Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre VI

Mon heureux séjour à Naples. Duc de Matalone,

ma fille, d.a Lucrezia. Mon départ.

On ne peut ni écrire ni concevoir la grandeur de la joie que mon âme ressentait me voyant de nouveau à Naples, où dix-huit ans avant ce moment-là j’avais fait ma fortune retournant de Martorano53. Je n’y étais allé que pour faire une visite au duc de Matalone1 que je lui avais promise quand il était à Paris ; mais avant de me présenter à ce seigneur j’ai voulu m’informer de toutes mes anciennes connaissances.

Je suis donc sorti de bonne heure, et à pied pour aller premièrement me faire connaître au banquier correspondant de Belloni. Après avoir acceptéa ma lettre de crédit, il me donna tant des billets de banque que j’ai voulu m’assurant, comme je le désirais, que personne ne saurait nos affaires.

Sortant de chez lui je suis allé à la maison que D. Antonio Casanova habitait. On me dit qu’il vivaitbà une terre qu’il avait achetéec près de Salerne, et dont il portait le nom avec le titre de marquis. Je vais m’informer de Palo : il était mort ; et son fils demeurait à S.te Lucie ayant femme, et enfants. Je me suis proposé d’aller le voir ; mais je n’en ai jamais eu le temps. Je demande après où demeurait l’avocat Castelli ; c’était le mari de ma chère donna Lugrezia, que j’avais tant aimée à Rome : il me tardait de la revoir, et je me sentais en extase songeant au plaisir que nous ressentirions nous revoyant. On me répond qu’il était mort depuis longtemps, et que sa veuve demeurait à vingt milles2 de Naples. Je me promets d’aller la voir. Je savais que D. Lelio Caraffe3 vivait encore, et demeurait dans le palais de Matalona.

Je vais donc dîner, puis je m’habille, et je vais dans une voiture [77v] de remise à l’hôtel Matalone.dLe duc était encore à table ; n’importe, on m’annonce ; il sort pour venir me reconnaître, il fait un cri, il m’embrasse, il me fait d’abord l’honneur de me tutoyer, il me présente à sa femme qui était fille du duc du Bovino4, et à toute la compagnie très nombreuse. Je lui dis que je n’étais allé à Naples que pour lui faire la visite que je lui avaise promise à Paris. — Il est donc juste que je te loge : vite qu’on aille à l’auberge où Casanova s’est débarqué, et qu’on porte chez moi tout son bagage, et s’il a sa voiture qu’on la mette dans mes remises. J’acquiesce.

Une belle figure d’homme qui était à table, d’abord qu’il entend prononcer le nom Casanova, me dit d’un air gai :

—fSi tu portes mon nom tu ne peux être qu’un bâtard de mon père.

— Non pas de ton père, lui répondis-je, mais de ta mère.

Ma repartie est applaudie, l’homme vient m’embrasser, et on m’explique l’équivoque. Au lieu d’entendre Casanova, il avait entendu Casalnovo, et ce seigneur était précisément le duc de ce fief.

— Tu sais, me dit le duc de Matalone, que j’ai un fils.

— On me l’a dit, et j’avais de la peine à le croire ; mais actuellement je ne m’étonne plus. Je vois une princesse qui devait faire ce miracle.

La duchesse rougit sans me daigner d’un regard5, mais la compagnie claque des mains, car c’était notoire qu’avant son mariage le duc de Matalone passait pour impotent. On fait venir son fils, je dis qu’il lui ressemble, un moine de bonne humeur qui était assis à côté de la duchesse dit que non, et elle lui sangle sans rire un bon soufflet que le moine reçoitg en riant.

Les discours joyeux me rendirent en moins d’une demi-heure cher à toute la compagnie, mais non pas avec évidence à la duchesse qui avec un ton des plus soutenus me coupait l’herbe sous les pieds. Elle était belle, mais haute6 comme le temps, [78r] sourde, et muette à propos, et hors de propos, et toujours maîtresse de ses yeux. J’ai travaillé deux jours pour la déterminer à dialoguer avec moi, et enfin désespérant d’y parvenir je l’ai abandonnée à son orgueil.

Le duc me conduisant à mon appartement, et ayant vu mon Espagnol, me demanda où était mon secrétaire, et quand il sut que c’était l’abbé Alfani qui avait pris ce titre pour se tenir à Naples inconnu, il me répondit qu’il avait très bien fait, parce qu’avec ses prétendus antiques il avait trompé beaucoup de monde.

Il me mena voir sa belle écurie où il avait des superbes chevaux, puis sa galerie de tableaux, puis sa bibliothèque, et enfin son petit appartement, et ses livres choisis tous défendus. Après cela il me fait jurer le secret sur ce qu’il allait me faire lire. C’était une sanglante satire contre toute la cour, où je n’ai rien compris. Je n’ai jamais gardé un secret plus fidèlement que celui-là.

— Tu viendras, me dit-il, avec moi, au théâtre de S.t Charles7, où je te présenterai aux plus belles dames de Naples, où tu seras toujours le maître d’aller, et quand tu voudras être en pleine liberté tu iras dans ma loge au troisième rang, où mes amis sont tous les maîtres de venir. Ainsi le théâtre ne te coûtera rien. Je te présenterai aussihà la loge de ma maîtresse, où tu pourras aller quand tu voudras.

— Comment, mon cher duc, tu as une maîtresse ?

— Oui : pour la forme, car je n’aime que ma femme : malgré cela on croit que j’en suis amoureux, et même jaloux parce que je nei lui présente jamais personne et je ne lui permets de recevoir aucune visite.

— Et la duchesse jeune, et charmante ne trouve pas mauvais que tu aies une maîtresse ?

— Ma femme ne [78v] peut pas en être jalouse, puisqu’elle sait que je suis impotent avec toutes les femmes de l’univers, elle exceptée.

— C’est plaisant, et incroyable. Peut-on tenir une maîtresse qu’on n’aime pas ?

— Si fait je l’aime, car elle a un esprit divin, et elle m’amuse ; mais elle n’intéresse pas ma matière.

— Cela se peut : je l’imagine laide.

— Laide ? Tu la verras ce soir. Elle est jolie, elle n’a que dix-sept ans, elle parle français, elle a l’esprit fort, et c’est une fille comme il faut.

À l’heure de l’opéra, il me mène au grand théâtre, il me présente à plusieurs dames toutes laides. Dans la grande loge du milieu j’ai vu le roi tout jeune8 entouré d’une nombreuse noblesse vêtue d’habits fort riches, et sans goût. Tout le parterre, et toutes les loges étaient pleines, toutes couvertes de glaces, et illuminées dedans, et dehors à cause d’un anniversaire9. Le coup d’œil était surprenant.

