Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre II

C’est ainsi que le comte d’Aglié avait puni la Corticelli la mettant dans une autre pension. Devenue en peu de jours amie intime de Redegonda elle faisait ce qu’elle voulait. Ce qu’il y eut de bon fut que personne à Turin ne sut cette jolie histoire, et je me suis bien gardé de la conter à quelqu’un ; mais le lord Perci n’abandonna pas l’idée de parvenir à se mettre en possession d’Agate, et voilà de quelle façon il parvint à son but. C’était un prodigue qui avait beaucoup d’argent, et qui n’en faisant aucun cas s’en servait pour satisfaire à tous ses caprices. Dans un pays où il était rare, il lui ouvrait toutes les portes.

Deux ou trois jours après ce fait, Agate me dit que l’entrepreneur de l’opéra d’Alexandrie1 était allé chez elle pour l’engager pour2 seconde danseuse lui offrant pour tout le temps de la foire soixante sequins3, et qu’elle lui avait promis de lui donner réponse le lendemain. Elle me demanda si je la conseillais à s’engager.

— Si tu m’aimes, ma chère Agate, tu passeras une année entière sans t’engager à aucun théâtre. Je ne te laisserai manquer de rien, et je te payerai un maître qui te rendra parfaite, et pour lors tu ne danseras nulle part qu’en figure de premièrea, et tu ne prétendras pas moins de cinq cents sequins4.

— Maman dit qu’acceptant un théâtre, cela ne m’empêchera pas d’étudier ; mais qu’au contraire l’exercice me rendra toujours plus forte.

— Tu n’as pas besoin de soixante sequins. Si tu acceptes cette proposition, tu me déshonores. Si tu m’aimes, tu diras à cet entrepreneur que tu veux passer une année sans danser.

— Il me semble que je ferais mieux à lui faire une demande [20v] exorbitante.

— Tu as raison : dis-lui que tu veux être première danseuse, et que tu prétends cinq cents sequins.

— Cela sera fait demain matin.

Elle me tint parole ; et elle me dit, en éclatant de rire, que l’entrepreneur à sa demande ne lui parut pas surpris. Après y avoir pensé deux minutes, il lui dit s’en allant qu’il lui fallait du temps pour se déterminer, et qu’elle le reverrait.

— La chose serait plaisante s’il me prenait au mot.

— Il faudrait alors s’informer s’il n’est pas fou, ou si c’est quelque gueux qui pense à une banqueroute.

— Et si c’est un homme solvable ?

— Il faudra alors accepter.

— Et après ? Ai-je assez de talent pour être première ? Il n’y aura pas de danseur qui me veuille.

— Je te trouverai d’abord le danseur ; et le talent ne te manquera pas ; mais tu verras qu’il n’en sera rien.

Je n’ai pas deviné. L’entrepreneur retourna, lui offrit de la scripturer5, et pour lors elle m’envoya chercher. J’ai d’abord demandé à cet homme quelle caution il offrait pour garantir sa propre solvabilité. Il me répondit que le banquier Martin signerait son engagement, et pour lors je n’ai su lui faire aucune objection. Il lui fit l’écriture ; elle lui fit la sienne que j’ai signéeb, et je suis allé conter ce fait au Ch.r Raiberti, qui connaissant l’entrepreneur fut surpris que M. Martin répondît pour lui ; mais nous sûmes tout le lendemain ; malgré que cette affaire dût être secrète.

Le vrai entrepreneur était le lord Perci, qui à tout prix voulut se mettre en possession d’Agate, et je ne pouvais plus m’y opposer. J’aurais pu poursuivre à vivre avec elle, et faire même en sorte que ce jeune homme ne devînt jamais [21r] son amant heureux ; mais j’étais obligé dec rejoindre après Pâques madame d’Urfé en France, et la paix étant faite6 je voulais absolument aller voir l’Angleterre. J’ai pris le parti de devenir l’ami du jeune lord, et, l’admettant dans ma société, de voir comment il s’y prendrait pour gagner les bonnes grâces d’Agate, qui de bonne foi ne pouvait pas le souffrir.

En moins de huit jours nous devînmes amis intimes, soupant tous les jours ensemble ou chez lui, ou chez moi, Agate y étant toujours avec sa mère. J’ai facilement connu qu’en peu de temps elle pourrait devenir sa tendre amie, malgré qu’il n’eût pas une jolie figure, et que, l’aimant bien, je ne devais pas devenir un obstacle à sa fortune. J’ai décidé de partir pour Milan. Le jeune Anglais, amoureux d’elle à la folie, ne laissait pas passer de jour sans lui faire quelque précieux présent, et je devais souffrir cette espèce d’affront ; mais j’en étais las. Agate cependant ne me donna jamais aucun sujet de me plaindre, ni aucun motif de croire que l’empressement de son nouvel amant eût affaibli les sentiments qui me la rendaient chère. Elle écouta toutes mes instructions, elle me promit de les suivre, et elle les suivit. L’Anglais fit sa fortune ; mais elle ne quitta le théâtre qu’à Naples, et nous la trouverons là dans quelques années d’ici7.

N’étant par caractère homme à recevoir des présents de mes pareils, cet Anglais m’en fit un dont la singularité me força à l’accepter. Lui ayant dit que je comptais de passer pour la première fois en Angleterre, et qu’il m’honorerait beaucoup me donnant une lettre pour madame la duchesse sa mère, il tira de sa poche le portrait de cette dame me disant :

— Voilà la lettre de recommandation que je vous donne, et demain je lui écrirai que vous irezd lui remettre son portrait en personne à moins qu’elle ne veuille vous le laisser.

— Miladi verra que j’aspire à cette grâce.

[21v] Il y a un nombre immense d’idées qui ne sont faites que pour des têtes anglaises. Mais le comte A. B. m’appelait à Milan8, et sa comtesse me chargeait de9 lui porter deux grandes pièces de taffetas.

