Mémoire de Casanova partie 2

Chapitre X

Mon frère l’abbé. Je m’empare de sa maîtresse. Mon départ de Gênes. Le prince de Monaco. Ma nièce tendre. J’arrive à Antibe

Le mardi saint au matin, Clairmont me dit qu’un abbé étranger, qui ne voulait pas dire son nom, désirait de me parler. Annette était allée servir sa maîtresse. J’avais invité à dîner ce jour-là Rosalie, toute sa famille, et ses amis.

Je sors de ma chambre en bonnet de nuit pour voir qui était cetb abbé. Je vois une figure qui me saute au cou, et m’embrasse fort. La chambre était sombre. Je l’approche de la fenêtre, et je vois le cadet de tous mes frères que j’avais toujours méprisé, que je n’avais vu depuis dix ans, et qui m’intéressait si peu que je ne m’informais pas même de son existence dans le commerce épistolaire que je tenais avec Messieurs de Bragadin, Dandolo, et Barbaro.

D’abord que ses sots embrassements cessèrent, je lui ai demandé froidement par quelle aventure il était à Gênes dans l’état pitoyable où je le voyais, car il était sale, dégoûtant, et dépenaillé : il n’avait pour lui que la jolie figure, des beaux cheveux, des belles couleurs, et l’âge de vingt-neuf ans. Il était né, comme Maomet, trois mois après la mort de mon père1.

— Si je dois, mon cher frère, vous dire toute l’histoire de mes malheurs, elle sera longue. Entrons donc dans votre chambre, et je vous conterai tout dans la plus grande vérité.

— Réponds auparavant à toutes mes demandes. Depuis quand es-tu ici ?

— Depuis hier au soir.

— Qui t’a dit que je suis ici ?

— Le comte AB à Milan.

— Qui t’a dit que le comte me connaissait ?

— J’ai lu il y a un mois à Venise sur la table de M. de Bragadin une lettre qu’il vous [119v] écrivait adressée à la maison de ce comte.

— Lui as-tu dit que tu es mon frère ?

— J’ai dû en convenir quand il m’a dit que je vous ressemble.

— Il t’a trompé : tu es bête dans l’âme.

— Il m’a invité à dîner.

— Ainsi déguenillé. Tu m’as fait beaucoup d’honneur.

— Il m’a donné quatre sequins sans quoi je n’aurais jamais pu venir ici.

— Il a fait une bêtise. Tu demandes l’aumône. Pourquoi as-tu quitté Venise, et que veux-tu de moi ? Je ne sais que faire de toi.

— Ah ! Je te prie de ne pas me mettre au désespoir, car en vérité je suis capable de me tuer.

— Je n’en crois rien ; mais pourquoi as-tu quitté Venise où avec ta messe, et tes sermons tu vivais.

— C’est ici le grand point de mon histoire. Entrons.

— Point du tout. Attends-moi ici. Nous irons quelque part où tu me conteras tout ce que tu voudras. Prends garde à ne pas dire à mes gens que tu es mon frère, car j’en suis honteux.

Je vais vite me mettre en frac2, et je lui dis de me mener à son auberge.

— Je dois vous prévenir qu’à mon auberge je suis en compagnie, et que je ne peux vous parler que tête-à-tête.

— En compagnie de qui ?

— Je vous le dirai. Allons dans quelque café.

— Mais quelle est cette compagnie ; c’est bientôt dit. Est-ce des voleurs ? Tu soupires ?

— C’est une fille.

— Une fille ? Tu es prêtre.

— Aveuglé par l’amour, séduit moi-même, je l’ai séduite. Je lui ai promis de l’épouser à Genève : et il est certain que je n’oserais plus retourner à Venise, car je l’ai enlevée de la maison de son père.

— Qu’aurais-tu fait à Genève ? On ne t’aurait gardé que trois jours, puis on t’aurait chassé. Allons à ton auberge ; je veux voir cette fille que tu as trompée. Tu me parleras tête-à-tête après.

Je m’achemine à l’auberge qu’il m’avait nomméec ; il est obligé de me suivre ; j’entre ; et pour lors il me précède, et il monte au troisième, où je vois dans un vilain gîte une fille très jeune, grande taille, brune, jolie, piquante, l’air fier, et point du tout embarrassé, qui sans me saluer me demande, si je suis le frère de ce menteur qui l’avait trompée. Je lui réponds qu’oui. — Faites donc l’action honnête, et charitable de m’envoyer à Venise, car je ne veux plus rester avec ce coquin que j’ai écouté comme un imbécile3, et qui m’a conté des fables qui m’ont fait tourner la cervelle. Il devait vous trouver à Milan, où vous deviez lui donner de l’argent pour aller à Genève en poste, où il m’a dit que les prêtres se marient se faisant réformés. Il m’a dit que vous l’attendiez, et vous n’y étiez pas. Il a trouvé de l’argent, je ne sais pas comment, et il m’a menée ici. Dieu soit loué qu’il vous a trouvé, car sans cela je serais partie demain à pied, et demandant l’aumône. Je n’ai plus que la chemise que j’ai sur le corps. Il a vendu à Bergame les trois autres que j’avais, après avoir vendu à Vérone, et à Bresse la malle, et tout ce que j’y avais dedans. Il m’a fait devenir folle. Il m’a fait croire que le monde hors de Venise était un paradis : j’en suis devenued curieuse, et j’ai quittée ma maison : j’ai trouvé qu’on n’est nulle part si bien comme chez nous. Que maudit soit le moment que j’ai connu cet imposteur. C’est un gueux qui parle toujours comme il prêche. Il voulait coucher avec moi d’abord que nous arrivâmes à Padoue ; mais je n’ai pas été si sotte. Je voulais auparavant voir ce mariage de Genève. Voici l’écriture qu’il m’a faite. Je vous en fais présent ; [120v] mais si vous avez une bonne âme envoyez-moi à Venise sans que je sois forcée d’y aller à pied.