Il me conduit au troisième rang dans sa loge particulière, et il me présente à ses amis : c’étaient des beaux esprits de Naples. J’ai ri en moi-même de ceux qui ne croient pas que l’esprit d’une nation dépende beaucoup plus du climat que de l’éducation. Il faut envoyer ces critiqueurs à Naples. Quel esprit ! Boherave ; le grand Boherave, s’il avait été à Naples, aurait connu encore mieux la nature du soufre parj ses effets sur les végétaux, et avec encore plus d’évidence sur les animaux. Ce n’est que dans ce pays-là que l’eau est l’unique remède pour guérir d’une quantité de maladies qui chez nous nous tueraient sans le magistère de la pharmacie.

Le duc, qui s’était évadé, revient, et me conduit à la loge, où sa maîtresse était en compagnie d’une femme à l’air respectable. Il lui dit en entrant : Leonilda mia, ti presento il cavalier D. Giacomo Casanova veneziano amico mio [Ma Léonilde, je te présente le chevalier D. Giacomo Casanova, vénitien, mon ami]. Elle me reçoit d’un air affable, et modeste, et elle suspend le plaisir d’entendre la musique [79r] pour avoir celui de me parler. Quand une fille est jolie il ne faut qu’un instant pour la trouver telle ; si pour obtenir un jugement favorable elle a besoin d’être examinée les charmes de sa figure deviennent problématiques. Donna Leonilda était frappante. Je souris donnant un coup d’œil au duc qui m’avait dit qu’il l’aimait comme un père aime sa fille, et qu’il ne la tenait que par luxe : il m’entend, et il me dit que je devais croire ce qu’il m’avait dit. Je lui réponds que c’était incroyable, et avec un fin sourire elle me dit que tout ce qui pouvait être était croyable.

— J’en conviens, lui dis-je, mais on est le maître de croire, et ne pas croire quand le fait semble difficile.

— Aussi ; mais croire me semble plus court, et plus facile. Vous êtes arrivé à Naples hier : c’est incroyable, et c’est pourtant vrai.

— Comment cela serait-il incroyable ?

— Peut-on croire qu’un étranger vienne à Naples dans un moment où ceux qui s’y trouvent tremblent ?

— Effectivement j’eus peur jusqu’à ce moment : mais maintenant je me trouve entièrement exempt de crainte. Si vous êtes dans Naples, S.t Janvier10 doit le protéger. Je suis sûr qu’il vous aime. Vous riez ?

— Je ris d’une idée plaisante. Si j’avais un amant qui eût la figure de S.t Janvier, il serait malheureux.

— Ce saint est donc bien laid ?

— Quand vous verrez sa statue vous en jugerez.

La voilà mise en ton de gaieté, qui s’allie facilement à celui de l’amitié, et de la franchise. Les grâces de l’esprit prennent le dessus sur le prestige de la beauté. Je tombe sur la matière de l’amour, et elle en raisonne en maîtresse.

— Si l’amour, me dit-elle, n’est pas suivi de la possession de ce qu’on aime, il ne peut être qu’un tourment, et si la possession est défendue, il faut donc se garder d’aimer.

— J’en conviens, d’autant plus que la jouissance même d’un bel objet n’est pas un vrai plaisir, si l’amour ne l’a pas précédée.

— Et s’il l’a précédée, il l’accompagne ce n’est pas douteux ; mais on peut douter qu’il la suive.

— C’est vrai, car souvent elle le fait mourir.

— Et s’il ne reste pas mort dans l’un, et dans l’autre des deux objets qui s’entraimaient c’est pour lors [79v] un meurtre, car celui des deux dans lequel l’amour survit à la jouissance reste malheureux.

— Cela est certain, madame, et d’après ce raisonnement filé par la plus démonstrative dialectique, je dois inférer que vous condamnez les sens à une diète perpétuelle. C’est cruel.

— Dieu me garde de ce platonisme. Je condamne l’amour sans jouissance également que la jouissance sans amour. Je vous laisse maître de la conséquence.

— Aimer, et jouir, jouir et aimer tour à tour.

— Vous y êtes.

À cette conclusion elle ne put s’empêcher de rire, et le duc lui baisa la main. Lak duegna11, qui ne comprenait rien du français, écoutait l’opéra ; mais moi ! J’étais hors de moi-même. Celle qui parlait ainsi était une fille de dix-sept ans jolie comme un cœur. Le duc récita sur la jouissance, et les désirs une épigramme gaillarde de La Fontaine qu’on ne trouve que sur la première édition12, dont voici les quatre premiers vers :

— La jouissance et les désirs

Sont ce que l’homme a de plus rare,

Mais ce ne sont pas vrais plaisirs

Dès le moment qu’on les sépare.

J’ai dit que j’avais traduit l’épigramme avec les six vers suivants en italien, et en latin, et qu’en italien j’avais eu besoin de vingt vers pour dire ce que La Fontaine disait en dix ;l tandis que je disais tout en six dans ma traduction latine. D. Leonilda dit qu’elle était fâchée de ne pas savoir le latinm.

Dans le ton de la noble conversation napolitaine, la première marque d’amitié qu’un seigneur, ou une dame donne à quelqu’un nouvellement connu est le tutoyer. On est alors à son aise de part, et d’autre ; mais ce style n’exclut pas les égards qu’on se doit.

D. Leonilda me plongea dans l’admiration : si on n’en revient pas elle devient adoration, puis amour invincible.

[80r] L’opéra qui dura cinq heures parvint à sa fin sans que je m’aperçusse de sa longueur.

Après le départ de ce jeune prodige avec la duegna, le duc me dit que nous devions nous séparer à moins que je n’aimasse le jeu de hasard.

— Je ne le hais pas, quand je me trouve vis-à-vis de beaux joueurs.

— Fort bien. Viens donc avec moi. Tu te trouveras avec dix à douze de mes pareils à une banque de Pharaon, puis à un souper en ambigu13 ; mais c’est un secret, car le jeu est défendu. Je répondrai de toi.

Il me mène chez le duc de Monte-Leone au troisième étage, où après avoir traversé dix à douze chambres je me vois dans une où un banquier à mine douce taillait ayant devant lui en or, et en argent la valeur de trois ou quatre cents sequins14. Le duc me fait asseoir près de lui m’annonçant comme son ami. Je veux tirer ma bourse ; mais on me dit qu’on ne jouait là que sur la parole, et qu’on payait au bout de vingt-quatre heures. Le banquier me donne un livret15, et une corbeille où entre simples, et doubles il y avait mille marques. Je dis que chaque marque vaudrait un ducat de Naples16 : ça suffit. En moins de deux heures je perds toute ma corbeille, et je quitte.nPuis je soupe fort gaiement. Le souper consistait en un énorme plat de macaroni, et en dix ou douze autres plats de différents coquillages. Retournant à la maison, je n’ai jamais laissé le temps au duc de me faire le maudit compliment de condoléance sur ma perte. Je l’ai tenu délicieusement occupé lui parlant toujours de donna Leonilda.