Après avoir pris congé de toutes mes connaissances, je suis parti pour Milan avec une lettre de crédit du banquier Zappata sur Greppi. Ma séparation d’Agate me fit verser des larmes ; mais moins abondantes que les siennes, et que celles de sa mère, qui me disait toujours qu’elle n’aurait jamais pu pardonner à une rivale, si ce n’eût été sa propre fille. J’ai envoyé à Gênes, où il avait sa famille, Passano, lui donnant de quoi vivre jusqu’à mon arrivée. Ayant renvoyé par des bonnes raisons mon valet comtois j’en ai pris un nouveau, et je suis partie en compagnie du Ch.r de Rosignan, prenant la route de Casal, où il y avait Opera buffa.

Ce Ch.r de Rosignan, bel homme, bon officier10, aimant le vin, les femmes et plus encore les garçons m’amusait en ceci que n’étant pas homme de lettres, il savait par cœur la divine comédie de Dante. Il n’avait lu que ce seul livre, et il en citait à tout moment, et à tous propos des passages, les interprétant selon son goût. C’était un ridicule qui souvent le rendait insoutenable dans la société, mais qui amusait beaucoup ceux qui connaissaient bien le grand poète, et admiraient ses beautés. Le proverbe cependant qui dit qu’il faut se garder d’un homme qui n’a lu qu’un seul livre est toujours vrai11. Le comte de Grisela son frère ne lui ressemblait pas. C’était un vrai homme de lettres, et qui joignait à son savoir toutes les qualités de l’homme d’esprit, de l’homme d’État, et de l’homme aimable. Berlin l’a connu, et l’a admiré quand il y vécut en qualité de ministre du roi de Sardeigne12.

N’ayant trouvé rien d’intéressant à l’opéra, je suis allé à Pavie, où quoiqu’inconnu à tout le monde on m’a d’abord présenté à la marquise Corti dans sa grande loge au théâtre, où elle recevait tous les étrangers qui avaient l’air d’être f quelque chose. J’ai connu ici son digne fils dans l’année 1786, qui m’honora de son amitié, et qui mourut jeune en Flandre général major13. Mes larmes lui firent un vain hommage. Ses vertus le firent regretter de tous ceux qui le connurent. S’il avait vécu il serait parvenu aux plus hauts rangs, mais Vitae summa brevis spes nos vetat inchoare longas [La vie, au total si brève, nous défend d’entrer en de longs espoirs]14.

Je ne me suis arrêté à Pavie que deux jours ; mais il était décidé qu’il devait m’arriver quelque chose faite pour faire parler de moi.

Au second ballet de l’opéra, une danseuse habillée en pèlerine présentait dans son pas de deux son chapeau aux loges qui étaient sur le théâtre, comme pour demander l’aumône. J’étais dans la loge de la marquise Corti. Lorsque j’ai vu la danseuse sous moi j’ai laissé tomber dans son chapeau ma bourse. Il y avait dix-huit à vingt ducats. Elle l’a mise dans sa poche en riant, et le parterre claqua des mains. J’ai demandé au marquis Belcredi qui était à mon côté si elle avait un entreteneur15, et il me répondit qu’elle n’avaitg qu’un officier français qu’il me montra au parterre qui n’avait pas le sou. Il me dit qu’il allait toujours chez elle.

De retour à l’auberge je soupais avec M. Basili16 colonel au service de Modène lorsque je vois entrer la danseuse avec une femme âgée, et une jeune fille ; c’était sa mère, et sa sœur. Elle venait me remercier d’avoir été le ministre de la providence divine, leur misère étant extrême. Comme j’avais presque fini de souper, je les ai invitées à souper pour le lendemain, et elles me promirent de venir.

Charmé d’avoir fait si facilement une heureuse sans avoir jeté aucun dévolu sur elle, le lendemain, dans le moment que je m’habillais pour aller dîner chez Basili, Clairmont, c’était le nom de mon nouveau valet de chambreh me dit qu’un officier français demandait à me parler. Je le fais entrer, et je lui demande ce que je pouvais faire pour son service. — Je vous propose, Mons le Vénitien, trois choses, et je vous laisse le choix d’une. Ou faire avorter le souper de ce soir, ou m’inviter aussi, ou sortir avec moi pour aller [24v] quelque part mesurer nos épées. Clairmon qui dans ce moment-là arrangeait mon feu ne me laisse pas le temps de répondre à ce fou : il prend rapidement une bûche à demi brûlée, et ardente, et il court vers l’homme qui n’a pas jugé à propos de l’attendre. Au bruit qu’il fit en descendant à toutes jambes l’escalier le valet de chambre de l’auberge accourut, et l’arrêta croyant qu’il avait volé quelque chose ; mais Clairmon le fit relâcher, et avec son tison à la main il vint me rendre compte du dénouement de la farce, qui devint d’abord la nouvelle du jour. Mon valet, glorieux de son exploit, et sûr de mon approbation me dit que je pouvais sortir sans nulle crainte, car le fanfaron poltron n’avait pas tiré son épée contre le sommelier qui honnêtement l’avait pris au collet n’ayant qu’un couteau à la main dans le costume du pays17 ; mais en tout cas, me dit Clairmon, je sortirai avec vous. Je lui ai dit que pour le coup il avait bien fait, mais qu’une autre fois il ne devait pas se mêler de mes affaires : il me répondit que mes affaires étaient les siennes, et pour me prouver cela il visita mes pistolets de poche, et trouvant le bassinet sans poudre, il me donna un coup d’œil en souriant, et il le garnit.

La plus grande partie des domestiques français, qu’on appelle bons, ressemblent à ce Clairmon ; mais ils croient tous d’avoir plus d’esprit que leur maître, eti quand ils se trouvent sûrs de ne pas se tromper ils deviennent maîtres, le volent, le tyrannisent, et ils lui donnent même des marques de mépris, que le sot se croit en devoir de dissimuler. Mais quand le maître a plus d’esprit qu’eux les Clairmon sont excellents.

Comme ce Français avait un uniforme, l’hôte de S. Marc fit sans différerj un fidèle rapport de l’affaire à la policek, qui dans le même jour chassa de la ville le désespéré. Le colonel Basili dit à dîner qu’il n’y avait que des Français qui fussent capables d’aller ainsi attaquer quelqu’un chez lui par des raisons pareilles ; mais je lui ai démontré qu’il se trompait. La misère, et l’amour, joints à un faux esprit de bravoure produisent des extravagances dans tous les pays de l’univers.