J’ai écouté toute cette tirade debout, et dans un vrai étonnement. Ce qui donnait à cette scène tragique une teinture comique était mon frère qui se tenant assis avec sa tête entre ses mains dut écouter toute cette cruelle histoire. Sans les soupirs qu’il poussait de temps en temps j’aurais cru qu’il dormait.

Cette triste aventure m’a singulièrement affecté. J’ai d’abord vu que je devais avoir soin de cette fille, et défaire ce nœud mal assorti, la renvoyant entre des mains sûres à sa patrie, qu’elle n’aurait peut-être pas quittée, si elle n’eût eu confiance en moi, comme mon frère avait voulu lui en inspirer. Le caractère de cette fille tout à fait vénitien me frappa plus encore que ses charmes : sa franchise, sa juste indignation, le retour sur elle-même, son courage me plurent : elle ne m’avait pas prié de la renvoyer chez elle ; mais elle m’avait convaincu qu’en honneur je ne pouvais pas l’abandonner. Je ne pouvais pas douter de la vérité de son récit, puisque mon frère présent avait toujours gardé le silence du vrai coupable. La pitié qu’il pouvait me faire ne pouvait qu’être accompagnée du mépris.

Après un trop long silence, je lui ai promis de l’envoyer à Venise accompagnée d’une honnête femmef dans le carrosse qui partait de Gênes toutes les semaines.

— Mais vous serez à plaindre, lui dis-je, si vous retournez chez vous étant grosse.

— Grosse ? Ne vous ai-je pas dit qu’il devait m’épouser à Genève ?

— Malgré cela….

— Quoi ? malgré cela. Apprenez que je n’ai jamais consenti au moindre de ses désirs.

— Souvenez-vous, lui dit mon frère d’une voix plaintive, du serment que vous m’avez fait d’être toujours à moi. Vous l’avez prononcé devant un Crucifix.

Disant ces paroles qui reprochaient à la fille un manque de foi, il s’était levé ; mais bien loin de lui en imposer, elle lui sangla un soufflet à main renversée des mieux conditionnés4. Je m’attendais à un petit combat que je n’aurais pas empêché ; mais point du tout. L’abbé humble, et doux se tourna vers la fenêtre élevant ses yeux au ciel, puis il versa des larmes.

— Vous êtes un méchant diable, lui dis-je, ma belle demoiselle. Celui que vous traitez comme ça est un homme qui est malheureux parce que vous l’avez rendu amoureux.

— Tout ce que je sais c’est qu’il m’a fait devenir folle, et que je ne lui pardonnerai que lorsque je ne le verrai plus. Ce n’est pas le premier soufflet que je lui ai donné : j’ai commencé à Padoue.

— Vous êtes excommuniée, lui dit-il, car je suis prêtre.

— Je t’en donnerai d’autres.

— Vous ne lui en donnerez plus, lui dis-je. Prenez votre paquet, et venez avec moi.

— Où la conduisez-vous ?, me dit l’amoureux.

— Chez moi, et tais-toi. Tiens. Voilà vingt sequins, que je te donne, pour que tu ailles d’abord t’acheter un habit,g une redingote, et des chemises. Tu dois te tenir logé ici. Demain matin je viendrai te parler. Donne aux pauvres tes haillons, et remercie Dieu de m’avoir trouvé. Allons mademoiselle, je vais vous faire porter chez moi, car Gênes ne doit pas vous voir en ma compagnie, surtout sachant que vous êtes arrivée ici avec un prêtre. Je dois détruire ce scandale. Je vous consignerai à mon hôtesse, gardez-vous de lui conter cette vilaine histoire. Je vous ferai d’abord habiller proprement.

— Allons. Dieu soit loué.

Pétrifié par les vingt sequins, il nous laissa aller sans prononcer un seul mot. J’ai d’abord chargéh mon hôtesse de lui acheter une robe, des chemises, des bas, des souliers, et tout ce qui [121v] pouvait lui être nécessaire. J’étais fort curieux de voir ce que cette fille deviendrait, lorsqu’elle se verrait en état de tranquillité. J’ai avertii Annette qu’une fille qui m’était recommandée mangerait, et coucherait avec elle, et devant recevoir belle et nombreuse compagnie je suis allé m’habiller. Je me suis cru en devoir d’informer ma nièce de toute cette histoire pour l’empêcher de porter sur moi un jugement sinistre. Elle trouva que je n’aurais pas pu faire une plus belle action, et elle devint fort curieuse de voir la fille aussi bien que mon frère ; qu’elle trouva beaucoup plus à plaindre. Je lui ai fait présent d’une robe de Calencar5 fond couleur de cane à gros bouquets qui lui allait à merveille. Elle était l’objet de mon admiration tant par rapport à sa conduite vis-à-vis de moi, qu’à la façon dont elle traitait le jeune homme qui était déjà amoureux d’elle à la perdition. Elle le voyait tous les jours ou chez moi ou chez Rosalie. Il lui écrivit sans aucun détour en style de négociant que tout étant bien assorti entr’elle et lui,j âge, condition, et aisance rien ne pourrait l’empêcher d’aller à Marseille la demander à son père qu’une antipathie de sa part envers sa personne. Il la priait de s’expliquer. Quand elle me montra cette lettre me demandant mon conseil, je lui ai fait compliment. Je lui ai dit qu’à sa place je ne mépriserais pas ce parti, si M. N. N. lui plaisait. Elle me répondit que rien ne lui déplaisait dans le jeune homme, et que Rosalie était de mon avis.