Le lendemain de bonne heure le duc me fit dire que si je voulais aller baiser la main au roi avec lui, je devais m’habiller en gala17. J’ai mis un habit de velours ras18 couleur de rose brodé en paillettes d’or, et j’ai baisé la main du roi, toute malade d’engelures. Il avait alors neuf ans. Le prince de S. Nicandre19 l’a élevé comme il l’a su ; mais il est devenu monarque accompli affable, tolérant, juste, et généreux ; mais trop sans façons ; et dans un roi c’est un vrai défaut.

J’ai eu l’honneur de dîner à la droite de la duchesse, qui ayant regardé mon habit se crut obligée de me dire qu’elle n’en avait guère vu de plus galant. — C’est ainsi, madame, que je tâche de dérober ma personne à un trop rigoureux examen.

Elle sourit. Nous levant de table, le duc me fit descendre avec lui pour me conduire dans l’appartement de D. Lelio son oncle, qui se souvenait très bien de ma personne. J’ai baisé la main de ce vénérable vieillard, lui demandant pardon des fredaines de ma jeunesse. Il dit à son neveu qu’il y avait dix-huit ans qu’il m’avait élu pour son compagnon d’études, et il fut bien aise de m’entendre conter en bref toute l’histoire de mes vicissitudes de Rome chez le cardinal Acquaviva. Après une heure d’entretien il me pria d’aller le voir souvent.

oVers le soir le duc me dit que si je voulais aller à l’opéra bouffon aux Florentins20, je ferais plaisir à sa maîtresse allant la voir dans sa loge, et il m’en donna le numéro : il me dit qu’il viendrait me prendre vers la fin, et que nous souperions ensemble comme nous avions fait la veille.

Je n’ai pas eu besoin d’ordonner qu’on attelle. Un coupé était toujours dans la cour prêt à mes ordres.

Au théâtre des Florentins j’ai trouvé l’opéra commencé. J’entre dans la loge où était D. Leonilda ; et elle me reçoit avec ces paroles sucrées : Caro D. Giacomo je vous revois [81r] avec beaucoup de plaisir. Elle a jugé à propos de ne pas me tutoyer. La physionomie séduisante de cette fille ne me paraissait pas neuve ; mais je ne pouvais pas me rappeler celle qui m’en avait laissép l’impression. Leonilda était une beauté : ses cheveux étaient châtain-clair, couleur non suspecte ; et ses beaux yeux noirs écoutaient, et interrogeaient tout à la fois. Mais ce qui me ravissait, et que je trouvais tout nouveau était que quand elle contait elle parlait des mains, des coudes, des épaules, et souvent du menton. Sa langue ne lui suffisait pas à expliquer tout ce qu’elle voulait qu’on comprît.

Étant venus sur le propos de l’épigramme de La Fontaine, qui21 étant licencieux, je n’avais pas vouluq lui réciter tout entier, elle me dit qu’on n’en pouvait que rire.

— J’ai un cabinet, me dit-elle, que le duc m’a tapissé avec des cartes chinoises, qui représentent une quantité de postures dans lesquelles ces gens-là font l’amour. Nous y allons quelquefois, et je t’assure, qu’elles ne me causent la moindre sensation.

— Cela dérive, peut-être, d’un défaut de tempérament, car quand j’en vois de bien dessinées elles m’embrasent ; et je m’étonne qu’en les contemplant en compagnie du duc, l’envie ne vous vienne d’en réaliser quelques-unes.

— Nous n’avons l’un pour l’autre que des sentiments d’amitié.

— Le croira qui voudra.

— Je pourrais jurer qu’il est homme ; mais je ne pourrais pas jurer qu’il est capable de donner à une femme des marques d’une tendresse solide.

— Il a un fils.

— C’est vrai. Aussi ne peut-il aimer, à ce qu’il dit, que sa seule femme.

— C’est une fable, car vous êtes faite pour inspirer des désirs, et un homme qui vivrait avec vous devrait se tuer, si ses sens n’y répondaient pas.

— Je suis enchantée, caro D. Giacomo, d’apprendre que tu m’aimes ; mais ne restant à Naples que peu de jours, tu m’oublieras facilement.

— Que maudit soit le jeu, car nous passerions ensemble des soirées charmantes.

[81v] — Le duc m’a dit que tu as perdu fort noblement mille ducats. Tu es donc malheureux.

— Pas toujours ; mais quand je joue dans le jour même que je suis devenu amoureux, je suis sûr de perdre.

— Tu gagneras ce soir.

— C’est le jour de la déclaration, je perdrai encore.

— Ne joue donc pas.

— On dirait que j’ai peur de perdre, ou que je n’ai pas d’argent.

— J’espère donc que tu gagneras, et que tu m’en donneras la nouvelle chez moi demain matin. Tu peux y venir avec le duc.

Il arrive, et il me demande si l’opéra m’a plu. C’est elle qui lui répond que nous ne pouvons rendre aucun compte de l’opéra ; que nous avons toujours parlé d’amour. Elle le prie de me conduire chez elle le lendemain pour que je lui donne la nouvelle que j’ai gagné. Le duc lui répond que c’était son tour que ce serait lui qui taillerait ; mais qu’il me conduirait déjeuner avec elle soit que j’eusse perdu, soit que j’eusse gagné.

Nous partîmes, et nous allâmes au même endroit, où tous les joueurs assemblés attendaient mon duc. C’était une compagnie de douze, chacun à son tour faisait la banque. Ils prétendaient qu’en force de cela le jeu devenait égal. Cette idée m’a fait rire. Rien n’est si difficile à établir que l’égalité entre les joueurs.

Le duc de Matalone se met à sa place, tire sa bourse, et met en or, en argent, et en billets de banque deux mille ducats demandant excuse à la compagnie s’il doublait la banque en grâce de l’étranger. Je risque donc, ai-je alors dit, deux mille ducats aussi, et pas davantage, car on dit à Venise que le prudent joueur ne doit jamais perdre plus qu’il ne peut gagner. Chacune de mes marques donc vaudra deux ducats.

Disant cela je tire de ma poche dix billets de banque de cent ducats, et je les donne au banquier qui me les avait gagnés la veille. [82r] La guerre commence, et en moins de trois heures jouant sur une seule carte, et avec toute la prudence possible je perds toute ma corbeille. C’est fini. J’étais le maître de vingt-cinq mille ducats ; mais je m’étais expliqué que je ne perdrais pas davantage : j’ai eu honte à me dédire. Je fus dans toute ma vie très sensible à la perte ; mais toujours assez fort pour en dissimuler le chagrin : ma gaieté naturelle devenait double précisément parce qu’elle était forcée par l’art. Cela me gagna toujours le suffrage de toute la compagnie, et me rendit plus faciles les ressources.