La pèlerine à souper me remercia de l’avoir délivrée de ce gueux qui l’ennuyait, et l’épouvantait lui disant toujours qu’il allait se tuer. Le lendemain j’ai dîné à la célèbre chartreuse18, et vers le soir je suis arrivé à Milan [25r] allant descendre chez le comte A. B. qui ne m’attendait que le lendemain. Il me présenta à son épouse avant que j’entre dans ma chambre, où je devais attendre qu’on fît du feu. Madame A. B. jolie, quoique trop petite, m’aurait plu sans un air sérieux qui à un premier abord chez elle ne convenait pas. Après les compliments d’ordre19 je lui ai dit qu’on allait lui présenter le taffetas que son mari m’avait ordonné. Elle me répondit que son prêtre me rembourserait d’abord de l’argent qu’il me coûtait. Le comte me conduisit à ma chambre, puis me quitta jusqu’à l’heure du souper. La chambre était belle, et bonne ; mais je me sentais déterminé à déloger le lendemain, si l’Espagnole ne changeait pas de ton. Je ne pouvais lui accorder que vingt-quatre heures.

À souper, où nous étions quatre, le comte, gai, et empressé de me produire20, et de me dérober l’humeur de sa femme, ne cessait de me parler. Je lui répondais à l’unisson adressant toujours la parole à madame pour ne pas la laisser dans un silence qui devait lui faire du tort à mon égard ; mais elle n’entrelardait nos propos que de quelques sourires, et de secs monosyllabes sans détourner ses yeux noirs assez beaux des plats qu’elle trouvait dégoûtants. Elle faisait observer cela au prêtre, qui était le quatrième à table, et auquel elle parlait toujours avec affabilité.

Comme j’aimais beaucoup le comte, j’étais affligé de trouver sa femme maussade. Je l’examinai avec attention pour trouver au moins dans ses charmes quelque raison de lui pardonner sa mauvaise humeur ; mais je me suis senti piqué lorsque je me suis aperçu que quand elle était sûre que j’examinais son profil, elle se dérobait à mes yeux tournant sa tête vers l’abbé, et lui parlant hors de propos. Je riais en moi-même soit de son mépris, soit de son projet, car ne m’ayant point frappé je me sentais à l’abri de toute peine que son système tyrannique aurait pu me faire. Après souper on porta lesl deux pièces de taffetas qu’on devait employer pour lui faire un domino sur le panier comme la mode du jour le voulait21.

Le comte qui m’accompagna dans ma chambre me pria en me quittant d’excuser l’humeur espagnole de sa femme, m’assurant que je la trouverais bon enfant d’abord que nous aurions fait connaissance. Ce comte était pauvre, sa maison était petite, ses meubles mesquins, la livrée de son unique laquais était grêlée, son linge de table était vieux, son service était de faïencem, et une des deux femmes de chambre de sa [25v] comtesse faisait la cuisine. Point de voiture. Clairmon me raconta tout cela me rendant compte de son gîte dans une petite chambre contiguë à la cuisine en compagnie du domestique qui avait servi à table.

Pour moi, n’ayant qu’une chambre, et ayant trois malles je me trouvais fort mal. Ce fut en me réveillant que j’ai décidé de me trouver un bon appartement. D’abordn que le comte vint me donner le bonjour, et me demander avec quoi je déjeunais, je lui ai dit que j’avais du chocolat de Turin pour toute sa famille : il me dit que sa femme l’aimait ; mais qu’elle ne le prenait que fait par sa femme de chambre. Je lui en ai d’abord donné six livres, le priant de les lui faire agréer, et de lui jurer que si elle voulait me le payer, je le garderais pour moi. Il me dit qu’elle l’acceptera, et qu’elle me remerciera. Il se chargea de faire mettre ma voiture dans une remise,o de me louer un bon carrosse, et de me répondre de la fidélité d’un laquais de louage qu’il me trouverait.

Un moment après que le comte se fut retiré, je vois l’abbé qui avait soupé avec nous. C’était un homme de quarante ans qui en récompense du soin qu’il avait de l’économie de la maison y logeait, et mangeait avec ses maîtres. Il disait la messe tous les jours à S. Jean in conca22. Ce prêtre, d’abord qu’il se vit seul avec moi, me pria sans façon de dire qu’il m’avait payé les 300 livres de Milan23 que les deux pièces de taffetas coûtaient lorsque madame me demanderait si je les avais reçues.

— Monsieur l’abbé, lui répondis-je en riant de bon cœur, si madame me fait cette impertinente interrogation je lui répondrai la vérité ; et cela m’amusera.

— Elle vous la fera j’en suis sûr, et vous serez la cause qu’elle me maltraitera.

— Aura-t-elle raison ?

— Non.

— Allez donc lui dire que je lui en fais présent, et qu’en cas qu’elle veuille me les payer je ne suis pas pressé.

— Je vois que vous ne la connaissez pas, et que vous ignorez les affaires de cette maison. Je vais parler au comte.

Un quart d’heure après, le comte vient me dire tristement qu’il me doit beaucoup d’argent, dont il espérait de me rembourser en carême, et que je lui ferais plaisir mettant dans son compte la valeur aussi des pièces de taffetas. Je lui ai répondu en l’embrassant qu’il n’avait qu’à les mettre lui-même, puisque ma coutume était de ne jamais écrire l’argent avec lequel je me trouvais trop heureux de pouvoir obliger mes amis. Je l’ai assuré que si madame me demandera si j’ai reçu l’argent des étoffes je lui dirai d’avoir été satisfait par luip.

En attendant l’heure du dîner, ayant su que madame n’était pas visible, [26r] je me suis mis à une petite table pour écrire mes lettres. Clairmon sur une grande exposa à l’air plusieurs de mes habits, des mantelets pour femmes, et une superbe robe de gros de Tours24 ponceau garnie de martres zibelins25 que madame d’Urfé avait destinée à la malheureuse Corticelli. Je l’aurais donnée àqAgate si j’avais poursuivi à vivre avec elle, et j’aurais fort mal fait, car une pareille robe ne pouvait convenir qu’à une femme de condition.