— Dites-lui donc de bouche que vous l’attendrez à Marseille, et qu’il peut être sûr de votre consentement.

— Je le lui dirai demain.

Me levant de table, je suis allé voir Annette qui dînait dans la chambre de ma nièce avec Marcoline : c’était le nom de la Vénitienne6. Je ne l’ai presque pas reconnue. Mais cela ne venait pas à cause de sa robe qui n’avait rien d’extraordinaire ; mais à cause de sa figure que le contentement avait rendue cent fois plus jolie. La gaieté avait pris la place de la colère qui enlaidit toujours, et la douceur née de la satisfaction donnait à sa physionomie le caractère de l’amour. Il me paraissait impossible que l’être que je voyais là eût donné à mon frère prêtre sacré le soufflet sonore que j’avais vu, et entendu. Les deux nouvelles amies mangeaient, et riaient de ce qu’elles ne se comprenaient pas. Marcoline parlait le jargon vénitien, et Annette pour se venger lui parlait le génois ; mais le premier est charmant, et toute l’Italie le comprend, tandis que le second est plus distant de l’italien que le suisse de l’allemand. Je fais compliment à Marcoline sur son air content.

— Je me vois passée de l’enfer au paradis.

— Aussi vous me paraissez un ange.

— Et ce matin vous m’avez appelée diable. Mais voilà un ange blanc, dont on n’a pas d’idée à Venise.

— Aussi c’est mon bijou.

Ma nièce survient, et me voyant gai avec ces filles, elle se met près de moi pour bien examiner ma nouvelle acquisition. Elle la trouve complètement jolie, et après le lui avoir dit elle lui donne un doux baiser. Marcoline, tout à fait vénitienne, lui demande sans façon qui elle est.

— Je suis une nièce de monsieur, qui actuellement me reconduit chez moi à Marseille.

— Vous seriez donc ma nièce aussi, si j’étais sa sœur. Que je serais heureuse, si j’avais une si jolie nièce !

Voilà alors les baisers à foison que Marcoline reçut, et rendit avec toute l’ardeur que les baiseuses vénitiennes y mettent. Nous la laissâmes avec Annette, et nous allâmes tous en rade dans une grande barque à voiles.

De retour à la maison vers minuit, j’ai demandé à Annette qui déshabillait sa maîtresse où était la Vénitienne, et m’ayant répondu qu’elle s’était couchée de bonne heure et qu’elle dormait, il me vint envie d’aller la voir. Elle se réveille, je m’assieds près d’elle, je lui dis qu’au lit je la trouvais encore plus belle, je veux l’embrasser, elle se défend, je n’insiste pas, et nous parlons. Un quart d’heure après, Annette vient, je lui dis d’aller [122v] se coucher, et elle y va glorieuse que Marcoline apprenne qu’elle est ma maîtresse.

Je la mets alors sur le propos de mon frère, je lui parle du vif intérêt qu’elle m’a inspiré d’abord que je l’ai vue, et de tout ce que je me sentais disposé à faire pour elle soit qu’elle veuille retourner à Venise, soit qu’ellek aime mieux passer en France avec moi.

— M’épousant ?

— Non, car je suis marié.

— C’est un mensonge ; mais je ne m’en soucie pas. Envoyez-moi à Venise, et tout au plus tôt : je ne veux être la concubine de personne.

Pour lors je suis devenu pressant, n’employant cependant que cette douceur de laquelle toute femme a plus de peine à se défendre que de la force ouverte. Marcoline riante, voyant que je poursuivais, malgré qu’elle me fermait tous les chemins, sort soudainement du lit couverte d’une longue chemise, entre dans la chambre de ma nièce, et s’y enferme. Pour lors je suis allé me coucher ; mais point du tout fâché. Annette, se trouvant mieux fêtée, loua le parti que Marcoline avait pris.

Le lendemain de bonne heure je suis entré chez ma nièce pour rire un peu de la compagnie que par hasard je lui avais procurée : et il y eut de quoi rire. Cette Vénitienne, me dit-elle, m’a violée. L’autre, bien loin de se défendre, se met en train de lui donner de nouveau des marques d’une continuation de tendresse, qui acceptées de bonne grâce me firent deviner ce qu’elles faisaient sous la couverture.

— Voilà, dis-je à ma nièce, un rude assaut aux égards que votre oncle a pour vos préjugés.

— Ces badinages entre filles, me répondit-elle, ne peuvent pas tenter un homme qui sort des bras d’Annette.

— Oui, ils me tentent.

Disant cela je les découvre. Marcoline crie ; mais sans bouger, et l’autre d’un ton de sentiment me dit de les recouvrir ; mais ce que je voyais me ravissait trop pour me hâter. Dans ce moment Annette entre, et exécutant l’ordre de sa maîtresse elle remet sur les bacchantes7 la couverture, et elle me prive ainsi de la belle vision. Fâché alors contre Annette je la jette sur le lit, et je donne aux deux autres un spectacle si intéressant qu’elles quittent leur badinage pour le regarder avec la plus grande attention. Après le fait Annette me jura que j’avais eu raison de me venger ainsi de leur pruderie. Assez content de la farce, je suis allé déjeuner, et tout de suite je suis allé à l’auberge pour voir mon frère.

Je l’ai trouvé bien vêtu.

— Comment se porte Marcoline ? me dit-il tristement.

— Très bien. Je l’ai mise très proprement. Elle mange, et elle couche avec la fille de chambre de ma nièce, et elle est très contente.

— Je ne savais pas d’avoir une nièce.

— Tu le sais à présent. Je l’enverrai à Venise dans trois ou quatre jours.

— J’espère de dîner avec vous aujourd’hui.

— Non mon cher frère. Tu ne te laisseras jamais voir chez moi, car si Marcoline te voyait, elle deviendrait triste. Tu ne la verras plus.