J’ai soupé avec un excellent appétit, et mon esprit en effervescence inventa tant de choses à faire rire que je suis parvenu à dissiper toute la tristesse du duc de Matalone qui était au désespoir d’avoir gagné une si grosse somme à un étranger qu’il logeait, et qu’on pouvait croire qu’il ne l’eût accueilli que pour lui gagner son argent. Il était noble, magnifique, riche, généreux, et honnête homme.

Retournant à son palais, il n’osa pas me dire qu’il n’avait pas besoin d’argent, qu’il me laisserait prendre à le payer tant de temps que je voudrais : il eut avec raison peur de blesser ma délicatesse ; mais il ne put s’empêcher de m’écrire un petit billet allant se coucher dans lequel il me disait que si j’avais besoin de crédit au comptoir de son banquier, il répondrait pour moi de telle somme qui pourrait m’être nécessaire. Je lui ai répondu que je sentais toute la noblesse de son procédé, et que quand il m’arriverait d’avoir besoin d’argent j’accepterais son offre généreuse.

Le lendemain, je suis allé de bonne heure dans sa chambre l’embrasser, et lui faire souvenir que nous devions aller déjeuner chez sa belle maîtresse. Il se mit comme moi en chenille, et nous allâmes à pied à la fontaine Médine22 à une jolie maison où cet ange habitait.

Elle était encore au lit, non toute nue ; mais sur son séant, décente, charmante, belle comme le jour, en corset de basin23 lacé à larges rubans couleur de rose. Elle lisait le sopha de l’élégant Crébillon fils24. Le duc s’assit sur le lit à ses pieds, tandis que de bonne foi je me tenais debout comme stupide regardant sa physionomie enchanteresse qu’il me semblait de connaître, et même d’avoir aimée. C’était la première fois que je la voyais bien. Riant de me voir si distrait, elle me dit de m’asseoir sur un petit fauteuil qui était près de son chevet.

Le duc lui dit que j’étais très content d’avoir perdu deux mille ducats contre lui, car cette perte m’assurait qu’elle m’aimait.

— Caro il mio D. Giacomo : je suis fâchée de t’avoir dit que tu gagneras : tu aurais mieux fait à ne pas jouer : je t’aimerais de même, et tu aurais deux mille ducats de plus.

— Et moi de moins, dit le duc en riant.

— Mais je gagnerai ce soir, lui dis-je, charmante Leonilde, si tu m’accordes aujourd’hui quelque faveur. Sans cela je perdrai l’âme, et je mourrai en peu de jours à Naples.

— Pense donc, chère Leonilde, lui dit le duc, à accorder quelque douceur à mon ami.

— Je ne saurais.

Le duc lui dit qu’elle pourrait s’habiller, et venir déjeuner dans le cabinet chinois, et elle commença à s’en acquitter dans l’instant ni trop généreuse dans ce qu’elle nous laissait voir, ni trop avare dans ce qu’elle voulait nous cacher, moyen sûr d’embraser quelqu’un que le minois, l’esprit, et les manières ont déjà séduit. J’ai cependant vu sa belle gorge : ce fut un vol de ma part, mais que je n’aurais jamais pu faire, si elle ne me l’avait laissé faire. À mon tour j’ai fait semblant de n’avoir rien vu.

[83r] Dans la distraction qu’une femme se permet quand elle s’habille, elle nous soutint avec beaucoup d’esprit qu’une fille sage devait être plus avare de faveurs avec un homme qu’elle aimait qu’avec un autre qu’elle n’aimait pas par la raison toute simple qu’elle devait toujours craindre de perdre le premier, tandis qu’elle ne se souciait pas de conserver le second.

Je lui ai dit qu’à la longue il lui arriverait le contraire vis-à-vis de moi ; et elle me répondit que je me trompais.

Les cartes chinoises qui tapissaient le cabinet où nous allâmes déjeuner étaient admirables plus par le coloris, et le dessin que par l’action amoureuse qu’elles représentaient. Cela, dit le duc, ne me fait aucune sensation, et disant cela il nous fait voir son néant. Leonilde ne le regarde pas ; mais il me choqua : j’ai cependant dissimulé. Je suis, lui dis-je, dans votre même cas sans me soucier de vous en convaincre : le duc dit qu’il n’en croit rien, et il allonge une main : il trouve que je ne mens pas ; il s’étonne, et retirant sa main, il dit que je devais être impotent comme lui. Je me moque de la conséquence, et je lui dis que pour lui faire juger le contraire je n’avais besoin que de regarder les yeux de Leonilde : il la prie de regarder mes yeux, et pour lors elle se tourne, et elle me fixe : le duc allonge de nouveau sa main à l’endroit de la conviction, et il trouve qu’il a tort. Il veut découvrir ; mais je ne le permets pas : il poursuit à s’y tenir, il rit, je le laisse faire, je m’empare avec une douce fureur de la main de Leonilde sans détacher mes yeux des siens,r j’y colle dessus mes lèvres, et le duc retire sa main inondée criant, riant, et se levant pour aller chercher une serviette. Leonilde n’a rien vu ; mais le fou rire s’empare d’elle, comme de moi, et du duc. Petite partie délicieuse faite pour agacer l’amour toujours enfant, dont les jeux, et les ris sont le vrai nectar qui le rend immortel. Dans cette charmante partie nous outrepassâmes [83v] tous les trois certaines bornes, sachant cependant nous tenir dans des bornes. Nous la terminâmes par des embrassements, et les lèvres de Leonilde collées aux miennes me firent partir avec le duc abîmé dans l’ivresse de l’amour qui met l’esprit à la chaîne.

Chemin faisant, j’ai dit au duc que je ne verrais plus sa maîtresse à moins qu’il ne me la cède, me déclarant prêt à l’épouser, et à lui faire un douaire de cinq mille ducats. — Parle avec elle : je ne m’opposerai pas. Tu sauras d’elle-même ce qu’elle possède.

Je suis allé m’habiller, et au son de la cloche je suis descendu à dîner. La duchesse était en grande compagnie. Elle me dit avec un air de bonté qu’elle était fâchée de mon malheur.

— La fortune, madame, est journalière ; maiss la bonté que vous me témoignez doit me porter bonheur. Je gagnerai ce soir.

— J’en doute : tu lutteras ce soir contre Monteleone qui est très heureux.

Je me suis déterminé, songeant après dîner à mes affaires de jeu, à jouer argent comptant, premièrement pour ne pas m’exposer au risque dans une déroute de me déshonorer perdant sur la parole plus que je ne pourrais payer ; en second lieu pour délivrer le banquier de la crainte de me trouver en défaut à la troisième lessive25 ; et enfin espérant que ce changement de méthode fasse aussi changer ma fortune.

J’ai passét quatre heures à S. Charles dans la loge de Leonilde plus parée, et plus brillante que les jours précédents. Je lui ai dit que l’amour qu’elle m’avait inspiré était d’une espèce qui ne pouvait souffrir ni rivaux, ni délai, ni la moindre apparence d’une inconstance à venir.