À une heure, voilà le comte qui entre, et qui m’annonce sa femme, qui venait me présenter le meilleur ami de sa maison ; c’était un marquis Triulzi26 à peu près de mon âge, grand, bien fait, un peu louche27, à manières aisées, ayant enfin l’air d’un seigneur. Il me dit qu’en même temps qu’il venait pour avoir le plaisir de faire ma connaissance, il venait aussi pour avoir celui de se mettre devant le feu, car dans toute la maison il n’y avaitr une cheminée que dans ma seule chambre.

Toutes les chaises étant embarrassées, le marquis prend la comtesse, et se la met sur les genoux comme une marionnette ; mais elle s’oppose, elle rougit, elle se détache de lui à force28, et le voyant éclater de rire elle lui dit que tout vieux qu’il était il n’avait pas encore appris à respecter des femmes comme elle. En attendant que Clairmon débarrassait des chaises, le marquis observant des nippes pour femmes, et la belle robe, il me demanda si j’attendais quelque femme. Je lui ai répondu que j’espérais de trouver à Milan celles que je croirai dignes de recevoir ces présents.

— J’ai connu à Venise, lui dis-je, le prince Triulzi. J’imagine qu’il est de votre famille.

— Il le dit, et cela se peut ; mais je ne crois pas d’être de la sienne.

Instruit par ce bon mot, je n’ai plus parlé de ce prince. Vous devriez, lui dit le comte, rester à dîner avec nous, et n’aimant à manger que ce qui est fait par votre cuisinier, envoyer chercher votre dîner. Le marquis y consentit et nous fîmes bonne chère. J’ai vu belle vaisselle, beau linge, bouteilles, et domestiques lestes29. J’ai tout compris, et je n’ai presque jamais parlé. Le marquis fit tous les frais de la conversation avec esprit, et gaieté, faisant enrager la comtesse qui à tout moment trouvait à redire à la familiarité avec laquelle il la traitait. L’intention cependant du marquis n’était pas de l’humilier, car il l’aimait : il ne voulait que corriger sa hauteur. Il la calmait lui disant que dans tout Milan il n’y avait pass autre homme qui lui fût plus dévoué que lui, et qui respectât plus ses charmes, et sa naissance.

Après dîner vint un tailleur pour prendre la mesure à Madame du Domino qui devait être fait pour le bal qu’on donnait le surlendemain. Le marquis louant les deux couleurs, et la belle qualité des taffetas, la comtesse lui a dit que c’était moi qui les lui avais portés de Turin ; et elle me demanda si on m’avait donné mon argent. Je lui ai répondu que son mari m’avait remboursé, et qu’elle m’avait donné une bonne leçon.

— Quelle leçon ? me dit le marquis.

— Je me flattais, lui répondis-je, que madame m’aurait rendu digne de lui faire un si petit présent.

— Elle n’a pas voulu le recevoir ? Ah ah ah.

— Cela ne doit pas vous faire rire, lui dit avec humeur la comtesse ; mais vous riez de tout.

Étant restée en corset, elle montrait sa belle gorge ; et ayant dit qu’elle avait froid, le marquis y passa la main dessus ; mais pour lorst elle lui dit des injures atroces qu’il reçut en se pâmant de rire. Sur la brune elle est allée à l’opéra30u avec lui ; mais suivie de son propre domestique à sa livrée, qui monta derrièrev la voiture du marquis avec ses deux laquais. Un quart d’heure après, je suis monté dans la mienne avec le comte ; et je fus agréablement surpris de voir dans la première actrice ma chère Theresa Palesi. J’eus la politique de ne parler au comte ni des charmes de sa femme, ni des affaires de sa maison. Au second acte je suis allé avec lui à la redoute31 où il y avait dix à douze banques de Pharaon. J’ai joué, et après avoir perdu une centaine de ducats d’or j’ai quitté.

À souper la comtesse me parut moins intraitable. Elle me fit un compliment de condoléance sur ma perte. Je lui ai répondu qu’elle ne valait pas son compliment.

Le lendemain matin, Clairmon entre dans ma chambre avec une grande fille qui me rappelle la juive Lia, belle comme elle, et avec moins de prétention, car elle ne se présente que pour s’offrir à avoir soin de mon linge, et de mes dentelles. Elle me charme dans le moment. J’étais dans mon lit prenant mon chocolat, je la prie de s’asseoir, et elle me répond qu’elle reviendra quand je serai levé. Je lui demande si elle demeure loin, et elle me répond qu’elle logeait dans la maison même, rez-de-chaussée avec son père et sa mère, et qu’elle s’appelait Zénobie. Après lui avoir dit que je la trouvais belle je lui demande la main à baiser, et toute riante elle me la refuse me disant que sa main était engagée.

— Vous êtes donc promise à quelqu’un ?

— À un tailleur qui m’épousera avant que le carnaval finisse.

— Est-il beau, et riche ?

— Ni l’un ni l’autre.

— Pourquoi l’épousez-vous donc ?

— Pour devenir maîtresse chez moi.

— Vous êtes fort sage : je me déclare votre ami. Conduisez-moi ici votre futur, je veux lui donner de l’ouvrage.

Je me lève, j’ordonne à Clairmon de mettre ensemble mon linge, je me fais donner un coup de peigne à la hâte pour aller chez la Palese32 ; et voilà [27r] Zenobia qui entre avec le tailleur. Je vois un rabougri dont la figure me donne envie de rire.

— Vous allez donc, lui dis-je, épouser cette charmante fille ?

— Illustrissimo si33. Les publications sont déjà faites.

— Vous êtes heureux. Quand l’épouserez-vous ?

— Dans dix à douze jours.

— Pourquoi ne l’épousez-vous pas demain.

— Vous êtes bien pressé.

À cette réponse j’ai pouffé. Je lui ai donné une veste faite sur le métier, et je lui dis de me prendre mesure pour me faire un domino noir pour le bal du lendemain. Il me dit de lui donner le taffetas parce qu’il n’avait ni argent ni crédit, et je lui donne dix sequins, lui disant que quand il sera marié, il aura l’un et l’autre, et il part.