— Oh ! J’irai à Venise aussi quand je devraisl me faire pendre.

— À quoi bon cela ? Elle ne peut pas te souffrir.

— Elle m’aime.

— Elle te bat.

— Parce qu’elle m’aime. Elle deviendra douce quand elle me verra mis proprement. Tu ne sais pas combien je souffre.

— Je l’imagine ; mais c’est un sentiment que je me dissimule, car tu es impie, et sot, un barbare qui ne mérite pas pitié ; car pour satisfaire à un indigne caprice tu allais rendre malheureuse pour toute sa vie une fille charmante, et née pour être heureuse. Réponds-moi. Qu’aurais-tu fait, si je t’avais tourné le dos.

— Je serais allé demander l’aumône avec elle.

— Elle t’aurait roué de coups ; et pour se délivrer de toi elle aurait pu demander main-forte.

— Mais que feras-tu de moi, si je la laisse retourner à Venise sans la suivre ?

— Je te conduirai en France, et je te ferai mettre au service de quelqu’évêque.

— Au service ? Je ne suis né que pour servir Dieu.

— Ah ! Le sot orgueilleux ! Marcoline a bien dit hier que tu parles comme tu prêches. Quel est ton Dieu ? Quel est le service que tu lui rends ? Imbécile [123v] hypocrite ! Le sers-tu faisant devenir folle une fille honnête, profanant ton caractère8, trahissant ta religion sans la connaître ? Sans aucun talent, sot malheureux qui t’imagines de pouvoir devenir ministre protestant sans rien savoir de théologie, ne sachant pas même parler ta langue. Prends garde à ne pas te présenter chez moi, car tu m’obligerais à te faire chasser de Gênes.

— Eh bien. Conduisez-moi à Paris. J’irai me présenter à mon frère François, qui a un cœur meilleur que le vôtre.

— Fort bien. Je te ferai aller à Paris. Nous partirons dans cinq à six jours. Reste à cette auberge, et je te ferai avertir. J’aurai avec moi ma nièce, mon secrétaire, et mon valet de chambre ; et nous irons par mer.

— La mer me fait mal.

— Tu vomiras.

Quand j’ai rendu à Marcoline tout ce dialogue, je n’ai vu sur sa figure aucune marque d’intérêt. Elle me dit avec gentillesse qu’elle ne lui avait autre obligation que celle de lui avoir fait faire ma connaissance. Je lui ai dit, que je ne lui pardonnais, que parce qu’il m’avait fait faire la sienne.

— Je vous aime, et si vous ne consentez pas à devenir ma maîtresse, j’en mourrai.

— Jamais, car je deviendrais amoureuse de vous, et quand vous me quitteriez, j’en mourrais moi-même.

— Je ne vous quitterai jamais.

— Fort bien : menez-moi en France, et nous commencerons alors à coucher ensemble, actuellement vous avez Annette, et je suis amoureuse de votre nièce.

Le beau de l’aventure était que ma nièce aussi était devenue amoureuse d’elle, et qu’elle m’avait dit que nous devions la faire manger avec nous, et que désormais elle ne coucherait plus qu’avec elle. Étant devenu maître d’assister à leurs folies je n’y ai rien trouvé à redire. À table elle nous fit des contes si amusants qu’ils nous occupèrent jusqu’au moment que nous allâmes souper chez Rosalie où m. N. N. était immanquable.

Le lendemain Jeudi saint Rosalie vint avec nous voir les processions. J’avais à mes bras Rosalie, et Marcoline bien couvertes de leur mezzaro9, et M. N N donnait le bras à ma nièce. Le jour suivant étant allés voir dans la même compagnie les processions qu’on appelle à Gênes les casacce10, Marcoline me fit observer mon frère qui ne faisait que nous rôder à l’entour11 faisant toujours semblant de ne pas nous voir. Il était frisé à quatre épingles12, et le fat espérait de plaire ce jour-là à Marcoline au point de la faire repentir de l’avoir méprisé ; mais il dut souffrir comme un damné, car la Vénitienne accoutumée au manège du cendal13 savait manier, et faire jouer le mezzaro mieux qu’une Génoise : il ne put jamais être sûr d’avoir été observé. Outre cela la cruelle se tenait à mon bras si serrée que nous paraissions être le mieux du monde.

Ces deux filles devenues amies intimes ne pouvaient pas souffrir que je leur disse que leurs folies amoureuses étaient la seule source de leur amitié : elles me promirent que leurs badinages finiraient à notre départ de Gênes, et que je commencerais à coucher entr’elles dans la felouque14 qui devait nous transporter à Antibe, où nous devions passer au moins une nuit, et où on ne se déshabillait pas. Je les ai sommées de leur parole, j’ai fixé notre départ au jeudi, j’ai ordonné la felouque, et je suis allé le mercredi avertir mon frère de s’y trouver15.

Un très cruel moment fut celui dans lequel j’ai consigném à sa mère ma bonne Annette. Ses pleurs nous en firent verser à tous. Ma nièce lui donna une robe, et moi trente sequins lui promettant de retourner à Gênes à mon retour d’Angleterre ; mais je n’y suis plus retourné. J’ai averti Passano qu’il mangerait avec l’abbé qu’il trouverait dans la felouque. J’ai eu soin d’y mettre des provisions pour trois jours. M. N. N. promit à ma nièce d’être à Marseille en quinze jours, et que quand il arriverait le mariage serait déjà conclu entre son père, et le sien. Cet événement me comblait de joie, car il [124v] m’assurait que son père la recevrait à bras ouverts. M. N. N. avec Rosalie, et son mari ne nous quittèrent que quand ils durent nous laisser monter en felouque.