— J’ai dit au duc que je suis prêt à t’épouser t’assignant un douaire de cinq mille ducats.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Que c’est à toi-même que je dois en faire la proposition, et qu’il n’y portera aucun obstacle.

— Et nous partirons ensemble.

— D’abord. Il n’y aura plus que la mort qui puisse nous séparer.

— Nous parlerons demain matin. Tu feras mon bonheur.

[84r] Le duc arrive : elle lui dit qu’il n’y avait plus question entre nous deux que d’un mariage.

— Le mariage, lui répondit-il, est l’affaire du monde à laquelle il faut penser le plus avant de la faire.

— Mais pas beaucoup, car tant qu’on y pense on ne se marie pas ; et d’ailleurs nous n’en avons pas le temps, car D. Giacomo doit partir.

— S’agissant d’un mariage, me dit-il, tu pourrais différer ton départ, ou revenir après avoir fiancéu ma chère Leonilde26.

— Ni différer, mon cher duc, ni retourner. Nous sommes déterminés, et si nous nous trompons, nous aurons tout le temps que nous voudrons de nous repentir.

Le duc rit ; il dit que nous en parlerions le lendemain, et nous allons à notre coterie, où nous trouvons devant une belle banque attentif à tailler le duc de Monteleone.

— J’ai du guignon, lui dis-je, à jouer sur la parole, ainsi j’espère que vous me permettrez de jouer argent comptant.

— Comme tu voudras, c’est égal. Je t’ai fait une banque de quatre mille ducats pour que tu puisses te refaire.

— Et je vous promets de l’enlever, ou d’en perdre quatre mille.

Disant cela, je tire de ma poche six mille ducats en papier27 comme toujours, j’en donne deux mille au duc de Matalone, et je commence à jouer à cent ducats. Après un très long combat, j’ai débanqué28, et le duc de Matalone étant parti, je suis retourné à son hôtel tout seul. Quand je lui ai donné le lendemain la bonne nouvelle, il m’embrassa, et il me conseilla de jouer toujours argent comptant. Un grand souper que la princesse de la Vale29 donnait était la cause que notre assemblée de joueurs ne se ferait pas ce jour-là. Nous allâmes donc donner le bonjour à D. Leonilda, différant à parler de notre mariage au lendemain, et nous passâmes le reste de la journée à voir les merveilles de la nature des environs de Naples. J’ai vu à ce grand [84v] souper la première noblesse de Naples, et une grande profusion.

Le lendemain matin le duc me dit que je pouvais aller tout seul chez sa maîtresse, où il viendrait plus tard, ayant des affaires, et j’y suis allé ; mais il n’est pas venu. Ce fut la cause que nous n’avons pu rien conclure sur l’article de notre mariage. J’ai passév deux heures tête-à-tête avec elle ; mais, dans l’obligation de me conformer à son goût, elle ne me trouva amoureux qu’en paroles. En la quittant je lui ai de nouveau juré qu’il ne dépendait que d’elle de partir avec moi liée par le mariage à ma destinée jusqu’à la mort.

Le duc me demanda en riant, si après avoir passéw toute la matinée tête-à-tête avec sa maîtresse, je me sentais encore l’envie de l’épouser.

— Plus que jamais. Que pensez-vous donc ?

— Rien. Et puisque la chose est ainsi, nous parlerons demain.

Le soir chez Monteleone je vois un banquier d’assez bonne mine avec beaucoup d’or devant lui : le duc me dit que c’était D. Marco Ottoboni. Il tenait les cartes dans sax gauche, et il tirait très bien la carte de la droite ; mais il tenait le jeu si serré dans sa main que je ne le voyais pas. Je prends le parti de jouer au ducat. Avec un malheur décidé je ne perdais après cinq à six tailles que dix-huit à vingt ducats. Ce banquier me demande noblement par quelle raison je jouais contre lui si petit jeu. — Parce que, lui répondis-je, quand je ne vois pas au moins la moitié du jeu de cartes, j’ai peur de perdre.

Dans la nuit suivante j’ai débanqué le prince du Cassaro fort aimable, et fort riche, qui me demanda sa revanche m’invitant à souper à une jolie maison qu’il avait à Posilipo30, où il vivait avec une virtuosa, dont il était devenu [85r] amoureux à Palerme. Il y invita aussi le duc de Matalone, et trois ou quatre autres. Je n’ai taillé à Naples que cette seule fois. Je lui ai fait une banque de six mille ducats, après l’avoir averti qu’étant à la veille de mon départ je ne jouais qu’argent comptant. Il perdit dix mille ducats31, et il ne quitta que parce qu’il n’avait plus d’argent. Tout le monde défila32, et j’aurais fini aussi, si la maîtresse du prince, qui jouait sur la parole après avoir perdu trente ou quarante onces33 ne se fût trouvée marquée d’une centaine. J’ai poursuivi à tailler espérant qu’elle se referait ; mais j’ai à la fin mis bas les cartes à deux heures du matin lui disant qu’elle me payerait à Rome.

Ne voulant absolument quitter Naples sans avoir vu Caserta34, et D. Leonilda ayant la même envie, le duc nous y envoya dans une voiture fort commode sous l’attelage de six mules, dont le trot surpassait en vitesse le galop des chevaux. Dans ce voyage j’ai entendu la voix de sa gouvernante.

Ce fut le lendemain de ce voyage, que dans un entretien de deux heures nous établîmes notre mariage.

Leonilda que tu vois, me dit le duc, a sa mère qui vit dans une terre peu éloignée de cette ville de six cents ducats par an35 que je lui ai assurée pour toute sa vie ayant faity l’acquisition d’une campagne que son mari lui a laissée ; mais Leonilda ne dépend pas d’elle. Elle me l’a cédée il y a sept ans, et je lui ai d’abord fait une rente viagère de cinq cents ducats qu’elle te portera en dot avec tous ses diamants, et une belle garde-robe. Sa mère l’a entièrement abandonnée à ma tendresse, et à la parole d’honneur que je lui ai donnée de lui procurer un mariage avantageux. Je l’ai faite instruire, et ayant connu son goût, je l’ai cultivée, la délivrant de tous les préjugés, excepté celui qui met une fille dans le devoir de se garder pour celui que le ciel lui a destiné pour mari ; et tu peux être certain que tu seras le premier homme que ma chère Leonilda serrera contre son sein.

Je lui ai dit d’instrumenter36 sa dot, et d’y ajouter cinq mille ducats de regno37, que je lui compterais à la signature du contrat de mariage : il me dit qu’il les prendrait lui-même sous l’hypothèque d’une maison de campagne qui valait le double, et se tournant vers Leonilde qui pleurait de plaisir, il lui dit qu’il enverrait prendre sa mère qui serait enchantée de signer le contrat de ses noces.