Après avoir donné à Zenobia des manchettes sales qu’elle s’engagea de me laver en neuf34, je lui ai demandé si elle espérait que son mari ne serait pas jaloux.

— Il n’est ni jaloux, ni amoureux, et il ne m’épouse que parce que je gagne plus que lui.

— Telle que je vous vois, vous auriez pu aspirer à une fortune.

— J’ai vingt-deux ans, et j’ai assez attendu. Je me trouve lasse de vivre en fille. D’ailleurs l’homme que vous avez vu a de l’esprit.

— Je m’en suis aperçu. Mais pourquoi diffère-t-il à vous épouser ?

— Parce qu’il n’a pas d’argent ; et ayant des parents, il veut faire une belle noce. Et à vous dire la vérité, cela me fait plaisir.

— Vous avez raison ; mais je désapprouve le préjugé qui vous empêche de donner votre main à baiser à un honnête homme qui vous la demande.

— Ce ne fut que pour vous faire savoir que je me marie. Je ne suis pas si scrupuleuse.

— À la bonne heure. Je vous estime à présent bien davantage. Dites à votre futur que s’il veut me prendre pour compère vos noces se feront à mes frais.

— Tout de bon.

— Tout de bon. Je lui donnerai vingt-quatre sequins ; mais sous condition qu’il les dépensera.

— Cela fera parler ; mais nous nous en moquerons. Je vous donnerai la réponse demain.

— Et un baiser de cœur dans ce moment.

— Aussi.

Zénobie descendit en sautant, et je suis sorti pour aller me faire connaître à mon banquier qui accepta d’abord ma lettre de crédit. Après cette visite nécessaire je suis allé chez Thérèse mon ancienne passion. D’abord que sa femme de chambre, la même qu’elle avait à Florence, me vit elle me prit par la main, et elle me conduisit au lit de sa maîtresse qui allait se lever. Elle me reçut avec les démonstrations de la plus sincère amitié, qui dans les premiers moments rend muets ceux qui la ressentent. Après nous être embrassés à reprises, elle me dit que depuis six mois elle ne vivait plus avec [27v] son mari Palesi. Lui étant devenu insupportable elle lui avait fait une pension avec laquelle il vivait à Rome. Elle me dit que D. Cesarino notre fils était toujours avec elle, qu’elle le tenait en pension, et qu’elle me le ferait voir quand je voudrai. Elle me dit qu’elle vivait heureuse, qu’elle passait pour avoir un amant mais que ce n’était pas vrai, et que je pouvais aller la voir en pleine liberté, et à toute heure. Nous nous dîmes nos courtes histoires, mais nous ne passâmes pas moins deux heures. La trouvant belle, et fraîche comme lorsqu’elle m’avait rendu amoureux à Ancône, je lui ai demandé si elle se croyait dans le devoir de vivre fidèle à son mari, et elle me répondit qu’à Florence elle en était encore amoureuse, et que si elle me plaisait encore nous pourrions renouer, et vivre ensemble jusqu’à la mort. À cette explication je l’ai convaincue que je pouvais dans l’instant lui témoigner ma tendresse. Elle me répondit se livrant à toutes mes caresses que nous parlerions de cela à notre seconde entrevue ; mais elle dut souffrir de se voir devenue complice de mon incontinence35. Après le fait je lui ai reproché sa froideur. Elle me jura que je me trompais ;w et qu’elle était charmée de m’avoir trouvé ardent. Je suis retourné chez moi amoureux d’elle ; mais mon feu a trouvé trop de diversion pour durer longtemps.

La comtesse A. B. commença à prendre un ton plus doux. Elle me dit d’un air de satisfaction qu’elle savait où j’avais passé deux heures ; mais que si j’aimais la personne je devais suspendre mes visites, car son amoureux la quitterait.

— S’il la quittera je prendrai sa place.

— Vous faites bien de vous divertir cherchant des femmes qui sauront mériter vos présents. J’ai su que vous ne leur en faites qu’après avoir reçu des marques évidentes de leur tendresse.

— C’est ma maxime.

— C’est le vrai moyen de vous garantir de l’attrapex. L’amant de la personne à laquelle vous avez faity une visite eut une de nos dames qu’il mit très à son aise. Nous la méprisons.

— Et pourquoi s’il vous plaît ?

— Ne trouvez-vous pas qu’elle s’est mésalliée ? Greppi est un homme de rien à l’égard de sa naissance36.

Sans m’étonner au nom de Greppi, je lui ai répondu que les dames qui méprisent l’autre par cette raison ne peuvent être que des ridicules pétries d’orgueil, et rongées par l’envie. Je suis persuadé que si elles trouvaient des Greppi elles se mésallieraient toutes.

[28r] L’arrivée du marquis l’empêcha de me répondre, elle sortit avec lui, et moi avec son mari, qui me présenta à une maison où j’ai vu un homme, qui ayant devant soi une centaine de sequins, taillait à Pharaon. J’ai joué à petit jeu pour faire comme les autres, et après avoir perdu vingt ducats j’ai quitté. Allant à l’opéra mon pauvre comte me dit que j’étais la cause qu’il avait perdu dix ducats sur sa parole, et qu’il ne savait pas comment faire à les payer le lendemain. Je les lui ai donnés. À l’opéra j’en ai perdu deux cents à la même banque où j’en avais perdu cent la veille. Je riais de l’affliction de mon cher comte qui ne savait pas que j’avais 100 m. livres37 chez Greppi, outre 100 m. en bijoux.

La comtesse qui m’avait vu perdre crut de pouvoir me demander si je voulais vendre ma robe de martres zibelins.

— On dit, me dit-elle, qu’elle vaut mille sequins.

— C’est vrai, madame, mais je vendrai tout avant que de toucher aux meubles que j’ai dévoués à votre beau sexe.

— C’est le marquis Triulzi qui voudrait l’acheter pour en faire présent à quelqu’un.

— Je suis fâché, madame, de ne pas pouvoir la lui vendre.

