouva fort amusantes les aventures d’Air, et d’Amiens164 ; et sa fille se montra fort sensible à la mauvaise nuit que je devais avoir passée dans le corps de garde à Air. Je lui ai répondu que j’en aurais été au désespoir si j’avais eu avec moi une femme ; et elle repartit que cette femme étant bonne aurait dû aller au corps de garde avec son mari. Point du tout, ma chère fille, lui dit la sage Silvia ; dans des cas pareils une femme essentielle, après avoir mis en sûreté l’équipage va solliciter lade personne en place pour faire remettre en liberté le mari.

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