Cette mère vivait à S.te Agate en famille avec le marquis Galiani38. C’était à une journée de Naples. Il dit qu’il lui enverrait la voiture le lendemain, et que le surlendemain nous souperions ensemble, que dans le jour suivant nous finirions tout avec le notaire, que nous irions tout de suite à la petite église à Portici, où un prêtre nous marierait faisant son affaire de la dispense des publications. Le lendemain du mariage la mère retournerait à S.te Agate avec nous, où nous dînerions avec elle, et nous poursuivrions notre voyage accompagnés par sa bénédiction.

À cette conclusion j’ai frissonné, puis j’ai ri ; mais Leonilde avec tout son esprit tomba évanouie entre les bras du duc, qui la rappela à la vie la nommant sa chère fille, et l’embrassant à reprises. À la fin de la scène nous essuyâmes tous les trois nos larmes.

Depuis ce jour je n’ai plus joué. J’avais gagné quinze mille ducats, je me regardais comme marié : je devais adopter un système de sagesse.

[86r] Le lendemain soupant avec Leonilde, et le duc après l’opéra de S. Charles :

— Que dira ma mère, me dit-elle, demain au soir quand elle te verra ?

— Elle dira que tu as faitz une sottise épousant un étranger que tu ne connais que depuis huit jours. Lui as-tu écrit mon nom, ma patrie, mon état, mon âge ?

— Voici les trois lignes que je lui ai écrites. Venez d’abord, ma bonne maman, signer mon contrat de mariage avec un homme que je reçois des mains de monsieur le duc, et avec lequel je partirai lundi pour Rome.

— Voici aussi mes trois lignes, dit le duc. Viens d’abord, ma chère amie, signer le contrat de mariage, et donner ta bénédiction à ta fille, qui sagement s’est choisi un mari qui pourrait être son père.

— Ce n’est pas vrai, dit Leonilde venant entre mes bras ; elle te croira vieux, et j’en suis fâchée.

— Est-ce que ta mère est vieille ?

— Sa mère, me dit le duc, est une femme charmante, et remplie d’esprit qui n’a que trente-sept à trente-huit ans.

— Que fait-elle chez Galiani ?

— Étant amie intime de la marquise, elle vit avec sa famille ; mais payant sa pension.

Le lendemain ayant besoin de finir plusieurs petites affaires, et d’aller chez le banquier pour lui remettre tous les billets de banque, et prendre sa traite sur Rome, cinq mille ducats exceptés, que je devais débourser à la signature du contrat, j’ai dit au duc de m’attendre vers l’heure du souper chez Leonilde.

J’entre à huit heures dans la chambre où ils étaient debout le dos tourné à la cheminée le duc entre la mère, et la fille. — Oh ! Le voilà.

Je regarde d’abord cette mère qui à mon apparition fait un cri perçant, et se laisse tomber assise sur le sopha. Je la fixe, [86v] et je vois Donna Lucrezia Castelli39.

— Donna Lucrezia ! lui dis-je, que je suis heureux !

— Reprenons un peu haleine, mon cher ami. Asseyez-vous ici. Vous allez épouser ma fille.

Je m’assieds, j’entends tout ; mes cheveux se dressent, et je tombe dans le plus morne silence. Les étonnés étaient Leonilde, et le duc : ils comprenaient que nous nous connaissions ; mais ils ne pouvaient pas aller au-delà. Je pense à l’époque, et à l’âge de Leonilde, et je vois qu’elle pouvait être ma fille ; mais je pensais que D. Lucrezia ne pouvait pas en être sûre, puisqu’elle vivait avec son mari, qui n’avait pas encore cinquante ans, et qui l’aimait. Je me lève, je prends un flambeau, et demandant pardon au duc, et à Leonilde, je prie la mère de passer avec moi dans l’autre chambre.

À peine assise près de moi, cette femme, que j’avais tant aimée à Rome, me dit :

— Leonilde est votre fille40, j’en suis sûre ; je ne l’ai jamais regardée que comme telle, mon mari même le savait, il n’en était pas fâché, il l’adorait. Je vous montrerai son extrait baptistaire, et après avoir vu le jour de sa naissance, vous compterez. Mon mari à Rome ne m’a jamais touchée, et ma fille n’est pas née avant terme. Vous souvenez-vous que feu ma mère doit vous avoir lu une lettre dans laquelle je lui écrivais que j’étais grosse ? C’était dans le mois de Janvier de l’année 1744. Dans six mois elle aura dix-sept ans. Ce fut mon cher mari même qui lui donna aux fonts du baptême le nom de Leonilde Jacomine, et quand il badinait avec elle il l’appelait toujours Jacomine. Ce mariage, mon cher ami, me fait horreur, et vous sentez que je ne m’y opposerai pas, car je n’oserais pas en dire la raison. Que pensez-vous ? Aurez-vous actuellement le courage de l’épouser ? Vous hésitez. Auriez-vous déjà consommé le mariage avant de le faire ?

— Non ma chère amie.

— Je respire.

— Elle n’a aucun de mes traits sur sa figure.

— C’est vrai. C’est à moi qu’elle ressemble. [87r] Tu pleures, cher ami.

— Qui ne pleurerait ! Je vais de l’autre côté, et je t’enverrai le duc. Tu sens qu’il faut lui faire savoir tout.

J’entre, et je lui dis d’aller parler à D. Lucrezia. La tendre Leonilde toute effrayée vient s’asseoir sur moi, et me demande de quoi il s’agissait. L’angoisse m’empêche de lui répondre, elle m’embrasse en tremblant, et elle verse des larmes avec moi. Nous restâmes là taciturnes une demi-heure jusqu’à la rentrée du duc, et de D. Lucrezia qui seule de nous quatre avait pris un maintien de raison.

— Mais ma chère fille, dit-elle à Leonilde, tu dois devenir à part de ce désagréable mystère41 ; et c’est de ta mère même que tu dois l’apprendre. Te souviens-tu quel nom te donnait souvent feu mon mari quand te tenant entre ses bras il te caressait ?

— Il m’appelait charmante Jacomine.

— C’est le nom de l’homme que voici. C’est ton père. Va l’embrasser comme fille, et s’il a été ton amant, oublie ton crime.

Ce fut dans ce moment-là que le grand pathétique de la tragédie nous émut42. Leonilde court embrasser les genoux de sa mère, et lui dit en dépit des sanglots qui l’étouffaient : Je ne l’ai jamais aimé qu’en fille.

La scène alors devint muette, sinon que le son des pleurs, et des baisers de ces deux excellentes créatures l’animaitaa, tandis que le duc, et moi, présents, et intéressés au suprême degré à ce spectacle, ressemblions à deux statues de marbre.

Nous restâmes trois heures à table toujours tristes, toujours dialoguant, et allant de réflexions en réflexions sur cette plus malheureuse qu’heureuse reconnaissance, et nous nous séparâmes à minuit sans savoir que nous n’avions rien mangé.

Nous savions que nous parlerions le lendemain à dîner de cette aventure de sang rassis43, et avec plus de bon sens ; nous étions sûrs que rien ne nous empêcherait de prendre le plus sage parti, et sans nulle difficulté, car il n’y en avait qu’un.