Ma felouque assez grande avait douze rameurs, et était armée de pierriers16, et de vingt-quatre fusils pour que nous puissions dans le cas nous défendre d’un corsaire. Clairmont avait fait placer ma voiture, et mes malles avec tant d’adresse, que cinq matelas y étaient de travers de tout leur long, de sorte que nous aurions pu nous coucher, et même nous déshabiller comme dans une chambre. Nous avions des amples oreillers, et des larges couvertures. Une longue tente de serge couvrait toute la barque, et deux lanternes étaient suspendues aux deux bouts du long bois qui soutenait la tente. D’abord qu’il fut nuit, on les alluma, et Clairmont nous donna à souper. Moi assis sur mon séant entre mes deux demoiselles, je servais mes convives, ma nièce la première, puis Marcoline, puis mon frère, et Passano. L’eau dans le vin étant défendue, chacun but sa bouteille d’excellent Bourgogne. Après souper, malgré que le vent fût très léger, on mit la voile, et les rameurs se reposèrent. J’ai fait éteindre les lanternes, et mes deux anges femelles s’endormirent, chacune ayant passé sur moi son bras libre.

La clarté de l’Aurore me réveilla à cinq heures, et me fit voir les deux beautés endormies que j’avais à mes côtés dans la même position où je les avais vues quand on avait éteint les lanternes. Je ne pouvais couvrir de mes baisers ni l’une ni l’autre. L’une passait pour ma nièce, l’autre était une fille que l’humanité me défendait de traiter comme ma maîtresse à la présence d’un frère qui l’adorait, et qui n’avait jamais obtenu d’elle la plus légère faveur. Il était là accablé par le chagrin, et par le mal que lui faisait la mer, qui lui révoltait l’estomac, et lui faisait vomir tout ce qui pouvait s’y trouver. Il se tenait là attentif à regarder s’il arrivait quelque mouvement sous la couverture. Je devais avoir pitié de lui, et ne pas risquer de le mettre au désespoir dans un moment, où il aurait facilement pu se jeter à la mer, et s’y noyer.

Elles se réveillèrent fraîches comme des roses ; et après les félicitations réciproques sur le bon sommeil dont nous avions joui, nous nous remuâmes, et allâmes un à la fois à la proue à une retraite qu’on nous avait ménagée, et qui était nécessaire à la modestie de mes belles. Mais j’ai grondé le maître de la felouque quand j’ai vu que nous n’étions que vis-à-vis de Final17.

— Le vent, me dirent-ils tous, a cessé de souffler à Savone.

— Il fallait ramer.

— Nous avons craint de vous réveiller ; mais demain vous serez à Antibes.

Les rameurs, maudissant le calme, commencèrent à travailler. Clairmont nous donna un excellent bouillon fait avec des tablettes18 que j’avais toujours avec moi. Nous dînâmes à midi, et à trois heures il nous prit envie de descendre à S.t Remo. Tout l’équipage me sut gré. On nous y descend ; mais j’ordonne que personne ne sorte de la felouque. Ma nièce ne pouvait s’empêcher de rire au nez de mon misérable frère qui à tout moment tirait de sa poche un miroir, et exhalait du cœur un triste soupir voyant sa figure, dont la mer avait diminué la fraîcheur.

J’ai conduit mes deux demoiselles à l’auberge où j’ai ordonné du café. Un monsieur nous approche poliment, et nous prie de lui faire l’honneur d’aller chez lui, où nous pourrions nous amuser jouant au biribi.

— Je croyais, monsieur, ce jeu défendu dans l’État de Gênes.

— C’est vrai ; mais dans S. Remo nous jouissons de plusieurs privilèges. C’est [125v] un fief de l’Empire19. Nous avons ici depuis quelques jours les biribissanti qui étaient à Gênes.

Certain que les fripons étaient les mêmes que j’avais débanqués, j’accepte l’invitation. Ma nièce avait cinquante louis dans sa bourse20 ; j’en donne dix à douze à Marcoline, et nous voilà dans une salle où il y avait grande compagnie. On nous fait place ; nous nous asseyons, et je vois les mêmes tenants que j’avais punis chez madame Isolabella, excepté celui qui tenait le sac. À ma vue ils pâlirent.

— Je joue l’Arlequine, leur dis-je.

— Elle n’y est plus.

— De combien est la banque ?

— Vous la voyez. On joue ici petit jeu. Deux cents louis que voici suffisent. On peut mettre si peu qu’on veut, et un louis tout au plus.

— Fort bien ; mais mes louis sont justes au poids.

— Je crois que les nôtres le sont aussi.

— En êtes-vous sûr ?

— Non.

— Dans ce cas, dis-je au maître de la maison, nous ne jouerons pas.

— Vous avez raison. Vite des balances.

Le maître du biribi dit alors qu’à la fin du jeu il donnerait quatre écus de six francs pour chaque louis qu’on lui aura gagné, et tout fut dit. Le tableau dans un moment fut tout couvert.

Nous pontions tous au louis. J’en ai perdu vingt comme ma nièce ; mais Marcoline qui n’avait jamais vu un biribi, et qui n’avait jamais été maîtresse de deux sequins, se trouva victorieuse de cent quarante louis. Elle joua sur la figure d’un abbé, qui en vingt fois était sorti cinq. On lui donna un sac plein d’écus de six francs, et nous retournâmes dans notre felouque.

Le vent étant contraire, nous dûmes aller à rames toute la nuit, et la mer étant devenue mauvaise je me suis déterminé à huit heures du matin à descendre à Menton. Ma nièce, et Marcoline étaient malades. J’étais le seul privilégié. Après avoir fait enfermer le sac de Marcoline dans ma malle, j’ain mis pied à terre avec mes filles disant à Passano qu’il pouvait en faire de même avec mon frère.