Elle ne me répondit pas. À la fin de l’opéra j’ai trouvé vers la porte du théâtre Thérèse qui allait entrer dans sa chaise à porteurs. Je me détache du comte pour aller lui dire que j’étais sûr qu’elle allait souper avec son ami. Elle me répondit à l’oreille qu’elle souperait seule, ou avec moi tête-à-tête si j’avais le courage d’y aller. Je l’ai vue étonnée quand j’ai topé. Elle me dit qu’elle m’attendrait. Après avoir dit au comte de se servir de ma voiture j’ai pris une chaise à porteurs, et je suis allé chez Thérèse qui arrivait dans le même instant.

Ah ! que nous rîmes lorsqu’assis l’un près de l’autre nous nous communiquâmes nos pensées.

— Sachant, me dit-elle, que tu es amoureux de la comtesse A. B. j’étais certaine que tu ne viendrais pas souper avec moi.

— Et moi sachant que Greppi est ton amant, j’ai cru de t’attraper en acceptant ton invitation.

— Greppi est mon ami ; et s’il m’aime il est à plaindre. Jusqu’à présent il n’a pas trouvé le secret de me séduire.

— Crois-tu qu’il puisse le trouver ?

— Difficilement, car je suis riche.

— Et Greppi est encore plus riche.

— Oui ; mais je ne crois pas qu’il m’aime plus que son argent.

— Je t’entends, ma charmante ; tu le rendras heureux s’il aura le courage de se ruiner.

— Tu as deviné ; mais cela n’arrivera pas. En attendant nous voilà ensemble après vingt ans de divorce. Tu me trouveras la même, j’en suis sûre.

— C’est un privilège que la nature n’a accordé qu’à ton sexe. Tu me trouveras différent, et mon cœur, qui est le même, en gémira ; mais tu feras des miracles.

[28v] Thérèse n’en fit pas. Après un souper succulent ; mais fort court, nous nous mîmes au lit, et nous nous abandonnâmes à l’amour ; mais au bout de deux heures remplies de fureurs amoureuses Morphée s’empara de nos sens.zÀ notre réveil nos fureurs se renouvelèrent, et je ne l’ai quittée qu’après lui avoir donné un bonjour égal en force à l’ardeur avec laquelle je lui avais concilié un sommeil de quatre heures. Je suis allé chez moi, et j’ai vu avec plaisir dans ma chambre la belle Zénobie qui me dit que le tailleur était prêt à l’épouser le dimanche suivant si je n’avais pas badiné dans l’offre que je lui avais faiteaa. Pour la convaincre que je n’avais pas badiné je lui ai compté sur-le-champ vingt-quatre sequins. Remplie de reconnaissance elle vint entre mes bras, se laissant dévorer de baisers. Elle dut attribuer à ma porte ouverte si elle ne m’a pas vu comme elle m’aurait vu si Thérèse ne m’avait épuisé. Une longue toilette cependant me remit en air de fraîcheur. Après avoir fait une belle promenade en voiture, je suis retourné chez le comte, où j’ai trouvé le marquis Triulzi, qui comme toujours faisait enrager la comtesse. Il fit porter son dîner pour six personnes, et nous dînâmes très gaiement.

Le discours étant tombé sur ma robe, la comtesse en vraie étourdie, lui dit que je l’avais destinée à la dame qui me rendrait amoureux, et heureux. Le marquis me dit poliment que je méritais des faveurs à meilleur marché. Il y a apparence me dit la comtesse que vous ferez cadeau de votre robe à la personne chez laquelle vous avez passé la nuit. Je lui réponds que je l’avais passée à jouer, et dans ce moment-là Clairmon vient me dire qu’un officier était dehors désirant de me parler. Je sors, et je vois un beau garçon qui vient m’embrasser. Je le reconnais pour Barbaro fils d’un noble vénitien, et frère de la belle et célèbre madame Gritti femme de ce Gritti Sgombro qui fut condamné à la prison de la citadelle de Cattaro où il mourut au bout d’un an. J’ai parlé d’elle il y a dix ans, et le lecteur peut s’en souvenir38. Monsieur Barbaro son frère qui venait me voir était aussi en disgrâce des inquisiteurs d’État.

Nous avions été bons amis à Venise l’année avant ma détention. [29r] Après m’avoir dit qu’il était au service du duc de Modène gouverneur de Milan39, il me ditab que m’ayant vu jouer malheureusement à la banque de Carcano40 il s’était déterminé en force de notre ancienne amitiéacà venir me proposer un moyen sûr de gagner beaucoup d’argent, si je voulais me laisser présenter par lui dans une maison où la compagnie qui la fréquentait était composée de jeunes gens qui aimaient le jeu, et qui ne pouvaient que perdre. Il me dit qu’il taillerait lui-même, et qu’il connaissait si bien le bonheur qu’il avait lorsqu’il tenait les cartes entre ses mains qu’il était sûr de gagner. Il finit par me dire qu’il n’avait besoin de moi que pour faire les fonds de la banque, ne me demandant que l’intérêt dead vingt-cinq pour cent. Je vois qu’il n’ose pas me dire qu’il filait parfaitement bien41. Il me dit outre cela que je trouverais dans cette maison des objets dignes de me plaire, et faits pour rendre la séduction délicieuse. Je lui ai répondu que je me déterminerai lorsque j’aurai vu la compagnie et les personnes auxquelles il voulait me présenter. Je lui donne rendez-vous à un café pour le lendemain à trois heures. Il part me disant qu’il espérait de me voir au bal.

Le futur de Zenobie me porta mon domino, et le tailleur de la comtesse lui avait porté le sien. Le bal commençant après l’opéra j’y suis allé pour entendre chanter Thérèse, et après avoir perdu encore deux cents sequins à la banque de Carcano je retourne à la maison pour me déshabiller et me mettre en domino pour aller au bal. La comtesse qui était déjà tout habillée me dit que si je voulais avoir la complaisance de la conduireae et la reconduire dans ma voiture elle n’enverra pas en chercher une chez le marquis Triulzi ; et je lui réponds que je la servirais avec le plus grand plaisir.

Ce fut en allant avec elle au bal que je lui ai dit que ma [29v] robe passerait entre ses mains si elle voulait m’accorder l’honneur de coucher avec elle.

— Vous m’insultez cruellement, et je dois m’en étonner car ce ne peut pas être par ignorance.

— Je sais tout ; mais avec un bon esprit vous pouvez dissimuler l’insulte, et même me la pardonner, foulant aux pieds le préjugé.