Le duc, chemin faisant parla tout seul faisant une quantité de réflexions sur tout ce qu’en philosophie morale on peut appeler préjugé. Que l’union d’un père avec sa fille soit quelque chose d’horrible en nature, il n’y aura pas de philosophe qui ose le dire ; mais le préjugé est si fort qu’il faut avoir un esprit entièrement dépravé pour le fouler aux pieds. Il est le fruit d’un respect aux lois qu’une bonne éducation a insinué dans une belle âme, et défini ainsi, il n’est plus préjugé ; il est devoir.

Ce devoir peut aussi être considéré comme naturel en ce que la nature nous excite à accorder à ceux que nous aimons les mêmes biens que nous désirons à nous-mêmes. Il semble que ce qui convient le plus à la réciprocité de l’amour soit l’égalité en tout, en âge, en condition, en caractère, et au premier aspect on ne trouve pas cette égalité entre le père, et la fille. Le respect qu’elle doit avoir pour celui qui lui a donné l’être met un obstacle à l’espèce de tendresse qu’elle doit sentir pour un amant. Si le père s’empare de sa fille en force de son autorité paternelle il exerce une tyrannie que la nature doit abhorrer. L’amour naturel au bon ordreab fait aussi que la raison trouve monstrueuse une pareille union. On ne saurait trouver dans la descendance que la confusion, et l’insubordination : cette union enfin est abominable dans tous les aspects ; mais elle ne l’est plus quand les deux individus s’aiment, et ne savent rien que des raisons étrangères à leur tendresse mutuelle devraient les empêcher de s’aimer, et les incestes sujets éternels des tragédies grecques au lieu de me faire pleurer me font rire, et si je pleure à Phedra c’est l’art de Racine qui en est la cause.

[88r] Je suis allé me coucher ; mais je n’ai pas pu dormir. Le passage soudain que je devais faire de l’amour charnel au paternel mettait toutes mes facultés morales, et physiques dans la plus grande détresse. J’ai dormi deux heures après m’être déterminé à partir le lendemain.

À mon réveil, trouvant fort sage le parti que j’avais pris, je vais le communiquer au duc qui était encore au lit. Il me répond que tout le monde savait que j’étais à la veille de mon départ, et que ce précipice44 serait mal interprété. Il me conseille à prendre un bouillon avec lui, et à regarder comme une plaisanterie le projet de ce mariage. Nous passerons, me dit-il, ces trois ou quatre jours gaiement, et nous nous servirons de notre esprit pour ôter de cette affaire tout ce qu’elle a de lugubre, lui donnant même une teinture comique. Je te conseille à renouveler tes amours avec D. Lucrezia. Tu dois l’avoir trouvée comme elle était il y a dix-huit ans : il est impossible qu’elle ait été mieux.

Cette petite remontrance me met à la raison. Celui d’oublier le projet de mariage était le vrai parti que je devais prendre ; mais j’étais amoureux, et l’objet de l’amour n’est pas comme une marchandise à laquelle il est facile, quand on ne peut pas l’avoir, d’en substituer une autre.

Nous allâmes donc chez Leonilde ensemble, le duc dans son assiette ordinaire ; mais moi pâle, défait, le vrai portrait de la tristesse. Ce qui d’abord me surprend est de trouver la gaieté. Leonilde me saute au cou m’appelant son cher papa, sa mère me nomme son cher ami, et elle arrête mes yeux, et mon âme sur sa figure sur laquelle dix-huit ans n’avaient eu la forceac d’endommager aucun trait.

[88v] Nous faisions scène muette, nous embrassant à reprise, et avec des intervalles : Leonilde me donne, et reçoit tous les baisers imaginables sans s’embarrasser des désirs qu’ils pouvaient nous inspirer : il lui suffisait d’être sûre que sachant qui nous étions nous saurions y résister. Elle avait raison. On s’accoutume à tout. Ce fut la honte qui dissipa ma tristesse.

Je conte à D. Lucrezia l’étrange accueil que sa sœur m’avait fait à Rome45, et le rire commence : nous nous rappelons la nuit de Tivoli, et ces images rappelées nous attendrissent. Après un court silence je lui dis que si elle voulait venir à Rome avec moi pour nulle autre raison que pour faire une visite à D. Angelica, je m’engageais à la reconduire à Naples au commencement du carême46. Elle me promet une réponse dans le jour suivant.

Dînant entr’elle et Leonilde, et en devoir d’oublier celle-ci, il n’est pas surprenant que tout mon ancien feu se soit rallumé. Soit la gaieté de ses propos, soit le besoin que j’avais d’aimer, soit l’excellence des mets, et des vins je me suis trouvé au dessert si amoureux que je lui ai proposéad ma main. Je t’épouse, lui dis-je, et nous partirons lundi tous les trois, car d’abord que Leonilde est ma fille, je ne peux pas la laisser à Naples. À cette proposition mes trois convives s’entreregardèrent, et personne ne me répondit.

Après le dîner, surpris par un fort sommeil j’ai dû aller me jeter sur le lit, où je ne me suis réveillé qu’à huit heures étonné de ne voir que Donna Lugrezia qui écrivait. Elle vient à moi, elle me dit que j’avais dormi cinq heures, et qu’elle n’était pas allée à l’opéra avec sa fille, et le duc pour ne pas me laisser seul.

[89r] Le ressouvenir d’une ancienne tendresse vis-à-vis d’une femme adorable la réveille, les désirs renaissent, et la force avec laquelle ils se renouvellent est sans bornes. Si les deux objets s’aiment encore l’un va au-devant de l’autre, il leur semble de rentrer en possession d’un bien qui leur appartient, dont des cruelles combinaisons leur en a défendu pour longtemps la jouissance. Tels nous devînmes dans un instant sans aucun préambule, point de vains discours, point de préliminaires, point même de fausses attaques, où l’un des deux doit nécessairement mentir. Plongés dans la douceur d’unae riant silence nous nous abandonnâmes au vrai, et seul auteur de la nature, à l’amour.

Je fus le premier à rompre le silence dans le premier entracte. Si l’homme a l’esprit plaisant, peut-il l’avoir différent dans le charmant repos qui va à la suite d’une victoire amoureuse ? Me voilà de nouveau, lui dis-je, dans ce charmant pays, qui au bruit des coups de fusil, et des tambours m’a abîmé47 la première fois que j’ai osé le parcourir à l’obscur.

Elle dut rire, et la mémoire se mettant de la partie nous rappelâmes tour à tour tout ce qui nous était arrivé à Testaccio, à Frascati, à Tivoli. Nous ne faisions cette revue que pour rire, mais qu’est-ce que les sujets de rire que deux amants tête-à-tête se procurent sinon un prétexte pour renouveleraf la fête de l’amour ?