Nous allons à l’auberge. Mes belles se jettent sur un lit. L’hôte me dit que le prince de Monaco était à Menton avec la princesse. Je me décide à lui faire une visite. Il y avait treize ans que je lui avais fait ma cour à Paris. J’étais celui qui soupant avec lui, et sa maîtresse Coraline l’empêchait de bâiller. C’était le même qui m’avait conduit chez la vilaine duchesse de Rufec21 ; il n’était pas marié alors ; et je le trouvais là à sa principauté avec son épouse dont il avait déjà eu deux fils. C’était une marquise de Brignole riche héritière ; mais belle, et gentille plus encore que riche : je le savais par la renommée ; j’étais curieux de la voir.

J’y vais, on m’annonce, et après m’avoir fait bien attendre on m’introduit. Je lui donne son titre d’Altesse, que je ne lui avais jamais donné à Paris, où personne ne le lui donnait. Il dit qu’il me revoyait avec plaisir ; mais avec une froideur étrangère au plaisir. Il devine que je m’étais arrêté à cause du mauvais temps : je lui dis que s’il me le permettait, je m’arrêterais dans sa délicieuse ville (qui n’est pas délicieuse) toute la journée ; il me répond que j’en étais le maître, et il me rend compte qu’il y séjournait plus volontiers qu’à Monaco, dont la situation déplaisait à sa princesse également qu’à lui-même. Je le prie de me présenter ; et il ordonne à quelqu’un de me conduire là où elle était.

Elle était à son clavecin s’accompagnant un air : elle se lève, et n’y ayant personne qui me présente, je lui dis mon nom. Rien n’est si gauche qu’un homme de mon espèce qui s’annonce lui-même. La princesse fait semblant de n’avoir pas besoin de savoir davantage, et pour me dire quelque chose, elle cherche les lieux [126v] communs du catéchisme de la noblesse à l’article présentation ; mais je ne lui laisse pas le temps de rester courte. Je lui dis tout en peu de mots, excepté que j’avais avec moi deux demoiselles. Cette princesse était belle, affable, et élevée avec tous les talents. Elle était fille unique. Sa mère qui connaissait le prince de Monaco, et qui prévoyait qu’il la rendrait malheureuse, ne voulait pas la lui donner ; mais elle dut s’y déterminer quand elle lui dit : O Monaco, o monaca [Ou Monaco, ou le couvent]22.

Voilà le prince qui entre courant après une de ses femmes de chambre, qui se sauvait en riant ; mais la princesse fait semblant de ne pas voir, et achève le propos qu’elle me tenait. Je prends congé, et elle me souhaite bon voyage. Je rencontre de nouveau le prince qui me dit adieu, et m’invite à aller toujours le voir quand je passerai par là. Je retourne à l’auberge, et j’ordonne à dîner pour trois.

Dans la principauté de Monaco il y avait garnison française, et le prince recevait pour cela une pension de cent mille francs23. Il avait raison, car cette garnison lui faisait honneur, et lui donnait un air de grandeur.

Un jeune officier tout pimpant, frisé à quatre épingles, et sentant l’ambre, s’arrête devant notre chambre ouverte, et payant d’effronterie nous demande si nous lui permettions de joindre sa bonne humeur à la nôtre. Je lui réponds froidement qu’il nous faisait bien de l’honneur ; ce qui n’est dire ni oui ni non ; mais un Français qui a fait le premier pas ne recule jamais, et ne se laisse pas facilement démonter.

Après avoir déployéo ses grâces devant mes belles, et leur avoir tenu des courts propos sans liaison, et sans leur avoir donné le temps de répondre, il se tourne à moi, et me dit que sachant que j’avais parlé au prince, il était étonné qu’il ne m’eût pas invité à dîner au château avec ces charmantes dames. Il me semble de devoir lui répondre que je n’avais pas annoncé au prince les charmantes dames.

À peine entendue cette réponse, il se lève avec enthousiasme, il dit qu’il n’en est plus surpris, qu’il va d’abord en rendre compte à S. A., et que par conséquent il aura l’honneur de dîner avec nous à la cour. À peine dit cela, il prend l’escalier, et il s’en va.

Nous rions tous les trois de la fougue de cet étourdi, bien sûrs de ne dîner ni avec lui, ni chez le prince.

Il revient un quart d’heure après tout gai, et il nous invite d’un air triomphant à dîner au château de la part du prince. Je le prie de remercier S. A., et de lui faire en même temps nos excuses. Je lui dis que le temps s’étant mis au beau, je voulais absolument partir après avoir mangé un morceau à la hâte. Il insiste, il résiste, et il est à la fin obligé de partir avec l’air mortifié pour aller dire au prince que cela ne se pouvait pas. Je croyais l’affaire finie ; mais point du tout.

Un autre quart d’heure après, il revient d’un air encore plus content ; et il dit à ces dames, ne me comptant plus pour rien, qu’il avait fait à S. A. une description de leurs charmes si bien d’après nature qu’il s’était déterminé à venir dîner avec elles.

— J’ai déjà ordonné, leur dit-il, qu’on mette encore deux couverts, car j’aurai cet honneur moi aussi. [127v] Dans un quart d’heure vous le verrez.

— Fort bien, lui dis-je sans hésiter un seul instant, je vais donc à ma felouque pour prendre un excellent pâté que le prince trouvera exquis : allons mesdames.

— Vous pouvez, monsieur, les laisser ici. Je leur tiendrai compagnie.

— Je vous remercie : elles ont besoin aussi de prendre quelque chose.

— Vous permettrez donc que je vous accompagne ?

— Vous êtes bien le maître.

Je descends, et je demande à l’hôte combien le dîner coûtait.

— Monsieur, tout est payé. J’ai reçu dans ce moment l’ordre que je ne doive vous en rendre aucun compte.

— C’est assurément très beau au prince.

Je rejoins les demoiselles, et ma nièce vient prendre mon bras riant de tout son cœur que l’officier contait fleurette à Marcoline qui n’entendait pas un seul mot de tout ce que l’officier français lui disait, et il ne pouvait pas le savoir, car il ne lui avait pas donné le temps de le lui dire.

— À table, nous rirons bien, me dit ma nièce : mais qu’allons-nous faire dans la felouque ?

— Nous allons partir. Tais-toi.

— Partir ?

— Dans l’instant.

— Voilà un tour sanglant.

Nous entrons dans la felouque ; et l’officier enchanté de ma belle voiture se met à l’examiner. Je dis à voix basse au maître de la barque que je voulais partir dans la minute.

— Dans la minute ? L’abbé, et votre secrétaire sont allés se promener, et deux de mes felouquiers aussi.

— Cela ne fait rien. Ils viendront à Antibes par terre : il n’y a que dix lieues : je veux partir vous dis-je ; dépêchez-vous.

— Ça suffit.

Il lève la chaîne, et la felouque se détache : l’officier ébahi me demande d’un air bête ce que cela voulait dire.

— Cela veut dire que je vais à Antibes ; et je vous y mène avec le plus grand plaisir.

— Voilà une plaisanterie des plus belles. Mais vous badinez.

— C’est tout de bon, et votre compagnie nous est très chère.

— Pardieu ! mettez-moi donc à terre, car, excusez mesdames mon impolitesse, je n’ai pas le temps d’aller à Antibes. Ce sera pour une autre fois.

— Mettez donc monsieur à terre, dis-je au maître, car notre compagnie n’est pas de son goût.

— Ce n’est pas cela, sur mon honneur, car ces dames sont charmantes ; mais vous sentez que le prince aurait raison de se plaindre de moi ; car il croirait que j’étais d’accord avec vous pour lui jouer ce tour, qui à la fin n’est pas indifférent. Que dira-t-il ? Mais pour ce qui me regarde je suis parfaitement justifié. Adieu mesdames, et monsieur.

Marcoline était là étonnée, et n’y comprenant rien, elle ne pouvait pas en rire ; mais ma nièce se tenait les mains dans les côtes, car rien n’était plus comique que le ton sur lequel l’officier avait pris la chose.

Clairmont nous servit un dîner dont nous ne pouvions pas désirer le plus délicat. Tout nous faisait rire, jusque l’idée24 de l’étonnement de Passano, et de mon sot frère qui devait être fort comique à leur arrivée à l’endroit où ils ne verraient plus la felouque. Je ne doutais pas de les voir le lendemain à Antibes.

À quatre heures nous arrivâmes devant Nice, et à six nous descendîmes à Antibes. Clairmont eut soin de faire mettre dans mes chambres tout ce que j’avais dans la felouque, attendant au lendemain à faire remonter ma voiture. Nous soupâmes fort gaiement, et avec l’appétit qu’on a quand on quitte la mer dont le seul air suffit à troubler l’estomac.

Marcoline, se sentant un peu grise, se mit au lit, et [128v] s’endormit d’abord ; et ma nièce allait en faire de même, si je ne l’avais sommée de sa parole avec la douceur que l’amour met dans l’éloquence. Elle y consentit sans me répondre ; mais avec l’air charmant d’une satisfaction parfaite.

Ravi d’aise voyant une complaisance si bien marquée, et qui ressemblait si fort à l’amour, je me suis couché près d’elle, disant :

— Voilà enfin arrivé le moment de mon bonheur.

— Et du mien aussi.

— Comment du tien ? Tu m’as toujours refusé.

— Jamais. Je t’ai toujours aimé ; et j’ai souffert ton indifférence dans l’amertume de mon cœur.

— La première nuit que nous passâmes à notre sortie de Milan, tu as choisi le plaisir de coucher toute seule de préférence à celui de te coucher avec moi.

— Pouvais-je faire autrement sans risquer de passer dans ton esprit pour une fille plus esclave de son propre tempérament que de l’amour ? Il fallait dire que tu m’aimais, et m’en convaincre par l’empressement le plus vif. Par là tu m’aurais encouragée à te convaincre aussi que je t’aimais, et pour lors tu n’aurais pas eu la mortification de te voir amoureux tout seul, et de mon côté je n’aurais pas eup celle d’imaginer que tu ne te serais cru redevable qu’à la complaisance du plaisir que tu aurais pu avoir m’ayant dans ton lit. Je ne sais pas si tu m’aurais aimée moins le lendemain ; mais il est certain que tu ne m’aurais pas estimée.

Ma nièce avait raison, et je laq lui ai faite ; mais me justifiant, car je devais avoir peur qu’elle ne crût que je voulusse lâchement qu’elle me payât par ses complaisances les obligations qu’elle avait contractées avec moi. Nous vîmes, pesant nos raisons, que dans la réciprocité des sentiments amoureux de femme à homme c’était à l’homme à lui accorder tous les avantages du sentiment, et à ménager toutes les idées qu’elle peut avoir, et qui ne peuvent que l’humilier à moins que l’homme n’ait l’esprit de les interpréter toutes favorablement pour elle. Une femme humiliée ne peut ni aimer, ni pardonner au cruel qui a dégradér son âme y introduisant le sombre sentiment de l’humiliation. Il faut cependant dans ces vérités générales excepter l’âme d’une esclave femme ou homme. L’esclavage fait des monstres. Aussi je ne comprends pas comment des Ilotes25 aient pu exister sur la terre sans avoir commis toutes sortes de scélératesses.

Nous passâmes une nuit des plus douces ; et elle me dit le matin que ce n’était peut-être que pour son bien que nous n’avions pas commencé par où nous finissions, car elle ne se serait jamais décidée en faveur de M. N. N., malgré que selon l’apparence il ne pouvait que la rendre heureuse. Je n’étais pas homme à me marier.

Marcoline le matin nous fît compliment. Elle nous jura qu’elle coucherait toujours seule. Elle nous fit cent caresses.

Passano arriva avec mon frère que nous allions nous mettre à table, et ma nièce ayant fait ajouter deux couverts,s j’y ai consenti. Mon frère ne pouvait pas marcher. Je ne suis pas accoutumé, nous dit-il, à monter à cheval, et ayant la peau délicate ce n’est pas étonnant que je sois tout écorché. Mais la volonté de Dieu soit faite. Je n’ai jamais de ma vie souffert des peines pareilles à celles que j’ai endurées dans ce fatal voyage affligeantt mon corps, et encore plus mon esprit, et disant cela il lança un regard piteux sur Marcoline qui nous fit tous pouffer. Ma nièce ayant envie de rire, lui dit : Je vous plains, mon cher oncle. Au mot d’oncle il rougit, [129v] et l’appelant chère nièce il lui fit le plus sot de tous les compliments en français croyant de nous surprendre. Je lui ai dit de se taire, et d’en être honteux, puisqu’il avait parlé comme un vrai cochon. Mais le poète Pogomas ne parlait pas mieux que lui.

Celui-ci nous raconta que d’abord qu’il s’était rendu à l’endroit où la felouque devait être, et ne l’avait pas vue, il ne sut que penser. Je me suis rendu, nous dit-il, avec M. l’abbé à l’auberge, où je savais que vous aviez ordonné à dîner, pour apprendre quelque chose ; mais tout ce que j’ai appris fut que l’hôte vous attendait, et qu’il attendait aussi le prince avec un officier qui devaient dîner avec vous. Lorsque je lui disais qu’il vous attendait en vain puisque vous étiez parti, voilà le prince qui arrive avec l’officier, qui fort en colère lui dit qu’il n’avait qu’à se faire payer de vous-même. L’hôte lui répond qu’avant de partir vous avez voulu le payer ; mais qu’en force de l’ordre qu’il avait reçu de lui-même, il n’avait voulu rien recevoir. À cette réponse le prince lui donna un louis nous demandant qui nous étions. Je lui ai dit que nous vous appartenions, et que vous ne nous aviez pas attendus non plus. Le prince, après avoir ri de l’aventure, me demanda qui étaient les deux demoiselles qui étaient en votre compagnie, et je lui ai dit qu’une était votre nièce, et que je ne connaissais pas l’autre ; mais M. l’Abbé lui dit alors que c’était sa cuisine, au lieu de dire cousine. Imaginez-vous si le prince a ri au mot de cuisine. Il partit disant qu’il vous trouverait encore quelque part, et qu’il se souviendrait du tour que vous lui aviez joué. L’hôte, honnête homme, se crut obligé en conscience à nous donner un fort bon dîner, comme aux deux matelots qui arrivèrent après. Après dîner nous louâmes deux chevaux, et dormîmes à Nice. Ce matin nous sommes venus ici certains de vous trouver.

Marcoline d’un ton sec dit à mon cher frère que s’il s’avisait à Marseille ou ailleurs de l’appeler sa cuisine, il aurait affaire à elle, car elle ne voulait être ni sa cuisine ni sa cousine. Je lui ai ajouté sérieusement qu’il devait s’abstenir de parler français, car les bêtises qu’il disait déshonoraient ceux avec lesquels il était.

Lorsque je me disposais à ordonner des chevaux de poste pour aller passer la nuit à Fréjus, un homme se présente se disant mon créancier de dix louis pour le loyer d’une voiture que je lui avais laissée il y avait presque trois ans. Je me souviens dans l’instant que cela avait été quand j’avais enlevéu de Marseille Rosalie. Je me mets à rire, car la voiture était mauvaise et n’en valait pas cinq. Je lui réponds que je lui en faisais présent. Il me dit qu’il ne voulait pas de mon présent, qu’il voulait dix louis. Je l’envoie se promener, et j’ordonne des chevaux pour partir. Un quart d’heure après un fusilier26 vient m’ordonner à la réquisition de mon créancier d’aller parler au commandant. J’y vais, et je vois un manchot1 qui poliment me dit de payer à l’homme qui était là les dix louis, et de retirer ma voiture. Je lui réponds que dans mon contrat à six francs par mois ne se trouvant pas prescription de terme, je ne voulais pas la retirer.

— Et si vous ne la retirez jamais ?

— Il sera le maître de laisser en testament sa prétention à son héritier.

— Je crois cependant qu’il pourrait vous intimer de la retirer, ou de consentir à sa vente à l’encan.

— Cela se peut ; mais je veux lui épargner cette peine le plus noblement du monde. Non seulement je consens qu’il la vende ; mais je lui en fais présent.

— Voilà qui est fini. La voiture est à vous, [130v] dit-il à mon homme.

— Je demande pardon, monsieur le commandant, ce n’est pas fini, car je veux bien la vendre, mais je veux le surplus.

— Vous avez tort. Et vous, faites un bon voyage, et pardonnez à l’ignorance de ces gens-là, qui voudraient les lois conformes à leurs idées.

Il était tard, et j’ai différé mon départ au lendemain. Ayant besoin d’une voiture pour Passano, et mon frère, j’ai pensé que celle en question pourrait leur servir. Passano est allé la voir, et l’ayant trouvée dans un état déplorable, il l’eut pour quatre louis, et j’en ai dépensé encor un pour la mettre en état d’arriver à Marseille. Je n’ai pu partir que dans l’après-dîner.

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