— On peut faire cela quand on aime ; mais convenez que votre style très grossier est fait pour vous faire haïr.

— Je m’en sers parce que je n’aime pas les longueurs ; avouez aussi que vous seriez enchantée de me voir amoureux, et timide.

— Cela me serait égal ; car, tel que vous êtes, je sens que je ne pourrai jamais vous aimer.

— Nous sommes en cela très d’accord, car je ne vous aime pas non plus.

— Bravo ! Mais vous dépenseriez mille sequins pour coucher avec moi. Ah ah ah. N’est-ce pas risible ?

— Pas tant. Je ne voudrais coucher avec vous que pour vous humilier, pour mortifier votre orgueil.

Dieu sait ce qu’elle m’aurait répondu, si nous ne fussions arrivés dans ce moment-là au théâtre. Nous nous séparâmes, et après m’être ennuyé me promenant dans la foule, je suis allé à la salle du redoute espérant de me refaire. J’avais dans ma poche deux cents pistoles d’or de Piémont, ce qui faisait plus que cinq cents sequins42. J’étais bien en fonds ; mais allant ce train-là je m’acheminais au précipice. Je me suis assis à la banque de Carcano, et j’ai bien auguré quand j’ai vu que personne ne me connaissait, excepté mon pauvre comte A. B. qui me suivait partout à la piste. Ne pontant que sur une seule carte, et jouant avec prudence il m’est arrivé de passer quatre heures sans pouvoir ni perdre toute la somme que j’avais devant moi, ni gagner mille sequins comme j’avais fixé. Ce fut à la dernière taille que voulant absolument gagner ou perdre j’ai perdu tout mon or. J’ai trouvé la comtesse dans la salle, qui d’abord qu’elle me vit me suivit, et nous retournâmes à la maison. Elle me dit chemin faisant qu’elle m’avait vu perdre un trésor, et qu’elle en était bien aise.

— Le marquis Triulzi, me dit-elle, vous donnera mille sequins de votre robe, et cet argent vous portera bonheur.

— Et vous aurez ma robe.

— Cela peut être.

— Madame, vous ne l’aurez jamais par ce moyen-là ; et vous connaissez l’autre. Je méprise mille sequins.

— Et moi vos présents, et votre personne.

[30r] J’ai trouvé dans ma chambre mon pauvre comte avec l’air triste, qui avait envie de me plaindre, et qui ne l’osait pas. Ma bonne humeuraf lui donna le courage de me dire que je pouvais avoir mille sequins d’abord du marquis Triulzi pour ma robe de Zibelins.

—agJ’aimerais mieux en faire présent à votre comtesse ; mais elle m’a dit qu’elle la mépriserait si elle devait la recevoir de mes mains.

— Elle en est folle ; mais, je ne sais pas comment, vous avez blessé son humeur altière. Vendez-la croyez-moi, et prenez mille sequins.

— Je vous répondrai demain.

Après avoir dormi quatre ou cinq heures je me suis mis en chenille pour aller chez Greppi, car je n’avais plus d’argent. J’ai pris mille sequins le priant de ne rendre compte à personne de mes affaires ; il me répondit que mes affaires étaient les siennes, et que je pouvais être sûr du secret. Il me fit compliment sur le cas que madame Palesi faisait de ma personne me disant qu’il espérait que nous souperions ensemble chez elle. Je lui ai dit que cette partie me fera le plus grand plaisir. En sortant de chez lui, je lui ai faitah une visite ; qui fut très courte, parce qu’elle avait du monde. Je fus bien aise de trouver qu’elle ne savait rien ni de mes pertes au jeu, ni de l’argent que j’avais chez son ami. Elle me dit qu’il désirait que nous soupassions ensemble, et qu’elle me le ferait dire. Je suis retourné à la maison, où j’ai trouvé le comte dans ma chambre devant le feu.

— Ma femme, me dit-il, est furieuse contre vous, et elle ne veut pas m’en dire la raison.

— La raison est que je ne veux qu’elle ait ma robe que par mes mains, et en pur don. Elle m’a dit net, que si elle devait la recevoir de moi elle la mépriserait. Vous semble-t-il qu’elle ait raison d’être furieuse ?

— Ou c’est folie, ou je n’y comprends rien ; mais faites attention, je vous prie, à ce que je vous dis. Vous méprisez mille sequins, et je vous fais mon compliment si vous êtes en état de mépriser une somme qui me rendrait heureux. Sacrifiez à l’amitié une vanité mal entendue, à ce qu’il me semble, prenez du marquis mille sequins que vous me prêterez, et laissez que ma femme ait la robe, car il est certain qu’il la lui donnera.

Je n’ai pu m’empêcher d’éclater de rire à plusieurs reprises comprenant tout le beau de cet arrangement ; mais j’ai cessé de rire quand j’ai vu le comte enflammé de honte. Je l’ai tendrement embrassé ; puis j’ai eu la barbarie de lui dire que, sans la moindre vanité, je voulais bien me prêter à l’arrangement qu’il m’avait proposé.

— Je vendrai, lui dis-je, quand vous voudrez, ma robe au marquis, et je prendrai les quinze mille livres ; mais sous condition que ce ne sera pas à vous que je les prêterai ; mais que j’en ferai présent à votre belle comtesse tête-à-tête ; mais non pas par force, et je vous prie de lui faire bien comprendre cela, mais de bonne grâce, car en recevant cette somme elle doit se disposer à être vis-à-vis de moi non seulement polie ; mais douce comme un mouton. C’est mon dernier mot.

— Je verrai.

Il me quitta. Une heure après, nous dînâmes mal lui, l’abbé, et moi, puis je suis sorti en voiture pour aller où Barbaro m’attendait. La comtesse lasse du bal n’était pas sortie de son lit. Je n’avais jamais vu sa chambre.

Barbaro exact m’attendait. Il monta d’abord dans ma voiture, et il me conduisit à une maison qui était au bout de Milan. Nous montons au premier étage, et il me présente à un beau vieillard, à une femme à l’air respectable, et à deux demoiselles cousines, dont il était difficile de décider laquelle des deux méritait la préférence. Il m’annonce comme un Vénitien qui avait comme lui le malheur d’être en disgrâce des inquisiteurs d’état. Mais il ajoute qu’étant riche, et garçon je pouvais me moquer de ce malheur.

Il m’annonça pour riche, et j’en avais l’air. Mon luxe était éblouissant. Mes bagues, mes tabatières, les chaînes de mes montres couvertes de diamants, outre ma croix de diamants, et de rubis que je portais en sautoir à un ruban ponceau me rendaient un personnage imposant. C’était l’ordre de l’éperon d’or que j’avais reçu du pape même, mais au bas de ma croix on ne voyait pas d’éperon43. On ne savait pas ce que c’était, et cela me faisait plaisir. Ceux qui en étaient curieux, et qui n’osaient pas s’informer à moi-même avaient raison.aiJ’ai fini de porter cette croix l’année 1765 à Varsovie, lorsque le prince palatin de Russie44 me dit, la première fois que nous nous trouvâmes tête-à-tête, que je ferais bien à me défaire de cette drogue-là. Vous n’en avez besoin, me dit-il, que pour éblouir les sots, et ici vous pourrez vous passer d’avoir affaire à eux. J’ai suivi le conseil de ce seigneur qui avait une tête profonde, et qui [31r] malgré cela fut celui qui ôta la première pierre du piédestal sur lequel le royaume de Pologne se soutenait. Il le précipita par les mêmes moyens qu’il employa pour le rendre plus grand45.

Le vieux marquis auquel Barbaro me présenta me dit qu’il connaissait Venise, et que n’étant pas de l’ordre des patriciens, je ne pouvais vivre que plus heureux vivant dans les pays étrangers ; il m’offrit sa maison, et tous les services qui pourraient dépendre de lui. Mais les deux jeunes marquises me paraissaient quelque chose de surnaturel. Il me tardait de m’informer d’elles à quelqu’un quiaj serait en état de me dire tout, car je ne pouvais pas me fier de Barbaro.

Une demi-heure après, les visites commencèrent à venir à pied, et en voiture. J’ai vu des demoiselles, et des jeunes gens bien mis tous empressés à l’envi à faire leur cour à celle à laquelle l’amour, ou la politesse les forçait àak donner la préférence. La compagnie étant de dix-huit à vingt, ils s’assirent tous à une grande table, où ils se mirent à jouer à un jeu qu’on appelait la banque route46. Après y avoir passé deux heures, et avoir perdu quelques sequins je suis allé avec Barbaro à l’opéra. J’ai dit à mon compatriote que les deux jeunes marquises me paraissaient des anges incarnés, et que après leur avoir offert mon hommage je verrai en peu de jours si elles sont à ma portée : et pour ce qui regardait le jeu, je lui ai dit que je lui prêterais deux cents sequins que je ne voulais pas perdre, et qu’il devait doncal me les cautionner dans les formes les plus légales. Je lui ai dit qu’au lieu duam vingt-cinq pour cent qu’il me demandait dans le gain de la banque il aurait le cinquante c’est-à-dire la moitié, ce que personne ne devait savoir, car quand je me trouverais là je jouerai aussi en pontant tout de bon. Je lui ai dit de venir chez moi le lendemain de bonne heure, me portant des bons gages par écrit,an s’il voulait avoir l’argent. Il m’embrassa dans la joie de son cœur.

Ayant dans la tête les deux demoiselles qui m’avaient frappé, je pensais d’aller m’informer d’elles à Greppi, lorsque j’ai vu le marquis Triulzi qui parlait à quelqu’un. C’était au parterre de l’opéra. Ce fut lui-même qui me voyant tout seul m’approcha [31v] me disant d’un air gai qu’il était sûr que j’avais mal dîné, et que je lui ferais plaisir allant tous les jours dîner chez lui. Je lui ai demandé, vraiment honteux, mille pardons si jeao n’avais pas encore été lui faire ma révérence. Il me dit en riant qu’il avait su que je m’étais déterminé à lui vendre ma robe, qu’il en était bien aise, et qu’il m’en donnerait les quinze mille livres qu’elle valait quand je voudrais. Je lui ai dit qu’il n’avait qu’à envoyer la prendre le lendemain. Il me dit en bref plusieurs jolies histoires deap dames qui étaient aux premières loges, dont la beauté m’avait engagé à lui demander qui elles étaient.

— J’ai vu, lui dis-je, dans une telle église deux beautés dans toutes les règles. Une personne qui était à mon côté m’a dit qu’elles étaient cousines, et qu’elles s’appelaient marquises Q… et F…., les connaissez-vous ? Je suis très curieux d’elles.

— Elles sont toutes les deux charmantes. Il n’est pas difficile d’aller chez elles, et je crois qu’elles sont sages, car jusqu’à présent on n’a conté à Milan la moindre histoire sur leur compte. Je sais cependant que Mademoiselle F. a un amant ; mais dans le plus grand secret, car c’est un fils unique d’une de nos premières familles. Ces demoiselles malheureusement ne sont pas riches ; mais ayant beaucoup d’esprit, comme on m’a assuré, elles peuvent espérer une fortune. Si vous en êtes curieux je trouverai quelqu’un qui vous mènera chez elles.

— Je vous prie de ne pas vous donner cette peine.

Après le ballet je suis allé à la redoute. J’ai entendu trois ou quatre le voilà. Carcano me fit une révérence de tête, me fit asseoir près de lui, me donna un jeu de cartes au lieu de livret, et j’ai commencé à ponter avec un malheur si constant qu’en moins d’une heure j’ai perdu 700 sequins. J’aurais perdu le reste, si Carcano, obligé d’aller quelque part, ne se fût levé donnant ses cartes à une figure qui ne m’a pas plu. Je suis rentré chez moi, et pour ne me voir pas obligé à dissimuler ma mauvaise humeur je me suis mis au lit.

Le lendemain matin Barbaro est venu prendre les 200 sequins que je lui avais promis. Il me garantit la restitution de mon argent me donnant le droit de séquestrer ses appointements jusqu’à l’extinction de sa dette. Je suis allé chez Greppi, où j’ai pris 2000 sequins47 en or, et en billets au porteur.

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