À la fin du second acte, dans l’enthousiasme que l’amour heureux, et satisfait laisse à l’âme :

— Soyons, lui dis-je, l’un à l’autre jusqu’à la mort : assurons-nous ainsi de mourir heureux : nous avons le même âge, et nous pouvons encore espérer de mourir dans le même temps.

— C’est mon vœu ; mais reste à Naples, et laisse Leonilde au duc. Nous vivrons en société, nous lui trouverons un époux digne d’elle, et notre bonheur sera parfait.

— Je ne peux pas, ma [89v] chère amie, m’établir à Naples. Ta fille était prête à partir avec moi.

— Dis donc notre fille. Je vois que tu voudrais n’être pas son père. Tu l’aimes.

— Hélas ! Je suis bien sûr que ma passion se tairait tant que je pourrais vivre avec toi ; mais je ne réponds de rien, si tu n’y étais pas. Je ne pourrais que m’enfuir. Elle est charmante, et son esprit me séduit plus encore que sa beauté. Étant sûr qu’elle m’aimait, je n’ai suspendu l’entreprise de la séduire que par crainte de me rendre suspect. Cet alarme48 de sa part aurait pu diminuer sa tendresse. J’aspirais à son estime, je ne voulais pas troubler sa candeur. Je ne voulais la posséder que légitimement et avec un droit égal au sien. Nous avons, ma chère amie, créé un ange. Je ne peux pas concevoir comment le duc…..

— Le duc est nul. Conçois actuellement tout.

— Comment nul ? Il a un fils.

— Il est nul te dis-je.

— Mais….

— Mais. Il est nul, et il sait qu’il l’est.

— Laisse que je te voie comme à Tivoli.

— Non ; car une voiture s’arrête.

Quel éclat de rire de Leonilde voyant sa mère entre mes bras ! Elle nous donna cent baisers. Le duc vint un moment après, et nous soupâmes très gaiement. Il me trouva le plus heureux des mortels quand je lui ai dit que je passeraisag la nuit avec ma femme et ma fille en tout honneur, et il avait raison : je l’étais dans ce temps-là. — Quand’ero in parte altr’uom da quel ch’io sono [Quand j’étais en partie autre homme que ne suis]49.

Après son départ, c’est Leonilde qui déshabille sa mère, tandis qu’après avoir enveloppéah mes cheveux dans un mouchoir, je jetais mes habits au milieu de la chambre. Elle dit à sa fille de se coucher près d’elle :

— Ton père, lui dit-elle, ne s’occupera que de ta mère.

— Et moi de l’un et de l’autre, répond Leonilde ; et de l’autre côté du lit, elle se déshabille entièrement, et se couche près d’elle, disant qu’en qualité de père je devais être le maître de voir tout mon ouvrage. Sa mère en est vaine, elle l’admire, et elle jouit voyant que je la reconnaissais pour belle. Il lui suffit de se voir au milieu, et que ce ne fût que sur elle que j’éteignisseai le feu, dont elle me voyait brûler. [90r] La curiosité de Leonilde me ravissait l’âme. C’est donc comme ça, me disait-elle, que tu as fait, il y a dix-huit ans, quand tu m’as engendrée ? Mais voilà le moment qui mène Lucrèce à la mort d’amour précisément dans l’instant, où pour la ménager je me crois en devoir de me retirer. Leonilde émue à pitié aide d’une main le passage à la petite âme de sa mère, et de l’autre elle met un mouchoir blanc sous son père qui se distillait.

Lucrèce, reconnaissante aux tendres soins de sa fille, me tourne le dos, la serre entre ses bras, lui donne cent baisers, puis se retournant vers moi elle me dit d’un ton pathétique :

— Tiens, regarde-la bien, c’est sans tache, touches-y même si tu veux, rien n’est endommagé ; elle est comme je l’ai faite.

— Oui, me dit Leonilde riante, regarde-moi, et baise maman.

Hélas ! J’aimais cette maman : sans cela rien n’aurait pu la garantir de ma fureur. La guerre alors recommença et ne cessa que lorsque nous nous endormîmes.

Ce qui nous réveilla furent les rayons du Soleil. — Va donc tirer le rideau, ma chère fille, lui dit sa mère.

Leonilde alors obéissante, nue comme la main, va tirer le rideau, et m’étale des beautés que quand on aime on n’a jamais assez vues. Hélas ! retournant au lit, elle laisse que je couvre de mes baisers tout ce que je voyais ; mais d’abord qu’elle me voit sur la porte du précipice elle s’escamote, et elle me donne à sa mère qui me reçoit à bras ouverts, et qui impérieusement m’ordonne de lui faire impitoyablement une autre Leonilde. À la fin du combat, qui fut fort long, j’ai cru de l’avoir obéi ; mais mon sang, qui se montra à ses yeux dans ma défaillance, la laissa dans le doute. Tu m’as accoutumée, me dit-elle, à cet effrayant phénomène.

Après avoir assuréaj l’innocente Leonilde que ce n’était rien, nous nous habillâmes, et le duc de Matalone arriva.

[90v] Leonilde fut celle qui lui fit la description de tous nos travaux nocturnes. Dans la misère de sa nullité il dut se féliciter de s’en être trouvé absent.

Déterminé à partir le lendemain pour me trouver à Rome à temps de jouir des derniers huit jours du carnaval50, j’ai adressé mes instances au duc pour m’assurer qu’un don que j’avais décidé de faire à Leonilde ne serait pas refusé. C’était le douaire de cinq mille ducats que je lui aurais fait si elle avait pu être ma femme. Le duc a décidé qu’à plus forte raison, étant ma fille, elle devait accepter cette somme à titre de dot. Elle l’a reçue m’accablant de caresses, et me faisant promettre que je retournerais à Naples pour la voir quand je saurais qu’elle était mariée. Je lui ai promis, et je lui ai tenu parole.ak

Ayant décidé de partir le lendemain, le duc voulut que je visse toute la noblesse de Naples dans son palais à un grand souper dans le goût de celui que j’avais vu chez la princesse de la Vale Picolomini. Par conséquent il me laissaal avec ma fille me disant que nous nous reverrions au souper. Nous dînâmes ensemble, et nous passâmes tout le reste du jour nous tenant dans les bornes prescrites à un père, et à une fille. La forte saignée de la nuit passée y a peut-être contribué de ma part. Nous ne nous sommes embrassés que dans le moment extrême de la séparation, à laquelle la mère fut aussi sensible que la fille.

Je suis allé m’habiller pour aller au souper. Quand j’ai pris congé de la duchesse voici les paroles qu’elle me dit. Je suis sûre que vous ressentirez du plaisir toutes les fois que vous vous souviendrez de Naples. Personne ne pouvait en douter. Après avoir été généreux avec la cour du duc, je suis parti comme j’étais arrivé. Ce seigneur, qui est mort trois ou quatre ans après, m’accompagna jusqu’à la portière de ma voiture.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer